À MORT L’IDIOCRATIE
En ce jour de commémoration des débuts de l’Idiocratie moderne (14 juillet), qui nous apporte quotidiennement jouissance et plénitude, un rappel historique s’impose. Comment se fait-il que le régime idiocratique soit considéré dans l’imaginaire collectif comme une démocratie ? Comment les professionnels du marketing politique ont-ils réussi à faire croire au peuple, sur plusieurs générations, qu’élire un monarque et sa cour, c’était la démocratie ? Pourquoi la contradiction consistant à déléguer son pouvoir à un représentant tout en célébrant l’égalité ne saute-t-elle pas aux yeux des gens ? Vous le saurez en lisant l’excellent Démocratie : histoire politique d’un mot aux États-Unis et en France publié en 2013 par l’enseignant-chercheur québécois Francis Dupuis-Déri.
- Les puissants ont toujours détesté la démocratie, car elle pourrait donner le pouvoir politique aux classes populaires
- En passant de la royauté aux gouvernements du système électoral, la destruction de la démocratie empire
En attendant, une mise en bouche avec quelques extraits :
« Le mot “démocratie”, d’origine grecque, a conservé la même définition pendant plus de deux mille ans, de la Grèce antique jusqu’au milieu du XIXe siècle, à savoir un régime politique où le peuple se gouverne seul, sans autorité suprême qui puisse lui imposer sa volonté et le contraindre. Aux yeux de l’élite politique et intellectuelle, un tel régime est une aberration ou une catastrophe politique, économique et morale, puisque le peuple serait par nature irrationnel. S’il n’est pas contrôlé par une puissance supérieure, le peuple entraînera la société dans le chaos et la violence, pour finalement instaurer une tyrannie des pauvres.
Ceux qui sont connus comme les “pères fondateurs” de la démocratie moderne aux États-Unis et en France étaient tous ouvertement antidémocrates. Les patriotes, soit les militantes et militants du mouvement pour l’indépendance en Amérique du Nord ou pour la révolution en France, ne prétendaient pas être démocrates, ni fonder une démocratie. Au contraire, ils affirmaient que la démocratie “est un gouvernement arbitraire, tyrannique, sanglant, cruel et intolérable”, selon les mots de John Adams, qui deviendra vice-président du premier président des États-Unis, George Washington, puis président lui-même. Au XVIIIe siècle, plusieurs autres politiciens d’Amérique du Nord ont évoqué les “vices” et les “folies de la démocratie”. Dans la France de la Révolution, des acteurs politiques d’influence ont également associé la “démocratie” à l’“anarchie” ou au “despotisme”, déclarant la tenir en “horreur”, car elle serait “le plus grand des fléaux”.
Si “démocratie” est d’abord un terme repoussoir, l’élite politique commence à s’en réclamer vers le milieu du XIXe siècle, mais en lui attribuant un sens nouveau. Il ne fait plus référence au peuple assemblé pour délibérer librement, mais désigne au contraire le régime libéral électoral, jusqu’alors nommé “république”. Dans ce régime maintenant appelé démocratie, une poignée seulement de politiciens élus détiennent le pouvoir, même s’ils prétendent l’exercer au nom du peuple souverain. Déclaré souverain, ce dernier n’a plus d’agora où s’assembler pour délibérer.
Or comment expliquer que le régime électoral libéral soit aujourd’hui perçu comme l’ultime modèle “démocratique”, alors qu’il a été fondé par des antidémocrates déclarés ? Et comment expliquer ce changement de sens vers le milieu du XIXe siècle, à la fois concernant l’objet désigné par le mot “démocratie” (régime électoral plutôt que régime d’assemblée du peuple) et la valeur de ce mot, qui est passée de négative (un régime détestable et détesté) à positive (le meilleur des régimes politiques) ? »
La révolution, ou quand une élite en remplace une autre :
« La guerre de l’Indépendance américaine débute en 1775 et la Révolution française en 1789. Toutes deux se poursuivront pendant de longues années. Des deux côtés de l’Atlantique, l’élite qui dirige le mouvement est composée en grande partie d’avocats, de juristes et de propriétaires terriens. Plusieurs siègent déjà dans les institutions politiques officielles, comme les assemblées coloniales en Amérique du Nord britannique ou les parlements en France, qui ont surtout une fonction juridique. Cette élite va s’efforcer de saper la légitimité du pouvoir du roi ou de l’aristocratie. Du même souffle, elle insistera sur l’incapacité politique du peuple à se gouverner lui-même, tout en proclamant la nation souveraine et déclarant vouloir servir ses intérêts. Cette rhétorique en apparence démocratique cachait un profond mépris pour les gens du peuple et un refus d’instaurer une démocratie, soit un régime où le peuple se gouvernerait seul, sans être dominé par des dirigeants, qu’ils soient élus ou non. Si les membres de l’élite patriote refusaient que le siège du pouvoir soit une agora où se tiendraient des assemblées populaires délibérantes, c’est aussi et surtout qu’ils voulaient que l’institution dont ils étaient membres monopolise le pouvoir, aux dépens du roi et du peuple. »
Le marketing politique :
« Les références au peuple, aussi sincères fussent-elles, restaient du domaine de l’abstraction. Après tous ces massacres de part et d’autre de l’Atlantique, la souveraineté du peuple n’allait rester qu’un mythe, une fiction, puisque le Parlement deviendrait inutile si le peuple exerçait directement sa souveraineté. Tous les régimes assoient d’ailleurs leur légitimité sur une fiction, comme le note le politologue français contemporain Yves Charles Zarka, pour qui “toucher à la fiction, c’est toucher à un lieu névralgique de la politique. […] Il ne s’agit nullement d’une question de moralité ou d’immoralité, mais d’une question politique : la reproduction des conduites d’obéissance, qui assurent le maintien de l’État, suppose la production de fictions”. De même, l’historien américain Edmund S. Morgan affirme que ce n’est pas seulement par le déploiement de la force, mais aussi par la création de fictions qu’un petit nombre d’individus parvient à régner sur la multitude. “Le succès du gouvernement nécessite l’acceptation de fictions, nécessite la volonté de cesser de ne pas croire”, l’art de gouverner consistant à “[f]aire croire que le roi est divin, faire croire qu’il ne peut pas faire le mal, faire croire que la voix du peuple est la voix de Dieu. Faire croire que les gens ont une voix ou faire croire que les représentants du peuple sont le peuple.” Chaque figure d’autorité se donne un rôle dans une sorte de pièce de théâtre dont elle cherche elle-même à définir tous les rôles. Le pouvoir représente “Dieu”, la “race”, les “ancêtres”, le “prolétariat”, le “peuple”, la “nation”. »
Les gens étaient plus libres au Moyen-Âge qu’aujourd’hui :
« Au Moyen-Âge et pendant la Renaissance européenne, des milliers de villages disposaient d’une assemblée d’habitants où se prenaient en commun les décisions au sujet de la collectivité. Les “communautés d’habitants”, qui disposaient même d’un statut juridique, ont fonctionné sur le mode de l’autogestion pendant des siècles. Les rois et les nobles se contentaient de gérer les affaires liées à la guerre ou à leurs domaines privées, d’administrer la justice et de mobiliser leurs sujets par des corvées. Les autorités monarchiques ou aristocratiques ne s’intégraient pas dans les affaires de la communauté, qui se réunissait en assemblée pour délibérer au sujet d’enjeux politiques, communaux, financiers, judiciaires ou paroissiaux. On discutait aussi des moissons, du partage de la récolte commune ou de la réfection des ponts, puits et moulins, de l’embauche de l’instituteur, des bergers, de l’horloger, des gardes forestiers, parfois même du curé, des gardiens lorsque sévissaient les brigands, les loups ou les épidémies. On y désignait ceux qui serviraient dans la milice, on débattait de l’obligation d’héberger la troupe royale ou de l’utilité de dépêcher un notable pour aller soumettre à la cour les doléances au nom de la communauté. »
Ailleurs dans le monde, des sociétés autonomes et réellement démocratiques ont existé un peu partout avant d’être balayées par le Progrès de la civilisation :
« En Amérique du Nord, les colonisateurs d’origine européenne ont été en contact avec des sociétés amérindiennes fonctionnant selon des principes démocratiques. Pour le cas de la Nouvelle-France, notons l’exemple des Wendats (connus aussi sous le nom de Hurons), qui comptaient quatre niveaux de gouvernement, soit le clan, le village, la nation et la confédération. Le clan regroupait environ 250 personnes, soit une dizaine de familles. Chaque clan avait un chef civil et un ou plusieurs chefs de guerre, nommés souvent par un conseil de femmes. Ces chefs n’avaient pas de pouvoir coercitif leur permettant d’imposer leur volonté. Le chef civil ressemblait à un animateur communautaire qui présidait aux festins, danses, jeux, funérailles, et agissait comme un médiateur lors de conflits internes et de diplomate face aux étrangers. Le conquérant Jacques Cartier rapportait en 1535, au sujet du chef Donnacona, de Stadaconé, qu’il “n’était point mieux accoutré que les autres”. Pour sa part, le missionnaire jésuite Jean de Brébeuf témoignait en 1638, dans ses Relations des Jésuites, qu’ « [ê]tre chef, spécialement chef civil, entraînait l’investissement de beaucoup de temps et de fortune. Les chefs étaient censés s’occuper de leurs gens, ainsi que fournir l’accueil aux visiteurs. […] Le chef à la maison duquel on se réunissait était obligé de fournir nourriture et divertissement à ses hôtes […] afin de maintenir la réputation de générosité sans laquelle un chef n’avait pas d’appui”.
De même, le missionnaire franciscain Chrestien Le Clerq constatait en 1680, au sujet d’un chef micmac [peuple autochtone du nord-est de l’Amérique, Ndr], que “[c]elui-ci se faisait un point d’honneur d’être toujours le plus mal habillé et d’avoir soin que tous ses gens fussent mieux couverts que lui”. Enfin, selon un Français témoin des sociétés amérindiennes au tout début du XVIIIe siècle, le titre de “chef” “ne leur donne aucun pouvoir sur les guerriers ; ces sortes de gens ne connaissent point la subordination militaire non plus que civile. Cela est tellement vrai que si ce grand chef s’avisait de commander quelque chose au moindre homme de son parti, [ce dernier] est en droit de répondre nettement à cette figure de capitaine qu’il ait à faire lui-même ce qu’il ordonne aux autres”.
Le pouvoir politique était en fait détenu par l’assemblée, pratique démocratique qu’a pu observer le père Brébeuf :
“Il n’y en a quasi point qui ne soit capable d’entretien, et ne raisonne fort bien et en bons termes, sur les choses dont il a connaissance ; ce qui les forme encore dans le discours sont les conseils qu’ils tiennent quasi tous les jours dans les Villages en toutes occurrences. Quoique les Anciens y tiennent le haut bout, et quoique ce soit de leur jugement que dépende la décision des affaires ; néanmoins, s’y trouve qui veut et chacun a droit d’y dire son avis.”
De telles communautés égalitaires et démocratiques attiraient inévitablement les Européens déserteurs de la marine ou de l’armée, les esclaves en fuite et des femmes fuyant un mari violent. Si bien que les autorités coloniales interdisaient les contacts entre les esclaves, par exemple, et les communautés amérindiennes.
Conscient que les pratiques démocratiques d’assemblées délibératives ont été très répandues dans le monde, l’anthropologue Marcel Detienne insiste sur l’importance de contester une “opinion fort répandue, dans les États-Unis d’Europe et d’Amérique, que la démocratie est tombée du ciel, une fois pour toutes, en Grèce, et même sur une seule cité, […] Athènes”. Comme le rappellent aussi l’anthropologue David Graeber et l’économiste Amartya Sen, la pratique de s’assembler pour délibérer au sujet des affaires communes a existé un peu partout, y compris en Europe au Moyen Âge et dans les siècles suivants, et dans les territoires que l’Europe a conquis et colonisés. »
post de Philippe Oberlé
Conséquence immédiate : les élus, les lois, les projets de lois, les projets du gouvernement, les préfets, les députés, les maires, l’action de la police et des tribunaux ne sont pas légitimes, et peuvent donc être remis en cause fondamentalement.
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