Voici un article essentiel de R. Kurtz pour qui veut comprendre le retour en force de "la bête immonde" de l’extrême droite.
C’est en réalité la "démocratie" libérale, son Etat-capitalisme totalitaire, son immonde concurrence et sa désastreuse économie de marché qui favorisent la montée des extrêmes-droites ici et ailleurs.
Ce régime de guerre de tous contre tous, de prime aux "forts" et d’inégalités sociales criantes, sur fond d’institutions anti-démocratiques ne peut qu’engendrer crises structurelles, frustrations, désirs hors sols et nuisibles, recherche de boucs émissaires...
C’est l’intériorisation des préceptes et fonctionnements de la "démocratie" libérale qui a créé toutes les conditions d’adhésion à l’extrême-droite, qui propose les mêmes saloperies politico-économiques par d’autres moyens pires encore.
C’est l’intériorisation et l’adhésion au modèle de société actuel qui crée des aspirations parfaitement conformes à celles de l’extrême-droite. Et quand ce modèle de société crée de plus en plus d’exclus et de désastres, de nombreuses personnes qui y adhèrent encore se tournent vers des pseudo-solutions irrationnelles et illusoires, et l’extrême-droite prospère. Car si on reste dans le même cadre que la "démocratie" libérale, seule l’extrême droite a des "solutions" pour faire durer le système, fussent-elles illusoires, destructives et éphémères.
Les extrémistes de droite sont les cousins proches des adeptes de gauche ou de droite des "démocraties" de marché.
Les monstres engendrent des monstres, la "démocratie" libérale engendre les extrêmes droites, qui ne sont qu’une variante des mêmes fondamentaux politico-économiques.
Ainsi, faire barrage à l’extrême-droite ne peut pas être le recours aux institutions et modèles de sociétés qui en réalité sont de même nature et la nourrissent grassement : Etat, libre marché, gouvernements, marché du travail, croissance...
L’extrême droite ne fait que "radicaliser" la "démocratie" libérale, la transformer en régime encore plus autoritaire et antisocial ou en franche dictature.
Faire barrage aux extrêmes-droites implique plutôt une rupture radicale avec la "démocratie" libérale et tout ce qui va avec (Etat, capitalisme, concurrence), pour "sécuriser" nos vies par la solidarité généralisée, la démocratie directe, l’internationalisme, le bien vivre pour toustes...
La saleté sous le tapis de la liberté
La saleté sous le tapis de la liberté : À propos du lien interne entre la démocratie libérale et le nouvel extrémisme de droite, par Robert Kurz - Robert Kurz, octobre 1995
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Quand on écoute les démocrates brevetés, on se sent un peu comme dans la religion manichéenne : il y a un bon et un mauvais principe dans le monde. Le bien par excellence, c’est la démocratie et l’économie de marché qui l’accompagne ; le mal, c’est la dictature, le totalitarisme, le fascisme, le racisme, etc. Les humeurs et les atrocités de l’extrême droite doivent provenir de « l’extérieur », du fond primitif pré-civilisationnel de la « bête humaine » ou peut-être d’une mauvaise éducation. Cette pensée démocratique naïve omet le fait que la démocratie et le totalitarisme n’ ont historiquement aucun rapport externe l’un avec l’autre. Les dictatures de modernisation plus ou moins totalitaires de toutes sortes, de Cromwell à Hitler, n’étaient pas de simples aberrations vis-à-vis du « bon » principe de la démocratie, mais constituaient plutôt une sorte de stade larvaire de la démocratie elle-même. La démocratie occidentale d’ après la Seconde Guerre mondiale est indissociable de l’histoire qui a mené à l’état actuel, et cette histoire est partout écrite en lettres de sang.
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Il peut sembler étrange de considérer les dictatures modernes non pas comme une opposition à la démocratie, mais comme les formes d’imposition historico-génétiques de la démocratie elle-même. Mais nous ne devons pas oublier que la démocratie est aussi, de par son nom même, une forme de domination : à savoir l’auto-domination de l’homme au nom de principes abstraits, l’auto-soumission aux lois du marché total. Ce sont les dictatures de modernisation qui (sous différents noms idéologiques) ont mis en place socialement ce noyau de domination de la démocratie : la soumission à des normes temporelles abstraites, à la discipline d’usine et de bureau, à la nécessité d’un « emploi » aliéné pour de l’argent.
En aucun autre lieu, les hommes n’ont accepté de leur plein gré de se plier à ces exigences. La démocratie, au sens actuel du terme, signifie avant tout l’intériorisation de ces contraintes, si bien que les hommes, devenus des monades abstraites du travail et de l’argent, aspirent d’eux-mêmes et se font à eux-mêmes tout ce qu’on leur a imposé jadis. Le totalitarisme, la logique de la production de marchandises qui s’est généralisée, n’est désormais plus une force extérieure, mais réside dans les individus eux-mêmes. C’est là que s’épuise pour l’essentiel la différence entre la dictature totalitaire (ouverte) et la démocratie totalitaire (intériorisée) dans la modernité.
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La liberté de la démocratie libérale est en effet identique à son noyau de domination, car cette liberté n’est toujours que la « liberté économique » d’acheter et de se vendre, la liberté des personnes solvables. Aucune autre liberté n’est envisagée. La forme d’action de cette liberté est la concurrence qui, par essence, veut devenir totale : « Chacun pour soi, Dieu contre tous ». Et la concurrence dans la démocratie de l’économie de marché n’est-elle pas louée comme un principe supérieur qui, à lui seul, peut garantir l’« efficacité » ? La démocratie est une pure société de la performance, où aucun handicap n’est vu d’un bon œil et qui ne tolère (en principe) aucun élan d’humanité qui ne puisse se soumettre au critère de la « rentabilité ».
Ainsi, les extrémistes de droite ne font en réalité que parler ouvertement du principe le plus intime de la démocratie elle-même, lorsqu’ils renoncent à toute solidarité humaine et s’en prennent aux réfugiés, aux minorités, aux personnes handicapées et aux sans-abris, considérés comme des « facteurs de coût » gênants. C’est précisément à cet égard que les démocrates ne devraient pas s’étonner ou s’indigner que les nouveaux extrémistes de droite se considèrent eux-mêmes comme démocrates et souhaitent être reconnus comme une composante légitime de la démocratie.
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Ce qui nous frappe ici, c’est l’odeur nauséabonde d’un darwinisme social tout à fait occidental et universaliste, qui prêche un individualisme asocial au nom des « forts », veut se débarrasser des « improductifs » et veut simplement gérer la pauvreté dans un État policier.
Le monde démocratique, dans lequel les hommes sont triés en fonction des gagnants et des perdants de l’économie de marché, nourrit lui-même ce darwinisme social selon ses propres critères. Ces démagogues populistes trouvent même un écho chez les perdants, à qui l’on suggère d’ appartenir au groupe des « forts » et qui se voient offrir une position de gagnant fantasmatique, à partir de laquelle il est permis de s’en prendre aux plus faibles au nom de la concurrence. Et même les pyromanes, les poseurs de bombes et les meurtriers de la clandestinité d’extrême droite : que font-ils d’autre que de « poursuivre la concurrence par d’autres moyens » ? Si la démocratie a érigé en idole la capacité à s’imposer avec force dans la société de performance totale, elle ne doit pas du tout s’étonner que cette mentalité, qu’elle a elle-même cultivée, prolifère au- delà de toutes les limites des « règles du jeu » juridiquement codifiées.
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Les finances publiques sont entravées, l’État social se réduit comme peau de chagrin et perd de sa crédibilité, l’État démocratique se retire même de la culture. La démocratie elle-même commence à abandonner les acquis de la civilisation parce qu’elle est asphyxiée par son propre critère de « viabilité financière ». Avant même toute occupation idéologique du phénomène, le mécanisme systémique objectivé de la démocratie de marché commence automatiquement à exclure toujours plus de personnes.
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L’insécurité existentielle, qui s’ accroît à une vitesse vertigineuse, génère un tel potentiel social de peur que n’ importe quel malheureux voudrait désespérément faire partie de l’« élite » et des tristement célèbres « mieux lotis », même si c’est au prix d’éruptions irrationnelles de violence à l’encontre de concurrents sociaux réels ou supposés. On ne peut s’empêcher de soupçonner que la terreur de la rue et les attentats terroristes de droite ne sont pas totalement inopportuns pour les braves démocrates. Car ils peuvent s’en servir comme d’un écran de fumée sous les pieuses paroles d’« indignations face à l’inhumanité », pour ensuite se laisser entraîner par l’humeur populaire d’ extrême droite et mettre en œuvre, avec une légitimation constitutionnelle, des mesures en matière de législation sociale et de droit d’ asile qui s’alignent entièrement sur le « mal », les déclarant même désormais comme une sorte de défense homéopathique « contre le danger de droite ». C’est ainsi que la main de l’extrême droite lave celle de la démocratie.
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Il est impossible de nier que c’est le processus de décomposition sociale et civilisationnelle de la démocratie de marché lui-même qui engendre, nourrit et fait grandir le « mal » d’extrême droite. C’ est pourquoi il est absurde de vouloir défendre la démocratie telle qu’elle est, contre la « droite ». Si la démocratie n’est pas capable d’une autocritique radicale et d’une auto-abolition de sa machine économique, il n’y aura plus jamais de paix intérieure. Soit les règles du jeu sont fondamentalement modifiées, soit la démocratie elle-même se transforme en barbarie, et l’extrême droite n’est plus alors qu’une composante de sa propre forme d’évolution.
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Dans le vide idéologique laissé par la gauche démocratique en perdition, le fondamentalisme et l’extrémisme de droite, qui n’ont rien d’ émancipateur, se répandent à présent dans le monde entier à travers la crise. Le mélange de pseudo-critique radicale de la modernité et, en même temps, de prolongation brutale des critères modernes de performance et de concurrence, qui caractérise depuis toujours le populisme démagogique de droite, agit sans retenue.
Si une nouvelle critique émancipatrice de la société ne parvient pas à développer des formes de sécurité sociale au-delà du marché et de l’État (national), à extraire des ressources des mécanismes de marché qui tournent à vide et à radicaliser la transformation socio-écologique au lieu de céder toujours plus aux diktats du marché mondial, alors la démocratie deviendra son propre fossoyeur.
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NOTES :
30 ans après cet article, cette situation a bien empiré, on y est jusqu’au cou, avec les macronistes et la droite qui appliquent tellement de mesures d’extrême-droite qu’il devient souvent difficile de les distinguer les uns des autres.
en complément :
- La dictature est dans la démocratie libérale représentative occidentale, et inversement - Faire tomber les préjugés sur la dictature et sur « la-démocratie », pour voir leurs convergences
- Retour de Trump : nouvelle étape de la montée des régimes autoritaires assumés sur les cendres des « démocraties libérales » - Remplacer la pseudo-démocratie par la dictature, ou viser de vraies ruptures ?