Après l’échec au 20e siècle des modèles de planification scientifiques, les technocrates de gauche ou de droite misent à présent sur une planification alimentée par le big data et mise en musique par l’« IA » (mieux nommée « calcul machinique » ou « rationalité cybernétique »).
Mais le Plan comme le Marché s’inscrivent complètement dans la civilisation industrielle et ses impasses désastreuses, et sont utilisés à doses et modalités variables par tous les Etats. Et l’échec est partout, social comme écologique.
Plan et Marché sont utiles aux sociétés de masse et industrielles, au productivisme et à la Croissance. Mais Plan et Marché sont néfastes pour la biosphère comme pour les projets de sociétés humaines vivables et démocratiques.
La « perspective de la subsistance » indique d’autres voies que les impasses totalitaires du gouvernement par les machines, les données, les ingénieurs ou le libre marché.
- Planification écologique : administration étatico- capitaliste de la catastrophe ?
- Après les statistiques du 20e siècle, le règne des algorithmes et des IA au 21e siècle ?
Un article à lire et relire sur Terrestres :
Planification écologique : frein d’urgence ou administration de la catastrophe ?
Planification écologique : frein d’urgence ou administration de la catastrophe ?
Les plans de sauvetage ne manquent pas de surgir face à l’emballement des catastrophes et des inégalités. S’ensuit une renaissance de l’idée de « planification » pour piloter les sociétés industrielles dans un monde globalement instable. En retraçant l’histoire de cette idée, Geneviève Azam nous rappelle ici qu’aucune planification écologique ne pourra s’extraire de notre condition terrestre, de ses limites et de ses multiples interdépendances.
Face aux désastres écologiques, l’idée de planification renaît avec la « planification écologique ». Inscrite dans le programme de la France Insoumise en 2017 et en 2022 puis dans celui de la NUPES en 2022, elle est devenue un marqueur pour une gauche opposée à « l’écologie de marché ».
Elle est aussi l’étendard d’ingénieurs, regroupés notamment dans le Shift Project, présidé par Jean-Marc Jancovici : « La crise est une occasion unique de mettre la résilience et le climat au cœur de la relance, et c’est l’objectif que se fixe le Shift par ce projet audacieux de planification de la transition ». Telle est la vision globale du Plan de transformation du Shift Project. Relance, résilience, transition.
Enfin, Emmanuel Macron a annoncé une planification écologique pour affronter « le combat du siècle » et en faire une « politique des politiques ». Imposture diront certains. La planification n’est pourtant pas du seul registre de pensée de gauche, comme le montre son histoire.
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Le Plan impératif et vertical, organisant l’équilibre entre besoins et production, opposé à « l’anarchie du marché », s’était officiellement écroulé. C’étaient les années 1980. Place alors aux simplifications et à la fiction d’un Grand Marché, censé produire spontanément l’équilibre économique par le jeu du système des prix.
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Une autre voie, celle de la planification « indicative » qui avait vu le jour après 1945, notamment en France, pour reconstruire l’industrie et la moderniser, fut également abandonnée dans les années 1970.
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la planification écologique, dans ses différentes versions, exprime un projet politique ainsi que la nature de nos rapports à la Terre et aux mondes terrestres qu’elle abrite.
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Dans quelles eaux navigue donc la planification écologique ? Les catastrophes en cours ne peuvent être affrontées par simple addition de gestes individuels, aussi nécessaires soient-ils, ou par pollinisation progressive d’alternatives écologistes radicales. Dans ces conditions, quels types de coordination et de processus sont requis, d’abord pour définir collectivement et démocratiquement des caps et des directions, et ensuite pour les mettre en œuvre ?
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Près d’un siècle plus tard, du côté de la gauche, les impasses de la société techno-industrielle restent en partie les angles morts de la planification écologique. Une part de la gauche « anti-libérale », toujours sensible aux arguments prométhéens et aux vertus de l’État modernisateur, entend rompre avec le capitalisme vert et l’écologie de marché grâce à un système techno-économique étatisé, celui du nucléaire, de l’intelligence artificielle, de l’exploitation spatiale ou de la conquête des océans. Dans ce cas, la planification écologique consisterait davantage en un renforcement de l’État pour administrer la catastrophe écologique qu’en une bifurcation.
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Ces technologies annihilent ainsi la possibilité d’ingérence ou d’autonomie de la part des travailleurs, des consommateurs, des citoyens, face aux dirigeants et bureaucrates, prétendant tout prévoir, calculer et planifier en flux tendu, qui savent ce qui compte et comment le compter. Voir dans ces techniques, même socialisées, un moyen puissant pour élaborer un plan central, équilibrant l’offre et la demande globale, laisserait finalement entendre que les limites du plan central et du calcul seraient d’ordre technique, une fois l’État décentralisé et démocratisé.
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Le management scientifique fascinait aussi, il est vrai, les élites communistes, de Lénine à Trotsky, jusqu’à Gramsci, convaincu de « la nécessité que le monde entier soit comme une seule et immense usine, organisée avec la même précision, la même méthode ».
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cependant, si les planistes ont été fustigés par les néo-libéraux dans les années 1930 et après, ils se rejoignent pour préconiser un gouvernement d’experts. Pour les ordo-libéraux, l’ordre passe par une Constitution économique, approuvée par le peuple, qui régira le système économique selon des normes ayant une valeur juridique structurante et supérieure à la loi ordinaire. Pour Hayek, le marché produit du savoir, contrairement aux autres institutions, et il revient aux économistes de le diffuser et de le traduire en lois. Économistes qui connurent leur heure de gloire à l’apogée du néolibéralisme dans les années 1980-1990. À l’heure de la débâcle néo-libérale et de sa radicalisation, de la flambée des menaces et des incertitudes, les options planistes refont surface.
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Dans l’après-guerre, les « planistes » de Vichy ont quitté la scène politique mais leurs réseaux ont irrigué la haute fonction publique. L’idée du « plan » comme voie intermédiaire entre socialisme et libéralisme, comme contrôle rationnel du capitalisme ne fut pas abandonnée. Elle a inspiré les technocrates dans leur « modernisation » de l’État.
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La philosophe Simone Weil, au contraire, l’analysait lucidement, et dès les années 1930, comme une forme du capitalisme et comme l’expression d’une nouvelle oppression : « Les technocrates américains ont tracé un tableau enchanteur d’une société où, le marché étant supprimé, les techniciens se trouveraient tout-puissants, et useraient de leur puissance de manière à donner à tous le plus de loisir et de bien-être possible. Cette conception rappelle, par son caractère utopique, celle du despotisme éclairé chère à nos pères. Toute puissance exclusive et non contrôlée devient oppressive aux mains de ceux qui en détiennent le monopole. Et dès à présent l’on voit fort bien comment se dessine, à l’intérieur même du système capitaliste, l’action oppressive de cette couche sociale nouvelle »
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C’est l’avant-propos, rédigé par Jancovici, ainsi que son « mot de la fin » qui ont retenu mon attention et m’ont replongée dans les années 1930 et la musique du fameux « ni-ni » : « Notre plan n’est ni croissantiste, ni décroissantiste. Il se situe sur un autre terrain »19, peut-on lire dans l’avant-propos. Alors, quel est ce terrain ? La décarbonation planifiée de tous les secteurs de l’économie française. Un terrain « positif », en lieu et place d’une écologie punitive, pour « Concilier sobriété et capitalisme »
Le Plan du Shift Project est un plan chiffré en flux physiques avec UN objectif, la décarbonation nationale, UNE variable de décarbonation, les énergies fossiles, UNE unité de mesure, le CO₂ émis ou « évité », UNE méthode, un plan réalisé selon les principes réductionnistes de l’optimisation économique sous contrainte, la contrainte étant ici physique
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Cette démarche charrie les préjugés, les simplifications et idéologies nous ayant conduits au désastre écologique, à la dépolitisation de ses enjeux et à une expertocratie dévorante. Jusqu’à ses saillies sexistes et l’emprunt à des approches de l’évolution les plus idéologiques et réactionnaires.
Face à ce ratissage de la pensée, les appels collectifs d’ingénieur·es à déserter et refuser de servir le techno-monde ou bien à discuter le modèle de l’ingénieur et de l’ingénierie prennent tout leur sens. Ils ne relèvent pas d’un caprice de nantis : ils touchent au cœur même de ce qui fait tenir la machine techno-industrielle.
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Le choix binaire, Plan ou Marché, met en scène une opposition irréductible entre deux fictions avec majuscules, éliminant toute autre forme d’organisation. Seront passées sous silence aussi bien le caractère illusoire d’un marché spontané et horizontal qui surgirait naturellement de la libération des forces économiques que celui d’une planification verticale et impérative, qui, dans les faits, n’a pu s’imposer durablement que par le recours à des improvisations, des relations horizontales, non déclarées, informelles, remplissant souvent des fonctions vitales pour la subsistance de la société et s’apparentant à des marchés concrets. Relations informelles qui ont aussi alimenté les réseaux structurés d’une économie souterraine et mafieuse. Ainsi seront ignorées les autres formes d’organisation, marchandes ou non marchandes, décentralisées, coopératives ou communales, tout comme celles qui ne font pas de l’accumulation le cœur de la présence au monde.
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Du côté des pays capitalistes de marché, loin de s’opposer, Plan et Marché ont cheminé de conserve après la seconde guerre mondiale.
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« La bataille de la production » s’écrit sur tous les murs, jusqu’à ceux du puissant Parti communiste qui, en 1945, en faisait la forme la plus élevée du devoir de classe. Ainsi le premier plan (1946-1952), centré sur six secteurs de base (charbon, électricité, ciment, machinisme agricole, transport et acier) fit consensus et fut efficacement exécuté. Les plans suivants avaient pour but majeur de consolider l’armature industrielle de la France et de construire des équipements collectifs.
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« Des plans pour la concurrence » : la leçon est entendue au moment où le chaos écologique remet au devant de la scène la matérialité de l’économie, les infrastructures industrielles et la logistique. L’impératif de modernisation s’accélère et se déplace. Il prend la forme d’un Plan de décarbonation pour atteindre « les objectifs de neutralité carbone en 2050 » grâce à une écologie industrielle de marché. À l’heure du dépassement des limites terrestres, des incapacités humaines à prévoir et même imaginer les forces soulevées par les dérèglements écologiques, la planification écologique est une déclaration de puissance et de reprise en main. Il s’agit de se saisir du choc climatique pour « rationaliser », « moderniser », « décarbonner » le capitalisme et lui donner une nouvelle respiration.
Il s’agit aussi d’une tentative de planification et de pilotage du « système Terre », afin de le rendre compatible avec les exigences de la civilisation industrielle et du capitalisme.
Pour la Terre, le « laissez-faire » est proscrit. Intervention massive, forçage, domestication, humanisation, traque du « sauvage » et du « nuisible », géo-ingénierie : la maîtrise « rationnelle » de la nature est soumission des milieux de vie terrestres, humains et autres qu’humains, aux mouvements alliés du capital et de la technique. Le « laissez-faire » écologique fut également proscrit par les planificateurs soviétiques, bravant les conceptions « bourgeoises » de la Nature et n’hésitant pas à sacrifier l’agriculture pour l’industrie lourde, à détourner des fleuves pour irriguer des terres sablonneuses, comme il l’est aujourd’hui par les planificateurs chinois qui entendent piloter la pluie avec les outils de la géo-ingénierie. Cet acharnement dominateur a produit les désastres présents, qui, loin d’être assumés comme l’échec concret et avéré de ce délire de maîtrise, produisent à la fois une honte prométhéenne, dirait Günther Anders, et du ressentiment. Ils accélèrent la volonté de puissance et les projets virilistes d’extraction, de manipulation, de profanation de la Terre.
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Le Plan – comme le Marché – n’est pas un outil technique et encore moins un outil neutre. La planification de la transition a une histoire. Elle fut hier celle du passage du capitalisme au « socialisme des soviets plus l’électricité », selon la formule de Lénine. Elle fut aussi celle du passage du « sous-développement au développement » dans les pays du Tiers-Monde inspirés par la planification soviétique, comme le fut l’Algérie par exemple, qui n’en finit pas de panser les blessures des « industries industrialisantes ». Celle de la modernisation des intouchables « Trente Glorieuses », racontée par les modernisateurs et aujourd’hui revisitées à la lumière de leurs conséquences écologiques et sociales28. Elle est aujourd’hui celle du passage du « capitalisme carboné au capitalisme décarboné ». De la même façon que l’électricité et le système militaro-industriel se sont passés des soviets en Union Soviétique, les planificateurs de l’économie verte et les experts technocrates ne s’encombrent ni de la fiction du marché, ni de la concurrence libre et non faussée, ni de la démocratie parlementaire, ni de la démocratie tout court.
L’histoire de l’État modernisateur et planificateur, accomplie parfois pour le bien des peuples et au nom du « développement », est lourde de misères et de destructions écologiques. L’anthropologue James Scott29 en a étudié plusieurs expériences dans le monde et montré comment elles ont sapé toute créativité sociale et détruit les conditions de vie terrestres, y compris dans les formes plus douces d’une ingénierie sociale de grande ampleur, telle l’expérience de l’État de Tanzanie entre 1973 et 1976.
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« Les environnements étriqués et planifiés, quant à eux, engendrent des populations moins compétentes, moins innovantes et moins ingénieuses. Une fois créé, ce type de populations personnifierait ironiquement exactement le type de matériau humain qui aurait besoin d’une étroite supervision par le haut »
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Face à ces catastrophes, il n’y a ni réponse unique, ni stratégie unique, ni « front » unique, ni hiérarchie des priorités. Les choix politiques, du local au global, sont confrontés à des temps qui les dépassent, non plus seulement à un incertain radical, celui des sociétés humaines et de leur capacité inventive, mais à un incertain radicalement étranger au temps économique et social, au calcul, fût-il éclairé par les meilleures statistiques. Nous en faisons l’expérience concrète tous les jours. Les rapports entre les choses de l’économie pure se dérèglent car la Terre est active, les « choses » s’animent, tels ces feux qui produisent leurs propres vents. Aucun plan écologique central ne pourra trouver une trajectoire linéaire, connue et « normale », ni s’abstraire de la matérialité de notre condition terrestre, de ses limites et de ses multiples interdépendances. Considérons cette situation comme une bonne nouvelle, tardive mais féconde.
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Le temps n’est plus au développement des forces productives et à la socialisation de ses fleurons, mais au désarmement des forces dévastatrices, à la dé-« modernisation », à la décroissance, à « une écologie du démantèlement ». Prévoir, organiser et coordonner ce désarmement est une contre-histoire de l’État modernisateur et planificateur. Pour pouvoir bifurquer, il faut libérer le terrain et l’horizon et pour y parvenir reconquérir et reconstruire des lieux, des zones et des institutions, elles-mêmes polluées, en les fondant sur la mutualité, la coopération, les communs. Habiter la Terre, c’est aussi habiter un territoire particulier, une géographie voire une bio-région, retrouver des compétences perdues, des savoir-faire essentiels pour une autonomie matérielle. C’est pourquoi l’autonomie politique requise pour une planification démocratique ne peut se résumer à une démocratisation-décentralisation de l’État.
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faisons aussi confiance à une intelligence sensible, concrète, alliant les savoirs-experts et les savoirs pratiques nés de l’expérience, de luttes, d’enquêtes.
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« La perspective de la subsistance consiste à regarder le monde par en bas, depuis la vie quotidienne, et non par en haut, depuis les instances de pouvoir qui manipulent l’opinion dans le seul but de se perpétuer ». Engagées dans le mouvement écologiste, elles font de la subsistance l’expression de la continuité entre les éléments naturels et les humains. Il ne s’agit pas d’une « économie » de la subsistance, d’un nouveau modèle économique, mais bien d’une perspective, d’un processus, engageant une vision et des pratiques, à partir du constat suivant : « Pour les hommes et les femmes qui profitent de la guerre contre la subsistance, la subsistance représente l’arriération, la pauvreté et les corvées. Pour les victimes de cette guerre, elle est synonyme de sécurité, de vie bonne, de liberté, d’autonomie, d’autodétermination, de préservation des moyens d’existence économiques et écologiques et de diversité culturelle et biologique ».
Si le paysage capitaliste est ravagé, d’autres paysages fragiles se dessinent, articulant la subsistance avec l’autonomie politique. Cependant, des sociétés orientées vers la subsistance ne peuvent éclore spontanément par simple addition d’expériences menées sur les ruines du capitalisme et de la société industrielle. Alors, comment faire ? La perspective de la subsistance n’est pas une « réponse », un outil de remplacement dans le cadre de l’opposition binaire État/Marché. Elle pourrait néanmoins être éclairante et cela reste à explorer. Un tel processus, à l’échelle d’une biorégion par exemple, pourrait s’inaugurer et s’organiser à partir d’expériences concrètes, d’états des lieux, d’une connaissance partagée des multiples interdépendances au sein des milieux de vie, entre régions, entre les peuples du monde. Le soin et la réparation des blessures et dévastations, la prise en compte de la diversité des histoires et des devenirs, l’importance des communs et de leurs institutions, sont constitutifs d’un tel processus. Une perspective de la subsistance suppose de s’affranchir du Marché ou du Plan comme pourvoyeurs de la subsistance.
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à LIRE suite chap : "Le planisme des années 1920-1930 ou le gouvernement des experts"
brochure à imprimer :
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