Le bilan du maintien de l’ordre est particulièrement sévère : des lycéens ont été grièvement blessés au visage par des tirs de flashballs, des “gilets jaunes” ont eu la main arrachée par des éclats de grenades assourdissantes GLI-F4, 162 personnes ont été prises en charge par l’AP-HP rien que le 1er décembre… Comment expliquez-vous cet usage abusif de la violence par les policiers ?
Mathieu Rigouste - La police moderne adapte sa force au statut de ses cibles, aux rapports de force et formes d’organisation qu’on lui oppose. Elle est ainsi structurée pour pouvoir monter en puissance face à des situations de “crise”. Ceci s’inscrit dans un processus socio-historique. La police française puise régulièrement dans les répertoires militaires et coloniaux des dispositifs qu’elles réagencent pour les appliquer à l’intérieur du territoire, en général contre les classes les plus opprimées. Elle expérimente ces schémas de violence en général et au quotidien contre les habitants des quartiers populaires. Il y a une circulation de savoirs et de formes de pouvoir entre les guerres néocoloniales, la ségrégation des quartiers populaires et la répression des manifestations indisciplinées.
Les lanceurs de balles de défense en sont un bon exemple : ils émergent dans le cadre de guerres coloniales en Irlande du Nord et en Palestine, ils se répandent dans les unités d’élite françaises comme des dispositifs anti-terroristes dans les années 1990, puis sont étendus aux unités “commando” de la police chargées des quartiers populaires (BAC) au début des années 2000. Ils reconditionnent enfin la répression des mouvements sociaux hors des quartiers populaires depuis les années 2010. Comme pour l’usage des grenades explosives, on assiste avec l’ère sécuritaire à un redéploiement général de la coercition et de la mutilation dans les arsenaux d’État.
Pourquoi ces arsenaux semblent-ils en perpétuel développement ?
Ce phénomène est lié à une logique économique. Le capitalisme étend les formes de misère et approfondit continuellement les inégalités, il accompagne donc logiquement les États à investir massivement dans des moyens de contrôle des classes dominées. D’autre part, la restructuration néolibérale qui s’amorce au début des années 1970 s’opère en connexion avec la constitution des grands marchés de la guerre intérieure, c’est-à-dire d’un business de la sécurité. Les formes de violence d’État qui se mondialisent dans l’ère sécuritaire ont un lien avec l’expansion des marchés liés à la guerre “en milieu urbain” et “au milieu des populations”. Matériels et munitions, formations et maintien en condition, doctrines et savoir-faire constituent des marchés majeurs où chaque guerre, chaque occupation, chaque opération militaro-policière est un laboratoire pour expérimenter de nouvelles marchandises mais aussi une vitrine médiatique pour les exposer. Il y a derrière chaque blessure, une industrie qui tire des profits. Mais ces processus se développent autour d’une logique propre à la forme de l’État et qui consiste à augmenter le niveau de la répression lorsque les rapports de force menacent sa souveraineté. Tous les États menacés par leurs peuples choisissent tôt ou tard de leur mener des formes de guerre intérieure.
En quelques jours, des vidéos ont montré des CRS matraquer des manifestants au sol alors qu’ils s’étaient réfugiés dans un Burger King, ou procéder à l’interpellation des lycéens de Mantes-la-Jolie, à genoux et les mains sur la tête. Les policiers qui commettent ces actes reçoivent-ils des ordres, ou outrepassent-ils les règles de leur propre chef ?
Dans les polices des États-nations modernes, on remarque une dialectique entre des formes d’instrumentalisation du pouvoir policier et des formes d’insularité, d’autonomisation du champ policier. Il existe ainsi des circuits hiérarchiques qui vont du haut vers le bas, en traduisant la férocité des classes dominantes dans les pratiques des policiers jusque sur les corps. Mais en même temps, la police fonctionne selon des agendas et des répertoires de discours et de pratiques qui ne sont pas dictés de haut en bas, mais qui se constituent depuis “le terrain”, qui font partie d’un “savoir-faire” professionnel, qui sont mis en œuvre par les policiers eux-mêmes.
https://www.youtube.com/watch?v=cQVUlD2J_Pw
La hiérarchie contrôle ses pratiques a posteriori, elle les corrige lorsqu’elles la gêne, elle en tolère certaines parce que les policiers construisent aussi des rapports de force à l’intérieur de la police et avec les autres institutions. Tout un pan de la pratique policière contredit systématiquement les cadres de la loi, sans que cela soit combattu par l’institution elle-même. Finalement, on remarque que l’ère sécuritaire a tendance à amplifier une forme d’instrumentalisation de l’insularité policière. Les BAC, ces unités commando largement autonomisées sont exemplaires, mais c’est toute une partie de la police contemporaine qui détient un “chèque en gris” pour mettre en œuvre les objectifs politiques du bloc de pouvoir. De ce point de vue, ni les préfectures ni le ministères ne produisent généralement d’ordre écrit ou oralement explicites pour distribuer des formes de violence extrêmes, mais ils contrôlent pourtant tout le processus institutionnel qui mène du choix des unités à leur déploiement et à leurs usages de la force.
En va-t-il de même pour les policiers de la BAC vus en train de tirer au flashball très régulièrement à hauteur de tête, et s’en prendre indifféremment à des photographes ou journalistes clairement identifiables ?
Oui, c’est un bon exemple. Théoriquement ils n’ont pas le droit, mais ces pratiques sont instituées historiquement dans le mode d’intervention et la formation “par le terrain” des unités de BAC. Dans les quartiers populaires et en particulier contre les corps pauvres et non-blancs, les “baqueux” emploient le tir tendu et la visée niveau tête comme des dispositifs réguliers de leur panoplie. Lorsqu’on déploie toutes les unités BAC de Nuit de banlieue le 8 décembre 2018 en les dopant avec un discours martial faisant peser sur leurs agents la menace d’être tués, il n’y a pas besoin de leur donner de consignes pour blesser, on sait très bien à quel régime de violence on donne la possibilité d’exister. Le bloc de pouvoir cherche plutôt à ce que cette férocité produise le coût médiatico-politique le plus faible. Et comme sur tant de sujets, il se plante régulièrement.
Les caractéristiques du mouvement des “gilets jaunes”, qui n’a pas de porte-parole, pas de service d’ordre, qui fait converger les colères, qui est très mobile et s’en prend aux beaux quartiers, expliquent-elles la répression particulièrement violente dont il fait l’objet ?
Oui, sans doute, mais pas à elles seules. Ces formes difficiles à contrôler et à gouverner, cette imprévisibilité et ce rapport décomplexé et festif à la violence contre les symboles de l’État et du capitalisme, le font cibler comme un objet à soumettre, à domestiquer, mais pas encore forcément à abattre. La présence de strates supérieures des classes populaires, d’une petite bourgeoisie précarisée et notamment d’un grand nombre de personnes identifiées comme blanches a jusqu’ici contenu l’usage de la mise à mort policière.
Le coût politique de certaines mise à morts pousse les Etats à employer des dispositifs répressifs capables de contraindre sans tuer, ou tuant le moins possible. Les usages policiers de ses armements et techniques dépendent de la valeur accordée aux corps pris pour cibles. La mise à mort policière reste ainsi un instrument de gouvernement normal dans les territoires colonisés, dans les prisons, dans les quartiers populaires et aux frontières.
On voit avec la mise à genou des lycéens de Mantes-la-Jolie que l’intensité et les formes de la violence policière s’adaptent à la hiérarchisation raciste, classiste et patriarcale des corps dans la culture dominante.
Le processus qui consiste à propager la figure médiatique de “casseurs de banlieue” sert de ce point de vue aussi bien à délégitimer les usages populaires de formes d’autodéfense et de contre-attaques collectives qu’à préparer les esprits à l’emploi de dispositifs nécropolitiques, c’est-à-dire où la mise à mort est une condition de possibilité.
https://www.youtube.com/watch?v=TnOwLMdYBDs
Le bilan du maintien de l’ordre est particulièrement sévère : des lycéens ont été grièvement blessés au visage par des tirs de flashballs, des “gilets jaunes” ont eu la main arrachée par des éclats de grenades assourdissantes GLI-F4, 162 personnes ont été prises en charge par l’AP-HP rien que le 1er décembre… Comment expliquez-vous cet usage abusif de la violence par les policiers ?
Mathieu Rigouste - La police moderne adapte sa force au statut de ses cibles, aux rapports de force et formes d’organisation qu’on lui oppose. Elle est ainsi structurée pour pouvoir monter en puissance face à des situations de “crise”. Ceci s’inscrit dans un processus socio-historique. La police française puise régulièrement dans les répertoires militaires et coloniaux des dispositifs qu’elles réagencent pour les appliquer à l’intérieur du territoire, en général contre les classes les plus opprimées. Elle expérimente ces schémas de violence en général et au quotidien contre les habitants des quartiers populaires. Il y a une circulation de savoirs et de formes de pouvoir entre les guerres néocoloniales, la ségrégation des quartiers populaires et la répression des manifestations indisciplinées.
Les lanceurs de balles de défense en sont un bon exemple : ils émergent dans le cadre de guerres coloniales en Irlande du Nord et en Palestine, ils se répandent dans les unités d’élite françaises comme des dispositifs anti-terroristes dans les années 1990, puis sont étendus aux unités “commando” de la police chargées des quartiers populaires (BAC) au début des années 2000. Ils reconditionnent enfin la répression des mouvements sociaux hors des quartiers populaires depuis les années 2010. Comme pour l’usage des grenades explosives, on assiste avec l’ère sécuritaire à un redéploiement général de la coercition et de la mutilation dans les arsenaux d’État.
Pourquoi ces arsenaux semblent-ils en perpétuel développement ?
Ce phénomène est lié à une logique économique. Le capitalisme étend les formes de misère et approfondit continuellement les inégalités, il accompagne donc logiquement les États à investir massivement dans des moyens de contrôle des classes dominées. D’autre part, la restructuration néolibérale qui s’amorce au début des années 1970 s’opère en connexion avec la constitution des grands marchés de la guerre intérieure, c’est-à-dire d’un business de la sécurité. Les formes de violence d’État qui se mondialisent dans l’ère sécuritaire ont un lien avec l’expansion des marchés liés à la guerre “en milieu urbain” et “au milieu des populations”. Matériels et munitions, formations et maintien en condition, doctrines et savoir-faire constituent des marchés majeurs où chaque guerre, chaque occupation, chaque opération militaro-policière est un laboratoire pour expérimenter de nouvelles marchandises mais aussi une vitrine médiatique pour les exposer. Il y a derrière chaque blessure, une industrie qui tire des profits. Mais ces processus se développent autour d’une logique propre à la forme de l’État et qui consiste à augmenter le niveau de la répression lorsque les rapports de force menacent sa souveraineté. Tous les États menacés par leurs peuples choisissent tôt ou tard de leur mener des formes de guerre intérieure.
En quelques jours, des vidéos ont montré des CRS matraquer des manifestants au sol alors qu’ils s’étaient réfugiés dans un Burger King, ou procéder à l’interpellation des lycéens de Mantes-la-Jolie, à genoux et les mains sur la tête. Les policiers qui commettent ces actes reçoivent-ils des ordres, ou outrepassent-ils les règles de leur propre chef ?
Dans les polices des États-nations modernes, on remarque une dialectique entre des formes d’instrumentalisation du pouvoir policier et des formes d’insularité, d’autonomisation du champ policier. Il existe ainsi des circuits hiérarchiques qui vont du haut vers le bas, en traduisant la férocité des classes dominantes dans les pratiques des policiers jusque sur les corps. Mais en même temps, la police fonctionne selon des agendas et des répertoires de discours et de pratiques qui ne sont pas dictés de haut en bas, mais qui se constituent depuis “le terrain”, qui font partie d’un “savoir-faire” professionnel, qui sont mis en œuvre par les policiers eux-mêmes.
La hiérarchie contrôle ses pratiques a posteriori, elle les corrige lorsqu’elles la gêne, elle en tolère certaines parce que les policiers construisent aussi des rapports de force à l’intérieur de la police et avec les autres institutions. Tout un pan de la pratique policière contredit systématiquement les cadres de la loi, sans que cela soit combattu par l’institution elle-même. Finalement, on remarque que l’ère sécuritaire a tendance à amplifier une forme d’instrumentalisation de l’insularité policière. Les BAC, ces unités commando largement autonomisées sont exemplaires, mais c’est toute une partie de la police contemporaine qui détient un “chèque en gris” pour mettre en œuvre les objectifs politiques du bloc de pouvoir. De ce point de vue, ni les préfectures ni le ministères ne produisent généralement d’ordre écrit ou oralement explicites pour distribuer des formes de violence extrêmes, mais ils contrôlent pourtant tout le processus institutionnel qui mène du choix des unités à leur déploiement et à leurs usages de la force.
En va-t-il de même pour les policiers de la BAC vus en train de tirer au flashball très régulièrement à hauteur de tête, et s’en prendre indifféremment à des photographes ou journalistes clairement identifiables ?
Oui, c’est un bon exemple. Théoriquement ils n’ont pas le droit, mais ces pratiques sont instituées historiquement dans le mode d’intervention et la formation “par le terrain” des unités de BAC. Dans les quartiers populaires et en particulier contre les corps pauvres et non-blancs, les “baqueux” emploient le tir tendu et la visée niveau tête comme des dispositifs réguliers de leur panoplie. Lorsqu’on déploie toutes les unités BAC de Nuit de banlieue le 8 décembre 2018 en les dopant avec un discours martial faisant peser sur leurs agents la menace d’être tués, il n’y a pas besoin de leur donner de consignes pour blesser, on sait très bien à quel régime de violence on donne la possibilité d’exister. Le bloc de pouvoir cherche plutôt à ce que cette férocité produise le coût médiatico-politique le plus faible. Et comme sur tant de sujets, il se plante régulièrement.
Les caractéristiques du mouvement des “gilets jaunes”, qui n’a pas de porte-parole, pas de service d’ordre, qui fait converger les colères, qui est très mobile et s’en prend aux beaux quartiers, expliquent-elles la répression particulièrement violente dont il fait l’objet ?
Oui, sans doute, mais pas à elles seules. Ces formes difficiles à contrôler et à gouverner, cette imprévisibilité et ce rapport décomplexé et festif à la violence contre les symboles de l’État et du capitalisme, le font cibler comme un objet à soumettre, à domestiquer, mais pas encore forcément à abattre. La présence de strates supérieures des classes populaires, d’une petite bourgeoisie précarisée et notamment d’un grand nombre de personnes identifiées comme blanches a jusqu’ici contenu l’usage de la mise à mort policière.
Le coût politique de certaines mise à morts pousse les Etats à employer des dispositifs répressifs capables de contraindre sans tuer, ou tuant le moins possible. Les usages policiers de ses armements et techniques dépendent de la valeur accordée aux corps pris pour cibles. La mise à mort policière reste ainsi un instrument de gouvernement normal dans les territoires colonisés, dans les prisons, dans les quartiers populaires et aux frontières.
On voit avec la mise à genou des lycéens de Mantes-la-Jolie que l’intensité et les formes de la violence policière s’adaptent à la hiérarchisation raciste, classiste et patriarcale des corps dans la culture dominante.
Le processus qui consiste à propager la figure médiatique de “casseurs de banlieue” sert de ce point de vue aussi bien à délégitimer les usages populaires de formes d’autodéfense et de contre-attaques collectives qu’à préparer les esprits à l’emploi de dispositifs nécropolitiques, c’est-à-dire où la mise à mort est une condition de possibilité.
Que dire de l’appareil répressif “exceptionnel” mobilisé le 8 décembre à Paris ? On a vu notamment des blindés de la gendarmerie encadrer très tôt la manifestation, la police à cheval lancer des offensives contre les manifestants, un hélicoptère survoler la capitale… Quel est l’objectif ? Faire peur ? Restaurer l’autorité de l’État ?
Les formes de pouvoir déployées en décembre 2018 s’inscrivent dans le processus de restructuration néolibérale. Elles s’intègrent normalement dans la grille de lecture contre-insurrectionnelle qui domine la gouvernementalité sécuritaire. Selon cette dernière, la “population” doit être le lieu et la cible d’une guerre contre toutes les subversions. Après une première phase d’accompagnement médiatique et politique censé le rendre inoffensif, certaines dimensions du mouvement des “gilets jaunes” se sont rendues incontrôlables. Le mouvement a dès lors été reconstruit médiatiquement et politiquement comme un milieu de prolifération de menaces qu’il faudrait purger. Après avoir distribué du sérum physiologique, la police l’aborde désormais comme une masse où il faut éviter de tuer mais dont on peut exceptionnellement neutraliser des éléments, que l’on peut mutiler régulièrement et qu’il faut frapper largement. L’État se restructure à travers les crises qu’engendre le système de production capitaliste. Dans l’ère sécuritaire, il se redéploie à travers l’expérience de la guerre policière.
De même, que penser de l’arrestation de Julien Coupat ? Se fonde-t-elle sur des éléments objectifs, ou sert-elle simplement de symbole, puisqu’il est connu pour être une figure de “l’ultragauche” ?
Son arrestation est un geste symbolique, il s’agit de montrer que le souverain peut se saisir de qui il veut, et quand il veut. Il s’agit aussi de manipuler la figure de l’ennemi intérieur “anarcho-autonome” pour justifier la militarisation relative de la répression. Cela intervient aussi dans un récit fictif où le souverain se saisit d’une figure du “chef ennemi”, qu’il a lui-même construite, au terme d’une joute virile qu’il a mise en scène et qui doit le rétablir dans son honneur. Il n’est pas impossible que certaines fractions du renseignement politique croient fermement que Julien Coupat dirigerait dans l’ombre des réseaux d’activistes qui se trouveraient ainsi dépeuplés parce qu’un seul être leur manque. De ce point de vue, il semble qu’ils ne comprennent absolument rien à la défiance généralisée contre la figure du chef qui traverse les combats contemporains pour l’émancipation.
On a vu apparaître ce 8 décembre la notion de “casseurs présumés” : des centaines de personnes ont été interpellées de manière préventive, avant même d’atteindre Paris, ou au petit matin (au total, 820 personnes majeures ont été placées en garde-à-vue, dont 80% sont sortis sans procédure judiciaire, ou avec un simple rappel à la loi). Comment interprétez-vous cela ? Est-ce un effet de l’instauration de l’état d’urgence au cours des dernières années ?
Ce n’est pas l’état d’urgence qui en est responsable mais c’est son instauration puis l’institution d’une partie de ses dispositifs dans la loi qui permettent le développement de ce type de pratiques. Tout comme l’arrestation de militants prétendument “connus des services”, cela participe au rodage d’une mécanique de pouvoir appelée à devenir de plus en plus déterminante dans l’ère sécuritaire. Celle-ci consiste à se saisir d’une “menace” avant qu’elle se produise. Les arrestations préventives, issues des technologies antiterroristes et qui étaient spécifiquement employées dans le cadre de la “lutte contre l’islamisme”, ont été élargies à la gestion des mouvements sociaux en dehors des quartiers populaires pendant la lutte contre la loi travail. Cela participe d’une sorte d’accélération d’un pouvoir répressif cherchant à pouvoir intervenir où il veut, et quand il veut.
Un collectif d’avocats a demandé par un courrier au ministre de l’intérieur de “renoncer à l’usage des grenades GLI-F4”. La France est par ailleurs le seul pays d’Europe à utiliser des munitions explosives lors d’opérations de maintien de l’ordre. Pourquoi cette exception ?
Chaque régime de pouvoir équilibre à sa manière des dispositifs de terrorisation et de séduction, de coercition et de mystification, de dissuasion ou de divertissement. Cela est lié à la place et au rôle des industries militaires et sécuritaires dans l’histoire d’un État, au statut de la violence dans la culture d’une société. En décembre 1960, des grenades explosives ont été utilisées massivement contre les manifestations et les révoltes des colonisés algériens. C’est sans doute même l’une des expérimentations fondatrices de soumission par la grenade explosive. On a relevé, déjà à l’époque, de nombreuses blessures et des mutilations identiques à celles d’aujourd’hui, sur le corps des Algériennes et des Algériens. Il faut croire que la mutilation et la destruction des corps dominés et rebelles occupe une place particulière dans la structuration historique de l’État français.
Après l’escalade de violence de ces derniers jours, à quoi peut-on s’attendre pour la suite ?
La recherche en sciences sociales n’a pas pour but de prédire quoi que ce soit. Tout ce qu’on peut affirmer c’est qu’un système qui élargit continuellement les formes de misères et les inégalités se confrontera toujours à des révoltes, et qu’il tentera de soumettre ces révoltes pour empêcher qu’elles prennent la forme d’un processus révolutionnaire. C’est parfois en s’investissant dans la répression féroce que l’Etat contraint des soulèvements populaires à devenir révolutionnaires. Le bloc de pouvoir cherchera sans doute à acheter et séduire ses opposants, à multiplier les dissociations et les divisions à l’intérieur du mouvement, il fabriquera sans doute des représentants, il accompagnera sûrement l’émergence de “partis politiques” ou d’interlocuteurs “pacifiques” avec lesquels négocier, il cherchera probablement à multiplier les dispositifs visant à faire sous-traiter la répression par des strates du mouvement et des classes populaires, à faire participer des “gilets jaunes modérés” ou des “citoyens vigilants” au rétablissement de l’ordre social.
Si ça ne suffit pas, ce sera sans doute accompagné d’une montée en puissance des moyens répressifs, sur un plan militarisé. Mais personne n’avait prévu ce mouvement, et c’est peut-être l’une des choses les plus importantes qu’il démontre. Dans l’ère sécuritaire, le champ de bataille socio-historique est complètement instable. Dans les interstices des dominations quotidiennes, des “monstres” surgissent en chantant. L’État et les classes dominantes peuvent faire le choix d’accompagner la mise en place d’un régime néofasciste pour les sauver, mais les forces de l’émancipation collective sont aussi capables de renverser tout l’ordre des choses. L’avenir dépendra notamment de notre capacité à nous organiser pour le créer nous-mêmes.
Propos recueillis par Mathieu Dejean