Marlene Engelhorn, membre de la famille fondatrice du géant de la chimie BASF et militante pour une taxation des plus riches, va redistribuer son héritage de 25 millions d’euros à plus de 70 organisations. Une décision prise par un conseil de 50 citoyens.
Vienne (Autriche).
- Une millionnaire autrichienne redistribue 90% de son héritage
– À 42 ans, Markus semble apaisé. Dans son canapé, il raconte d’un trait l’histoire de sa vie, faite d’isolement, d’errance et désormais d’espoir. Il y a une dizaine d’années, alors qu’il était chef de projet dans un centre d’appels, ce Viennois a commencé à ressentir un mal-être sur lequel il ne savait alors pas poser de mots. Le diagnostic viendra quelque temps plus tard : burn-out.
S’ensuit une lourde dépression : « C’était comme si je voyais le monde à travers l’écran d’une télévision, c’était là mais je ne pouvais pas l’atteindre. Je n’arrivais plus à communiquer, je me suis complètement replié sur moi-même. » Il finit par perdre son logement social, passe d’appartement en appartement, puis dans un foyer pour SDF, rencontre l’alcool.
Aujourd’hui, Markus a retrouvé une sécurité : un studio de 15 à 20 m² « avec wifi, des plaques vitrocéramiques, un four, tout ce qu’il faut ! ». Dans son immeuble sont présent·es des travailleurs sociaux, des aides à domicile, une infirmière, pour répondre quelle que soit l’heure aux situations de crises ou de mal-être. Cet ensemble est géré par l’association Neunerhaus, qui gère aussi à Vienne un centre de soins pour les personnes sans abri, un café ou encore une clinique vétérinaire gratuite.
Il y a quelques semaines, l’organisation a reçu une nouvelle inattendue : un conseil citoyen de 50 personnes a décidé de lui octroyer 1,6 million d’euros. « En 25 ans d’existence, nous n’avions jamais reçu une telle donation. Nous étions sans voix, se souvient Elisabeth Hammer, directrice de l’association. On pourra utiliser cette somme pour développer notre café, renforcer notre offre à destination des jeunes sans abri ou proposer plus de soutien psychosocial. »
Cet argent provient de l’héritage de Marlene Engelhorn, descendante de Friedrich Engelhorn, fondateur du géant allemand de la chimie BASF. En janvier dernier, cette Viennoise de 32 ans, militante pour une plus grande taxation de la fortune, a pris une décision qui a eu un retentissement international : redistribuer plus de 90 % de son héritage, soit 25 millions d’euros. Une somme qu’elle a obtenue « sans avoir jamais rien fait pour la mériter », dénonçait-t-elle alors. « Et l’État ne veut même pas que je paie d’impôts sur la succession », soulignait-elle, puisque l’Autriche a supprimé en 2008 tout droit de succession.
La démarche de Marlene Engelhorn vise à mettre au cœur des débats la notion de justice fiscale et les rapports de force liés aux systèmes d’imposition : « Le patrimoine, c’est du pouvoir. Les très riches peuvent payer pour façonner la réalité, sans devoir rendre des comptes car il s’agit de leur argent, dit-elle à Mediapart. Les 1 % des plus riches dans le monde, à travers leur mode de vie, aggravent par exemple la crise climatique de manière disproportionnée par rapport à leur poids dans la société. »
« On crée donc deux systèmes de pouvoir concurrents, insiste-t-elle : les choix faits par les personnes qui ont du patrimoine et les réalités qui en découlent ne seront pas nécessairement en accord avec ce que la démocratie cherche à accomplir. Or, il y a une manière de redistribuer le pouvoir de manière démocratique, ça s’appelle la fiscalité. »
Assemblée citoyenne
Pour désigner les bénéficiaires de son don, la militante, cofondatrice avec d’autres fortunes européennes de l’initiative germanophone « Tax me now », a choisi de s’en remettre à un conseil citoyen. Ce « bon conseil pour la redistribution » a rassemblé 50 personnes, sélectionnées pour être les plus représentatives possible de la population autrichienne selon leur âge, leur sexe, leur lieu de domicile, leur niveau d’éducation ou encore leur pays de naissance. Elles se sont réunies pendant six week-ends, entre mars et juin, et chacune d’entre elles a été rémunérée 1 200 euros par rencontre, soit 7 200 euros au total.
Marlene Engelhorn n’était pas présente, ayant fait le choix de se retirer totalement du processus de décision : « Je ne voulais pas m’en remettre à la philanthropie classique car il y a là aussi un enjeu de pouvoir : à la fin, c’est moi qui décide de ce qui est bon ou pas, expose la jeune femme. Je voulais que cette décision soit prise de la manière la plus transparente possible. Grâce à cette assemblée citoyenne, je peux offrir ce pouvoir non légitime que j’ai obtenu de manière héréditaire, au sein d’une dynastie patrimoniale, et dire : vous avez des idées, concrétisez-les. »
Ce conseil citoyen a donc planché sur la meilleure manière de répartir les fonds, encadré par des médiateurs et spécialistes des assemblées participatives, afin d’assurer le bon déroulement des débats – quitte à parfois les orienter.
En introduction et pour comprendre le sens de la démarche de Marlene Engelhorn, les participant·es ont ainsi assisté à plusieurs exposés sur les enjeux de répartition des richesses, menés par de spécialistes sélectionné·es par les organisateurs. De quoi faire émerger certaines questions chez les participant·es.
Le quotidien Der Standard, un des rares médias à avoir reçu l’autorisation d’accompagner le processus, rapporte ainsi les doutes de Florian, un étudiant viennois issu d’une famille d’entrepreneurs : « Personne n’a parlé d’épargne ou du fait que l’on puisse tirer quelque chose du travail et des compétences, et presque tout le monde était un peu contre les entrepreneurs. Nous n’avons jamais parlé de l’Autrichien moyen, seulement des plus pauvres et des plus riches. Ceux qui sont entre les deux ont été oubliés. Pourquoi ? »
Écarts de richesse en papier toilette
Pour illustrer cette abondance de chiffres, un peu abstraits pour certain·es participant·es, les organisateurs ont parfois eu recours à des méthodes peu conventionnelles. Les écarts de richesse ont ainsi été présentés avec du papier toilette, une feuille équivalant à un million d’euros. Pour représenter la fortune de la personne la plus riche d’Autriche, trois sacs de sport remplis de rouleaux ont été apportés, l’équivalent de 32,5 milliards d’euros.
Le pourcentage le plus aisé de la population en Autriche, 40 000 foyers environ, concentre 40 % de la fortune, soit 480 milliards d’euros. La moitié la plus pauvre, qui était incarnée par 25 membres du conseil dans un coin de la salle, ne dispose que de 21 000 euros de patrimoine par personne – un petit bout de papier d’un centimètre sur deux.
Les participant·es ont été réparti·es en six groupes thématiques : éducation et information, santé et affaires sociales, aménagement du territoire et logement, environnement et climat, participation et droits, politique économique et richesse. Chaque bloc s’est vu attribuer jusqu’à quatre millions d’euros qu’il pouvait répartir librement à l’issue des débats.
Résultat : 77 organisations ont été soutenues avec des sommes allant de 40 000 à 1,6 million d’euros. Parmi les bénéficiaires, certaines associations connues à l’image de Reporters sans frontières ou Attac, qui milite pour la justice fiscale, mais aussi de nombreuses organisations plus modestes et locales, engagées dans la protection de la nature, le soutien aux réfugié·es ou l’aide aux femmes victimes de violences. Des initiatives ayant une mission commune : « tendre vers une société plus juste » et « soutenir les victimes de discrimination », selon Alexandra Wang, responsable du projet.
Aucun d’entre nous n’était conscient de l’ampleur des écarts de richesse. Si cela continue de s’accentuer, ça ne promet rien de bon pour notre cohésion sociale.
Elisabeth Klein, caissière et membre du « bon conseil pour la redistribution »
L’objectif de l’initiative n’était pas uniquement de répartir des fonds. « Cette liste d’organisations que nous allons soutenir n’est pas pour moi le résultat principal. Le processus démocratique qui l’a précédée est encore plus important, juge Alexandra Wang. Cinquante membres d’un conseil ont réussi à se mettre d’accord et se quittent en étant satisfaits. Pour moi, c’est ça le plus bel aboutissement ! »
Une position partagée par Kyrillos Gadalla, 17 ans, benjamin du conseil. Dans un sourire, l’adolescent admet qu’« à [son] âge, on s’intéresse peu à la fiscalité ». Il a donc préféré se concentrer sur le soutien à apporter à l’éducation et garde un souvenir ému de cette expérience : « Dès le début, il était important pour moi de porter la voix des jeunes. J’ai pu tenir des discours en séance plénière devant tout le monde et on m’a écouté, c’était super. »
Elisabeth Klein, caissière dans un supermarché, a de son côté voulu s’intéresser plus en détail aux questions de répartition des richesses, une problématique qui a gagné en importance pour elle avec sa participation : « Je pense qu’aucun d’entre nous n’était conscient de l’ampleur des écarts de richesse. Si cela continue de s’accentuer, ça ne promet rien de bon pour notre cohésion sociale. »
Marlene Engelhorn espère que son initiative encouragera un changement de loi, alors que des élections législatives se tiendront en septembre prochain. La désormais ex-millionnaire va maintenant se mettre à la recherche d’un emploi : « Je vais devoir faire comme les 99 % de la population qui travaillent et paient des impôts : prouver que je suis douée dans ce que je fais. »
Vianey Lorin - Mediapart 21 juillet 2024 à 17h23