Voici un article très intéressant qui prend comme exemple la pandémie de Covid-19 pour critiquer les politiques étatiques concernant les risques croissants qui pèsent sur nos têtes.
Ce texte met dos à dos les conspirationistes et les défenseurs acharnés de la gestion d’Etat appuyée sur la statistique et l’IA.
En poussant l’analyse, Sandrine Aumercier fait ressortir les contradictions et le côté toujours plus ingérable de l’Etat-capitalisme. Ce que ni les complotistes ni les partisans aveugles d’une gestion techno-étatique ne voient.
Ce qui n’augure rien de bon pour toutes les crises et désastres en cours et à venir.
C’est parfois un peu ardu à suivre, mais ça vaut le coup.
- Si l´État se souciait de la « santé », il interdirait immédiatement les milliers de substances chimiques qui détruisent le monde à petit feu
Théorie des théories du complot - Réflexions à l’occasion de l’éditorial 2023 de la revue Exit !
(par Sandrine Aumercier)
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L’humain est un être social ; lorsqu’il est sommé de faire un choix impossible au risque de perdre ses liens sociaux, il peut résoudre le deuil consécutif à la perte de ses liens par la violence tournée vers le groupe adverse, afin de renforcer sa propre appartenance identitaire. Les petites différences se muent en tranchées infranchissables ; toutes les vannes de l’idéologie sont ouvertes et la société se morcelle en myriades d’îlots barricadés réalisant au sens propre la guerre de tous contre tous. Nous nous avançons collectivement vers des contradictions de plus en plus acérées et donc vers un éventail grandissant de tels choix impossibles, qui poussent chacun à se radicaliser derrière sa barricade.
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Les deux extrêmes que constituent « la pandémie est une chose inventée » des conspirationnistes et « la pandémie est l’urgence absolue » de la gestion sanitaire constituent une métaphore de la contradiction réelle dans laquelle nous nous enfonçons. Les gouvernements ont navigué entre ses termes à un point qui a atteint des sommets d’absurdité. Il n’y pas à trancher en théorie entre ces extrêmes, et en pratique il reste surtout du bricolage. Pourquoi un virus parti de Wuhan fin 2019 et qui a tué près de 7 millions de personnes dans le monde (selon l’estimation la plus faible, mais près de 15 millions selon une estimation haute de l´OMS) a-t-il reçu le traitement politique qu’il a reçu et que vient faire le complotisme dans le tableau ? Ce traitement n’a rien d’une évidence si l’on considère la prolifération des autres risques qu’aucune politique n’arrive à juguler ; on se passera de les énumérer ici. La politique sanitaire est plutôt la manifestation d´une impuissance radicale finalement résolue par la vaccination de masse en un semblant de capacité d’agir. Ce cas pourrait donc aussi servir d’enseignement pour les autres crises.
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Lorsque nous nous demandons comment le capital se saisit de la vie, plusieurs niveaux sont entremêlés : 1/ ce que le capital fait au vivant humain et non-humain ; 2/ la manière dont le capital lui-même « vit » en pompant du travail vivant pour créer de la valeur ; 3/ la manière historique dont l´État compense ses effets humains par la gestion statistique des corps et des populations (biopouvoir au sens foucaldien) ; 4/ la manière dont il tente de surmonter sa contradiction fondamentale dans la quatrième révolution industrielle en appliquant les « technologies de convergence » à tout ce qui existe, pour faire émerger un ordre hybride. Plus de travail mort, plus de travail vivant, mais quelque chose comme du mort-vivant (dont « l’intelligence organoïde » [9] du genre d’un cerveau dans un bocal pourrait être l’image ironique). Cette synthèse réconcilierait tout ce que le capitalisme a séparé dans sa phase d’instauration : tout ce qui a été concassé en poussière d’éléments pourrait être reconfiguré à son image. Le seul problème est que cette tendance précipite encore plus rapidement la désubstantialisation de la valeur sur laquelle repose la reproduction capitaliste. Fusionner le physique, le biologique et le numérique avec l’économique consacre pour le capital la tentative de se « survivre » en s’enterrant.
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Ce cirque n’était pas destiné à « protéger la santé des citoyens » mais à garantir la poursuite la moins entravée possible de l’appareil de production et à éviter l’effondrement du système hospitalier déjà bien mal en point. Dès lors, les tergiversations entre le sauvetage de l’économie et le sauvetage des vies n’ont plus cessé [11]. Il ne s’agit que des fonctions régulières de l´État. Même la mise à l’arrêt de l’économie mondiale au printemps 2020 — qui n’a décidément pas fini de stupéfier — peut se passer d’hypothèses fortes : la plupart des gouvernements européens, confrontés à une situation inconnue et potentiellement ingérable, ont préféré confiner et délivrer des plans de soutien et de relance mirobolants que de risquer pire encore si une hécatombe semblable à celle du nord de l´Italie devait se généraliser. Disons que c´est la moindre des choses qu’on pouvait attendre d’eux. Aucun gouvernement ne peut se permettre de laisser tranquillement mourir des milliers de gens sans raison valable, sous peine de précipiter encore plus rapidement le compromis social déjà en plein délitement dans un véritable chaos. Le fait de « laisser mourir » qui est une réalité quotidienne du capitalisme mondialisé ne doit pas ici apparaître dans toute sa crudité. Le gouvernement doit donner des gages (statistiques au moins) de son « effort de guerre ».
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L´État vise uniquement à produire des statistiques crédibles de ses interventions sous contrainte de valorisation capitaliste et de la justification du cadre légal correspondant, mais non à « protéger la vie ». Si l´État se souciait de la « santé », il interdirait immédiatement les milliers de substances chimiques qui détruisent le monde à petit feu et qui sont accusées par l´OMS de provoquer 7 millions de décès prématurés tous les ans et par une étude du Lancet plutôt 9 millions [15]. De quel droit cet empoisonnement continu mérite-t-il d’être ignoré cependant que la pandémie est érigée en urgence absolue ? Et quand la Commission Européenne s’empare du dossier des substances toxiques dans le but d’aboutir à leur interdiction, il faut dire pareillement qu’elle ne protège pas notre « santé », mais la réduction statistique des risques (et des coûts) associés à l’augmentation constante de telles substances dans l’environnement, sans parler d’une fragilisation des États de plus en plus souvent attaqués par des associations de citoyens. Ceux qui accusent les lobbys de faire capoter une telle ambition oublient pour leur part de quoi est fait leur propre quotidien, à savoir l’omniprésence de tels produits, dont l’éviction aurait des conséquences incalculables sur l’économie, mais aussi sur leur confort, et qu’aucune instance politique, mandatée pour faire tourner la machine, ne peut se permettre. Les substances toxiques ne semblent donc pas prêtes de s’arrêter et avec elles notre empoisonnement continu. Il en va de même pour l’idée somme toute assez raisonnable qu’un confinement prolongé de l’appareil de production aurait (peut-être) évité de nombreux morts du Covid. Mais quel État pouvait endosser une telle décision sans l’assortir d’un effondrement économique dont personne n’est prêt à assumer les conséquences ? Et quelle autre alternative alors qu´un contrôle social de chaque instant, comme en Chine ?
Passé le choc du premier confinement, il ne restait pour les démocraties occidentales que la tergiversation permanente entre le contrôle autoritaire de la vie sociale et de la culture et le relatif laisser-faire dans la sphère de la production. En aucun cas, on n’a agi sur les causes qui donnèrent à cette pandémie son caractère planétaire et fulgurant : on répondit par des moyens qui ne pouvaient être que techniques, autoritaires et incohérents, pendant que les plans de relance s’assuraient que la production reprenne comme avant. Les dilemmes éthiques manifestés à cette occasion eurent le parfum de la morale bourgeoise, qui pleure des larmes de crocodile sur des choix impossibles sans envisager de mettre en cause leur matrice sociale. C’est ainsi que l’Allemagne a passé en 2022 une loi qui qui encadre le tri des patients en cas de débordement hospitalier. L’alibi éthique imparable de la lutte contre la discrimination parvient ainsi à renverser une vieille intuition éthique (celle d’une obligation particulière résultant d’une situation particulière) en gestion la plus lisse et impersonnelle possible des cas de conscience résultant d’un choix impossible. Avec ceci, le principe du tri des patients est perversement légalisé. Le « biocapital » encadre de plus en plus finement la gestion de la vie et de la mort par la réglementation éthique et biopolitique des risques qu’il engendre lui-même. Le « matériel humain » passe par pertes et profits dans cette comptabilité.
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Il faudra plutôt mettre en évidence pourquoi la progression de la crise de reproduction induite par l’affaiblissement structurel de l’accumulation capitaliste ne pourra que conduire l’ensemble de la société vers des choix de plus en plus impossibles dans lesquels nous ne devrions pas trancher, sauf à consentir au dilemme du marin sous la forme nouvelle de son traitement technique. Accepter ce choix, c’est finir mangé soi-même. Le pragmatisme réaliste ne fait qu’aiguiser la contradiction sans la résoudre et précipiter d’autant mieux les foules dans une explication irrationnelle de leur malheur. Peut-être dira-t-on qu’il est facile de critiquer les politiques sanitaires ; qu’aurait-on à proposer de mieux ? Je dirais que si la santé de la population était la véritable urgence, l’arrêt de l’économie serait une chose non négociable et les autres mesures viendraient seulement de surcroît (y compris la mise au point d’un vaccin). Si la sphère politique ne dispose pas de cette marge d’action et qu’elle est bien plus paniquée qu’il n’y paraît, alors son crime est de faire croire le contraire et de maintenir ainsi un système qui menace la vie au nom de la sauver.
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Pour le reste, nous pouvons concéder le bricolage politique. Les politiques sanitaires ne sont pas scandaleuses en soi mais intrinsèquement paradoxales. Si elles veulent protéger la vie, qu’elles en tirent l’ultime conséquence sur l’économie. Si elles veulent s’assurer que l’accumulation capitaliste poursuive sa course folle, qu’elles cessent de parler de protéger la vie. C’est cela que nous devons exiger des gouvernements. Ce qu’il faut refuser dans le passage en force de la vaccination de masse, c’est la fausse réconciliation d’une contradiction non traitée. Ce qui ne peut pas être concédé, c’est l’intimidation autoritaire de la force publique qui met chaque individu au pied du mur pour ne pas admettre son propre coinçage.
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S’il ne s’agit pas de la protection de la santé, de quoi s’agit-il au juste ? Contrairement au citoyen tétanisé de peur et respectant servilement des règles qui détruisent tout ce qui reste de lien social mais surtout sans toucher au travail, le complotiste, pris jusqu’au cou dans les contradictions qu’il repère en dehors de lui mais pas en lui-même, arrive à la conclusion qu’on ne la lui fera pas, qu’il y a une raison à tout cela, et que cela doit bien profiter à quelqu’un. Quelque chose cloche, et un scénario s’impose pour combler les fissures. Les incohérences mentionnées plus haut dans la gestion de pandémie devraient pourtant lui assurer qu’il n’y pas de master plan.
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Plus la raison statistique s’enfoncera dans son propre délire, plus elle nourrira les tentatives d’explication irrationnelles qui surgissent en son sein. Car la raison statistique, elle aussi, nous assure qu’elle maîtrise la situation alors que c’est faux.
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Car il va de soi que ce n´est pas le raffinement des statistiques et le dialogue des chiffres avec eux-mêmes qui vont nous tirer de l’impasse. La contradiction n’est pas levée ou résolue mais au contraire aiguisée par son traitement technique. Qu’on fantasme des plans cachés ou qu’on s’en remette aux stratégies de crise gouvernementales, un savoir supposé à l’Autre vient dans les deux cas combler la faille dans le savoir. L’extrême incertitude et vulnérabilité collectives est certes, pour beaucoup, à la limite du soutenable, dans un monde où on passe son temps à parler d’anticiper les risques. Il est tentant de mettre à cette place un savoir et un pouvoir infaillibles, celui des experts ou celui d’un complot mondial ; mais il faut bien voir que ces deux tendances se nourrissent mutuellement et rivalisent pour occuper la même place.
L’individu livré au bilan continu des chiffres officiels et sommé de s’incliner devant leur résultat est dépossédé d’une capacité d’appréciation des risques qu’il fait courir à soi-même et à d’autres, tout comme il est séparé de l’appréhension directe de la logique de la production capitaliste. Pourtant cette appréciation détermine toujours aussi l’issue d’une lutte contre une épidémie. Elle est imparfaite et incertaine et n’a pas à son avantage la production chiffrée de son résultat, mais elle est socialisable (au sein d’une famille, d’un quartier, d’un lieu de travail, etc.). Personne ne souhaite tuer sa grand-mère en éternuant à côté d’elle ; mais peut-être la grand-mère préfère-t-elle cet éternuement à un mortel isolement social. Combien de vieillards récalcitrants à la vaccination avouaient assumer le risque qu’ils prenaient ? La « quantodémie » [17] couronnée par une tentative d’imposition autoritaire de la vaccination de masse dénie notre intelligence des choses, notre capacité sociale d’apprécier un contexte et de prendre soin les uns des autres. Elle se contredit elle-même par son empressement cynique à remettre en route tout ce qui a contribué à l’irruption et la diffusion fulgurante de cette pandémie. Elle se prépare déjà pour la suivante comme elle se prépare pour un réchauffement de 4°. Elle s’inscrit ainsi dans la continuité de toutes les autres dépossessions sociales qui nous habituent au management de la catastrophe.
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La montée des risques ne peut que conduire à aiguiser cette contradiction en direction d’un antagonisme social toujours plus violent. Pourtant le refus du traitement techno-politique des crises — désormais confié aux capacités croissantes de l’intelligence artificielle — ne devrait pas être intrinsèquement porteur d’une pente glissante vers des fantasmes de complot. Si la dénonciation personnificatrice est l’expédient d’une critique qui n’est pas menée jusqu’au bout, cela vaut autant pour la personnification des « volontés » politiques auxquelles sont prêtées des marges d’action invraisemblables que pour la dénonciation des idéologies de crise populaires à qui on ferait porter tout le poids de la confusion. La focalisation sur les volontés politiques ne vaut pas mieux qu’une pychologie de comptoir (qui n’a rien à voir avec le déchiffrement de l’inconscient) et la focalisation sur la dérive protofasciste de la société risque de faire oublier l’analyse de son terreau au profit d’un opprobre moral. La confusion qui mène au confusionisme est manifestement entretenue par le discours politique lui-même, qui n’a pas à en être dédouané. C’est pourquoi la banalisation de telles idéologies de crise n’est peut-être ni plus ni moins inquiétante que l’acceptation passive d’une gestion technique de la crise comme mode opératoire principal de la sphère politique, ainsi que le maintien inflexible d’un discours de maîtrise et de progrès par ses élites, position qui a vrai dire comporte aussi quelque chose de délirant.
L’aiguisement réel de la contradiction doit donc être accompagné d’un aiguisement théorique correspondant. Le parti pris pour le discours de la « protection de la vie » accrédite le glissement vers la « vie administrée », qui n’a pas d’autres limites que celles de la crise elle-même, c’est-à-dire la réduction de l’existence à un minimum vital tendanciellement acheminé vers la pure et simple survie, où l’arbitrage sera de plus en plus confié à l’intelligence artificielle, faute pour les porteurs de fonction d’assumer une quelconque « décision » dans un contexte où tous les choix sont impossibles. Ainsi l’accusation de vitalisme réactionnaire maniée dans certains cercles contre les complotistes peut tout aussi bien s’appliquer à ceux qui nient simplement la pandémie qu’à ceux qui ne voient qu’elle et acceptent en son nom une ingérence sans précédent dans la gestion de la vie. « Eugéniste toi-même ! » pourrait bien être une insulte à double tranchant dans le contexte d’aiguisement des contradictions du vitalisme capitaliste non analysé.
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La critique de la valeur-dissociation, a apporté une interprétation nouvelle de la troisième révolution industrielle (celle de la microélectronique) en montrant combien elle a été décisive dans la désubstantialisation de la valeur et la fuite en avant compensatoire dans la financiarisation. La critique de la valeur-dissociation ne doit pas continuer à ignorer les effets de ladite quatrième révolution industrielle qui lui fait suite et qui est définie explicitement par ses promoteurs comme « la fusion du physique, du numérique et du biologique ». Ce n’est pas intrinsèquement faire preuve de complotisme que de voir dans cette évolution des potentialités autoritaires d’un genre inédit qui, dans un contexte de montée globale des risques, pourraient être largement accueillies socialement et politiquement comme le seul traitement adéquat de crises économiques, sociales, sanitaires et écologiques de plus en plus ingérables. Le refus de sombrer dans la fausse immédiateté du « risque vital » qui nous prend à la gorge (et dont la pandémie constitue un avant-goût amer) doit faire l’objet d’une critique qui se hisse précisément à ce niveau-là de la contradiction systémique et qui ne laisse pas le terrain libre au seul fanatisme conspirationniste.
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RQ :
Outre le Covid-19, on pourrait citer comme exemples les pesticides, les engrais chimiques, le nucléaire, les polluants "éternels" (PFAS et PFOS), les élevages intensifs, la destruction planifiée des sols, etc.