La stigmatisation des plus riches, la critique des mutinationales et des paradis fiscaux, l’objectif de partage des richesses et d’un meilleur pouvoir d’achat, la préservation des emplois, la recherche d’une alter-économie ou d’une économie mieux contrôlée par l’Etat, l’octroie d’un pouvoir de décision aux travailleurs d’une entreprise... sont très insuffisants pour signer une politique anti-capitaliste et une voie de sortie désirable des filets d’acier de la civilisation industrielle et de la dépendance à ses structures et machines.
La pratique et les luttes devraient s’appuyer sur de solides critiques théoriques pour espérer viser des objectifs pertinents. Mais la théorie critique ne peut rester dans sa bulle et ignorer les pratiques, les conditions et contraintes réelles.
Cet article pose bien ce problème crucial :
La Chouette et l’Escargot. Comment sortir, d’une part, de la bulle théorique de la critique de la valeur-dissociation ? Comment éviter, d’autre part, les pièges de la fausse immédiateté ? par Ernst Schmitter
Comment sortir, d’une part, de la bulle théorique de la critique de la valeur-dissociation ? Comment éviter, d’autre part, les pièges de la fausse immédiateté ?
- Pour une décroissance réellement anticapitaliste / Pour une critique de la valeur tournée vers la pratique
Quelques extraits de cet article
Quiconque souhaite comprendre l’histoire et l’état actuel du capitalisme ne peut que se féliciter des éclaircissements que la critique de la valeur-dissociation (CVD par la suite), nous apporte. Elle montre que l’ADN du capitalisme, sous la contrainte de la concurrence universelle, comporte deux éléments inconciliables : d’une part le besoin absolu de produire toujours plus de valeur, tout en déléguant le plus souvent aux femmes les activités indispensables à la reproduction, mais qui ne produisent pas de valeur et auxquelles par conséquent le titre de travail est refusé ; et d’autre part la nécessité non moins absolue d’accroître sans cesse la productivité, c’est-à-dire d’éliminer progressivement du processus de production ce qui fait la substance même de la valeur : le travail. Contradiction cruciale, qui mène inéluctablement le capitalisme à sa propre destruction. Car le conflit entre ces deux tendances, intrinsèques au système, est fondamental, donc inévitable. Il en résulte une dynamique irréversible de cette « belle machine » (Adam Smith) qui la pousse simultanément vers deux limites : la limite intérieure de la valorisation de la valeur, qui provoque l’effondrement économique, sociétal, civilisationnel ; et la limite extérieure, posée par l’écosystème-Terre, cause de l’effondrement écologique. Ce diagnostic sans équivoque est intolérable pour toutes celles et tous ceux qui croient à la perfectibilité du capitalisme, c’est-à-dire pour pratiquement tout le monde. Aussi la CVD rencontre-t-elle peu de sympathies : son rôle est celui de Cassandre.
(...)
La CVD a montré que de la Corée du Nord, en passant par la Chine, l’Europe et les États-Unis jusqu’à Cuba et au Venezuela, dans tous les pays du monde, malgré toutes les différences dans les modalités, l’économie est basée sur les mêmes catégories fondamentales ‒ la valeur, l’argent, le travail, le marché. Ce sont les catégories de base du capitalisme. Une « économie non capitaliste » est un oxymore, c’est-à-dire une combinaison de deux éléments ou termes contradictoires dont l’alliance paradoxale donne à l’ensemble un tour séduisant. L’idée fascinante d’une économie non capitaliste relève tout simplement du fantasme. Pour sortir du capitalisme, il faudra sortir de l’économie, selon l’expression choisie par les Ennemis du meilleur des mondes
Sortir de l’économie ! Vaste programme, comme disait De Gaulle pour évoquer l’impossible. À plus forte raison lorsqu’on se propose de ne pas tomber dans le piège de la fausse immédiateté ! Faut-il donc se résigner en cessant de se poser des questions inutiles et en optant pour une contemplation béate ? C’est ce à quoi nous invite tous les jours l’industrie du bien-être et de l’épanouissement personnel. Ou bien, faudrait-il au contraire s’adonner à un activisme résolu en faisant fi de toutes les théories ? C’est ce que font des millions de personnes qui ignorent jusqu’au nom de la CVD. Elles le font parce qu’elles ne supportent pas de voir le monde autour d’elles se dégrader chaque jour davantage. En effet, le clivage entre la CVD, perspicace mais sans effet pratique, et les velléités d’engagement pour un monde meilleur, fortes mais bloquées dans leur manque de discernement, semble insurmontable.
Il n’est pas surprenant qu’en parcourant le panorama contemporain des programmes et des projets anticapitalistes on n’en trouve aucun qui puisse satisfaire aux critères de la CVD. Pour une raison simple : il est facile de se dire et de se croire anticapitaliste. Mais il est très difficile de l’être sur un plan catégoriel, c’est-à-dire en tenant compte du fait que la société capitaliste est construite sur des bases catégorielles que nous sommes tentés à tort de considérer comme naturelles et transhistoriques
(...)
La décroissance rencontre de plus en plus de sympathies, et cela se comprend. C’est que la lutte pour une bonne vie et contre la compulsion de croissance est autrement plus attractive que l’abolition des catégories de base du capitalisme prônée par la CVD. Constatons cependant que le programme de la décroissance ne peut que provoquer l’hilarité des tenants de la CVD. Parce que, manifestement, les décroissants se trompent d’adversaire. On ne peut pas imaginer une économie sans compulsion de croissance, un peu comme on peut préférer le café décaféiné. Si vous êtes contre la compulsion de croissance, vous devez être contre le système dont la compulsion de croissance est le moteur, c’est-à-dire contre le système producteur de marchandises, c’est-à-dire contre l’économie capitaliste, c’est-à-dire contre l’économie tout court, c’est-à-dire contre les catégories à la base de ce système. Tant que vous n’avez pas compris ces mécanismes, vous n’avez aucune chance de changer de système. Les masques de caractère du capital pourront dormir tranquille : la décroissance n’est pas si « décroissante » qu’elle en a l’air. Nous venons de la surprendre en flagrant délit de fausse immédiateté.
La symétrie est saisissante : d’une part, nous avons affaire à une théorie qui analyse avec brio les mécanismes du capitalisme, mais qui est dépourvue de valeur pratique : la CVD. D’autre part, nous nous trouvons en face d’un mouvement qui, dans la mouvance anticapitaliste séduit de plus en plus de gens, mais qui manque de pertinence théorique : la décroissance. Quoi de plus évident donc que de suggérer une collaboration entre la CVD et la décroissance ?
(...)
Nous traversons une époque extrêmement éprouvante pour ceux et celles, innombrables, qui ne veulent pas perdre l’espoir de changer le monde. Il serait donc grand temps que la chouette de la CVD abandonne son habituel « Pas comme ça ! » et que l’escargot de la décroissance résiste résolument tant à l’anticapitalisme tronqué qu’à la tentation du populisme transversal qui l’entraînent vers une forme d’alter-économie et non une sortie de l’économie. Il pourrait en résulter une véritable collaboration. Ce serait peut-être le début d’un mouvement émancipateur authentique qui manque si cruellement à l’humanité. On peut toujours espérer.