Le blocage politique français est un symptôme supplémentaire illustrant une déstabilisation mondiale plus générale. Une étude récente montre comment les sociétés libérales sont dépassées par un trio de crises interdépendantes : stagnation économique, surplus de main-d’œuvre et destruction écologique, qui structurent le capitalisme contemporain.
Romaric Godin _ Mediapart 10 juillet 2024
La crise politique française n’est pas un cas isolé. Depuis plusieurs années, quelque chose semble clocher dans le cadre du capitalisme démocratique qui était, depuis la chute du mur de Berlin, perçu comme une forme d’achèvement naturel de l’histoire de l’humanité.
Le vote en faveur du Brexit et l’élection de Donald Trump en 2016 avaient ouvert cette séquence qui n’a cessé depuis de se développer avec des symptômes assez communs : une montée des forces nationalistes et xénophobes, une instabilité politique chronique, des poussées de violences sociales, un attrait croissant pour l’autoritarisme. Des « gilets jaunes » au blocage politique actuel en passant par les deux contestations des réformes des retraites, la France n’échappe évidemment pas à ce phénomène global. Elle en est même au cœur.
Comment expliquer un tel phénomène ? Souvent, les explications évitent le cadre économique, préférant en rester à des considérations politiques ou électorales. Avec cette perspective, les grandes tendances transnationales sont souvent perçues comme des fatalités. On a ainsi entendu pendant la campagne se développer l’idée que la percée de l’extrême droite était inévitable parce qu’elle s’inscrivait dans une tendance internationale. Mais cette explication n’en est pas une car, alors, il faut expliquer pourquoi cette tendance existe.
Début 2023, l’éditorialiste vedette du Financial Times, Martin Wolf, publiait un livre titré The Crisis of Democratic Capitalism (« La crise du capitalisme démocratique », Penguin Press, non traduit) dans lequel il s’interrogeait sur le lien de plus en plus distendu entre capitalisme et démocratie. Pour lui, c’est la mauvaise gestion du capitalisme par les élites qui conduit à la « stagnation séculaire » et, partant, à une « anxiété économique » des populations.
Pour Martin Wolf, le capitalisme non démocratique est intenable. Sa réponse est donc celle d’un « nouveau New Deal » permettant de réintégrer dans le jeu économique les classes « anxieuses » et d’en finir avec la stagnation séculaire. Quelques réformes politiques permettraient en complément de régler le problème démocratique. Mais cette vision peine à prendre en compte l’ensemble du cadre économique contemporain et ses interactions politiques. Les difficultés des démocrates aux États-Unis, au-delà du cas particulier de Joe Biden, montrent combien les espoirs de Martin Wolf semblent surestimés.
En réalité, la crise du capitalisme démocratique ne saurait se réduire à un problème de gouvernance. Elle pourrait bien être plus profonde et systémique. C’est du moins l’hypothèse que construisent trois chercheurs, Ilias Alami, de l’université de Cambridge, Jack Copley, de celle de Durham, et Alexis Moraitis, de celle de Lancastre. Dans un texte de recherche publié cette année et appelé « The ‘wicked trinity’ of late capitalism » (« La “trinité vicieuse” du capitalisme tardif » non traduit), ils inspectent une forme d’impossibilité de gouvernance de la gestion libérale du capitalisme autour d’un trilemme représenté par trois crises interdépendantes.
Le trilemme du capitalisme contemporain
Les trois crises qu’identifient les auteurs sont les suivantes : la stagnation économique, la multiplication des surplus de main-d’œuvre et la destruction environnementale. Non seulement ces trois crises sont interconnectées, mais elles empêchent toute gestion d’ensemble de la situation. « Gérer n’importe lequel des pôles de ce trilemme a des effets directs non prédictibles sur la gestion des autres pôles, rendant la tâche de la gouvernance risquée et contradictoire », résument les auteurs.
Cette situation n’est pas le fruit du hasard. La crise économique actuelle du capitalisme se distingue par un lent ralentissement de la croissance et de la productivité. Une telle situation conduit nécessairement à « une inhabilité croissante à maintenir les niveaux existants de demande de travail » et donc à « générer une tendance à la production d’excès de population », comme le soulignent les auteurs.
La situation est, en réalité, complexe. La tertiarisation de la production induit aussi un besoin croissant de main-d’œuvre, mais les conditions de ce besoin ne sont pas contradictoires avec cet « excès de main-d’œuvre ». Ce dernier ne prend simplement pas la forme classique d’une croissance du chômage, mais plutôt celle de la précarité, du sous-emploi, de « l’ubérisation » ou d’une perte de droits sociaux (assurance-chômage, retraites).
« L’essentiel est de maintenir un effet disciplinaire sur le monde du travail », résume Ilias Alami qui met en avant des « stratégies d’adaptation des États à ce nouveau contexte pour maintenir le taux de profit ». En France, toute la politique économique et sociale d’Emmanuel Macron visait à produire ce « surplus » humain.
Mais, en retour, cette pression sur le travail réduit la consommation et le bien-être. Les travailleurs cherchent donc à se protéger de ces effets, mais toute augmentation des salaires ou amélioration de leur sort viennent mettre une pression sur l’accumulation du capital déjà en proie à la stagnation.
De même, les travailleurs, soumis à cette pression, sont beaucoup moins enclins à réaliser des efforts pour contribuer à lutter contre la crise environnementale. Les auteurs insistent sur les demandes des travailleurs pour maintenir des activités extractives capables de leur fournir des emplois, mais on pourrait élargir ce lien à un refus de modifier un mode de vie déjà mis sous pression par le capital.
Le refus de l’écologie dite « punitive » s’enracinerait ici avec un rejet des taxes « vertes », des restrictions de consommation ou de l’usage de l’automobile. Cela est d’autant plus vrai que l’organisation spatiale du capitalisme oblige les salariés à travailler dans certaines zones où ils dépendent de l’usage de l’automobile. Dans ces conditions, les « besoins » des travailleurs définis par le capitalisme sont fondamentalement contradictoires avec tout règlement de la crise écologique. La crise des gilets jaunes en France a mis au jour ces difficultés.
Si l’on reprend le pôle de stagnation économique de la crise, ce dernier implique également de chercher de nouveaux marchés et de s’assurer de bénéficier d’énergies et de matières premières bon marché. Aussi intensifie-t-il l’exploitation de la nature. Cela prend bien sûr des formes extractivistes classiques, mais peut aussi prendre les formes d’un pseudo-règlement de la crise écologique avec les notions de « croissance verte » et de « découplage ».
Le développement des véhicules électriques censés améliorer la crise écologique accélère ainsi la demande de matières premières et la « défense » des écosystèmes par la financiarisation et la marchandisation de la biosphère discutée dans les récents sommets internationaux. Finalement, la crise écologique n’en est que plus profonde.
Mais cette impossibilité de gestion de la crise écologique a, elle-même, un impact sur les deux autres pôles. La dégradation du climat rend plus difficile le fonctionnement normal de l’économie et vient frapper directement les populations et leurs conditions de vie. « La crise du travail est inévitablement liée à la catastrophe environnementale en cours parce que la course à la croissance de la productivité crée aussi une compulsion aveugle à dominer la nature », résument les auteurs.
Le piège se referme
On le voit, les trois pôles de la crise s’auto-entretiennent. Vouloir régler un seul de ces pôles entraîne une aggravation des deux autres. Et même gérer une seule relation, par exemple le lien entre croissance et écologie, vient aussi renforcer les crises des deux pôles, tout en mettant la pression sur le troisième pôle. Les auteurs de l’étude prennent comme exemple de ces contradictions l’industrie des panneaux solaires, une industrie en surcapacité chronique et largement soutenue par l’État.
Mais on pourrait aussi citer l’exemple des véhicules électriques. Favoriser les voitures électriques est censé améliorer à la fois la croissance économique et la crise écologique. Pour cela, c’est une industrie largement subventionnée. Mais une telle politique dans le contexte concurrentiel actuel crée des surcapacités et des problèmes de profitabilité.
Ces problèmes sont renforcés par les pressions sur les revenus des consommateurs et les régimes d’austérité qui découlent des généreuses subventions accordées. Cette industrie rencontre des résistances liées aux prix, mais aussi aux habitudes et aux infrastructures. Et ce, alors même que cette production nouvelle renforce la demande extractiviste de matières premières. En même temps, cette décision vient peser sur le monde du travail, tant par la nécessité d’acheter de nouveaux véhicules que par la destruction de milliers d’emplois existants.
Ce trilemme ressemble donc à un piège dont le centre est la « direction » donnée par le capital à l’organisation sociale. C’est bien parce que les trois pôles sont principalement soumis à l’exigence du capital que le piège se referme : les besoins du travail et de l’économie sont envisagés sous sa perspective, et c’est en tant que supplétif du capital que la nature est toujours envisagée.
L’État libéral dépassé
Dans cette situation inextricable, la crise atteint, selon l’analyse de ces trois chercheurs, ce qu’ils appellent « l’État libéral ». Cet État a « deux faces ». La première, économique, organise la séparation entre le politique et l’économique. La seconde, politique, garantit un certain nombre de droits : la représentation, la participation, la liberté formelle et l’égalité juridique. Ces deux faces sont complémentaires : le cadre politique offre des garanties à l’autonomie de l’économique tout en permettant de justifier cette même autonomie. L’égalité juridique et la liberté formelle sont des conditions de la concurrence capitaliste et de l’individualisme entrepreneurial, mais la participation politique permet de justifier la non-participation des travailleurs dans la sphère économique séparée.
Or, avec le trilemme présenté plus haut, « ces deux aspects sont en crise », souligne Ilias Alami. Les trois crises combinées et interconnectées « forcent l’État libéral à enfreindre ses propres règles », ajoute-t-il. Sur le plan politique, la séparation entre économique et politique est remise en cause « depuis 2008 » : « Les États interviennent désormais de façon visible et musclée et ce qui pouvait être compris comme une intervention d’urgence devient désormais un régime permanent qui donne au capitalisme actuel une saveur nouvelle », conclut-il. Le poids de la crise écologique joue un rôle clé dans ce soutien à la « croissance verte » dont on a vu les limites.
Or, à la différence des Trente Glorieuses, cette intervention ne se fait pas au bénéfice du monde du travail, pour les raisons que l’on a déjà évoquées. « Pour assurer la discipline du monde du travail, l’État n’hésite pas à suspendre de plus en plus de droits », explique Ilias Alami. On constate alors une criminalisation croissante des mouvements sociaux et de l’opposition, mais aussi une militarisation croissante des rapports sociaux et politiques, avec l’usage des technologies d’intelligence artificielle dans le contrôle social ou encore une répression constante du travail dans sa pratique concrète.
Progressivement, l’ordre libéral se désagrège sous l’effet d’une crise qui ne cesse de s’amplifier. Pour faire simple : le capitalisme tardif soumis au trilemme décrit plus haut ne peut tenir qu’au prix de cette désagrégation. « La gouvernance capitaliste tend de plus en plus à déborder les limites de la tradition libérale », constatent les trois auteurs. « En cherchant à sécuriser les conditions de la poursuite de l’accumulation du capital, les États ont créé un monde de plus en plus ingouvernable par les moyens libéraux », résume l’étude.
« Ce n’est pas qu’une question d’État illibéraux ou non, mais c’est une tendance structurelle qui s’applique à un capitalisme sous tension », résume Ilias Alami. Bien sûr, il existe encore des différences cruciales entre des États qui ont basculé dans l’autoritarisme et ceux qui restent formellement des démocraties libérales, mais même ces dernières sont touchées par cette tendance de fond. Et là encore, la France depuis 2017 est un modèle du genre.
L’inévitable impasse politique
Quelles sont les conséquences purement politiques de cette hypothèse émise par ces trois chercheurs ? D’abord, c’est la faiblesse de la promesse d’émancipation libérale, « restreinte à un segment de plus en plus faible de l’humanité », comme le disent les auteurs. La conséquence, c’est l’attraction des modèles autoritaires dans le Sud global, ce qui explique la popularité des alliances avec la Chine ou la Russie.
Mais c’est aussi vrai à l’intérieur même des pays avancés. Dans le spectre politique, le « bloc bourgeois », pour reprendre le terme de Bruno Amable et Stefano Palombarini, celui qui rassemble ceux qui croient encore au système en place et à ses vertus est clairement sous pression et en voie de réduction. Tant il est vrai que la gestion « libérale » du capitalisme l’est de moins en moins.
En parallèle, les mouvements qui prônent l’autoritarisme et une gestion militarisée et ethnicisée de l’économie sont en progression. C’est là la clé de ce mouvement en faveur de l’extrême droite qui a l’avantage apparent d’assumer une gestion non libérale du capitalisme quand les libéraux, eux, tentent seulement de sauver les apparences. Comme on le voit, ce mouvement n’est pas le fruit d’un funeste destin ou de seules manipulations de l’opinion, mais bel et bien d’un mouvement de fond au cœur du capitalisme contemporain.
Reste alors l’option sociale-démocrate qui peut prendre plusieurs formes, mais qui, pour faire simple, essaie, dans le cadre libéral, de régler, ensemble, les trois pôles du trilemme. Mais, comme on l’a vu, c’est une tâche sisyphéenne. « Au mieux, on pourrait trouver des compromis sur deux pôles, mais ce serait déjà difficile », estime Ilias Alami qui reconnaît, par exemple, que la mise en place d’un compromis classique entre le capital et le travail est « très compliqué dans le cadre du trilemme ».
Les auteurs veulent croire, cependant, que cette voie est encore praticable à condition, explique Ilias Alami, de « ne pas cacher que chaque choix implique des difficultés » et de « rendre ces choix transparents et objets de délibérations publiques ». Une démarche qui s’oppose à une situation dans laquelle on fait croire que les politiques peuvent relever du « gagnant-gagnant », sans aucun conflit ni compromis.
Mais il y a une autre conclusion possible que celle défendue par les auteurs. Si leur analyse est juste et si l’aspect central des besoins du capital rend le capitalisme tardif ingérable par les moyens libéraux, et si la seule alternative à ce trilemme est l’abandon des libertés politiques et sociales, alors c’est bien la centralité du capital qu’il faut contester.
Car même une reprise de la croissance de la productivité, par exemple par la généralisation de l’intelligence artificielle générative, ne permettrait pas de régler le trilemme par une issue sociale-démocrate. En augmentant la productivité, l’IA créerait à la fois une crise écologique majeure par sa consommation d’énergie et une crise du travail indéniable en augmentant encore le surplus de travailleurs (sous des formes de précariat sans doute) dans la mesure où le reste de l’économie est emmêlé dans une faible productivité.
Sortir de ce problème à trois corps suppose donc immanquablement un projet de transformation qui permette de remettre en cause non seulement la nécessité de l’accumulation, mais aussi de redéfinir les besoins de la population. Il rend alors davantage possible la gestion de la catastrophe écologique. Et de surcroît, ce renversement peut élargir les libertés individuelles en les débarrassant de la tutelle des besoins du capital. Mais cette option ne peut trouver sa place dans un cadre qui, comme Martin Wolf, estime que démocratie et capitalisme sont indissociables, contre l’évidence même de l’évolution présente.
Puisque cette contestation de la centralité du capital, base d’une transformation d’ampleur, n’est pas envisageable par les populations et les élites, le monde en est donc réduit à s’enfermer dans une chambre forte où l’on se tape en permanence, et où qu’on aille, la tête contre les murs.
Le blocage politique français actuel est aussi le reflet de cette situation où chacun pense pouvoir mieux gérer ce trilemme sans véritablement convaincre personne et en présentant des prix à payer qui ne peuvent pleinement satisfaire personne.
Dans ce type de situations où les déceptions laissent place aux impuissances qui alimentent les déceptions, l’issue autoritaire ne fait hélas pas l’ombre d’un doute. C’est bien pour cela qu’une analyse précise de la situation matérielle s’impose désormais avant tout enjeu d’organisation ou d’appareil.
Romaric Godin