A l’heure ou des experts de la science ou de la politique dictent leurs lois à coup d’état d’urgence et de mesures autoritaires et sécuritaires depuis l’Elysée, voici un article fort à propos : Giraud, Jancovici, Bihouix, etc. : Contre les experts et leur monde (par Nicolas Casaux)
Allons-nous tout abdiquer ce qui reste de vie aux injonctions des experts et tyrans pour qu’ils nous libèrent de la peur de la pandémie coronavirus (ou du terrorisme ou des catastrophes climatiques ou...), pour qu’ils pensent et décident à notre place partout et sur tous les sujets ?
Allons-nous attendre indéfiniment une libération (déconfinement) ou un monde d’après qui ne viendront jamais si on ne se révolte pas pour l’imposer contre les pouvoirs et leur monde de la civilisation industrielle ?
extraits :
« De nos jours, la civilisation de la mégalopole apparaît effectivement condamnée. Il suffirait d’une erreur d’interprétation concernant l’origine de quelques taches insolites apparues sur un écran radar pour provoquer le déclenchement d’une guerre nucléaire, suivie de la disparition de notre civilisation urbaine, ne laissant rien après elle sinon l’anéantissement des misérables réfugiés survivants par la famine, les épidémies ou les cancers causés par le strontium 90. Alors les “experts”, aussi hautement qualifiés que dépourvus d’humanité, qui préparent cette effroyable catastrophe resteraient seuls à établir les plans des constructions de l’avenir. »
— Lewis Mumford, La Cité à travers l’histoire (1964)
- La vie, dans sa plénitude et son intégrité, ne se délègue pas à des experts
« […] le […] spécialiste, cet homme diminué, modelé par la civilisation pour ne servir la ruche que d’une seule façon, avec une dévotion aveugle de fourmi. »
— Lewis Mumford, La Cité à travers l’histoire (1964)
« Au contraire de la civilisation, qui à ses débuts avait besoin pour se constituer de l’impulsion de chefs, ce système automatique fonctionne mieux avec des gens anonymes, sans mérite particulier, qui sont en fait des rouages amovibles et interchangeables : des techniciens et des bureaucrates, experts dans leur secteur restreint, mais dénués de toute compétence dans les arts de la vie, lesquels exigent précisément les aptitudes qu’ils ont efficacement réprimées. »
— Lewis Mumford, Les Transformations de l’homme (1956)
« La nouvelle aristocratie était constituée, pour la plus grande part, de bureaucrates, de savants, de techniciens, d’organisateurs de syndicats, d’experts en publicité, de sociologues, de professeurs, de journalistes et de politiciens professionnels. Ces gens, qui sortaient de la classe moyenne salariée et des rangs supérieurs de la classe ouvrière, avaient été formés et réunis par le monde stérile du monopole industriel et du gouvernement centralisé. Comparés aux groupes d’opposition des âges passés, ils étaient moins avares, moins tentés par le luxe ; plus avides de puissance pure et, surtout, plus conscients de ce qu’ils faisaient, et plus résolus à écraser l’opposition. »
— George Orwell, 1984 (1949)
« Dans tous les domaines, de l’énergie atomique à la médecine, des politiques qui vont affecter la destinée — et possiblement mettre un terme, dans son ensemble, à l’aventure — humaine, ont été formulées et imposées par des experts et des spécialistes se désignant et se régulant entre eux, en vase clos, exemptés de toute confrontation humaine, dont le seul désir de prendre ces décisions en toute responsabilité constitue la preuve de leur totale inaptitude à le faire. »
— Lewis Mumford, Le Mythe de la machine : Le pentagone du pouvoir (1970)
« Toute Encyclopédie qui prend pour objet le savoir humain sans commencer par affirmer et par prendre pour base générale ce fait que les hommes s’en trouvent socialement séparés ne peut que participer à cette soupe populaire de la culture, distribution par les spécialistes de fragments racornis de connaissances surnageant dans une bouillie d’idéologie, qui participe elle-même de la reproduction de l’ignorance, de son entretien paternaliste. »
— Jaime Semprun, Discours préliminaire de l’Encyclopédie des Nuisances (1984)
« La prise en compte des contraintes écologiques se traduit ainsi, dans le cadre de l’industrialisme et de la logique du marché, par une extension du pouvoir techno-bureaucratique. Or, cette approche relève d’une conception […] typiquement antipolitique. Elle abolit l’autonomie du politique en faveur de l’expertocratie, en érigeant l’État et les experts d’État en juges des contenus de l’intérêt général et des moyens d’y soumettre les individus. L’universel est séparé du particulier, l’intérêt supérieur de l’humanité est séparé de la liberté et de la capacité de jugement autonome des individus. Or, comme l’a montré Dick Howard, le politique se définit originairement par sa structure bipolaire : il doit être et ne peut rien être d’autre que la médiation publique sans cesse recommencée entre les droits de l’individu, fondés sur son autonomie, et l’intérêt de la société dans son ensemble, qui à la fois fonde et conditionne ces droits. Toute démarche tendant à abolir la tension entre ces deux pôles est une négation du politique et de la modernité à la fois ; et cela vaut en particulier, cela va de soi, pour les expertocraties qui dénient aux individus la capacité de juger et les soumettent à un pouvoir “éclairé” se réclamant de l’intérêt supérieur d’une cause qui dépasse leur entendement. »
— André Gorz, « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation » (1992)
- 1984 et le totalitarisme, c’est maintenant
- Etats et capitalisme sont alliés pour approfondir des sociétés néo-totalitaires
« On retrouve ici la thèse d’Alain Touraine, selon laquelle le conflit central n’oppose plus le travail vivant et le capital mais les grands appareils scientifiques, techniques, bureaucratiques (qu’en souvenir de Max Weber et de Lewis Mumford j’appelais la mégamachine bureaucratique-industrielle) d’un côté, et de l’autre les populations en rébellion contre la technification du milieu, la professionnalisation et l’industrialisation des décisions et des actes de la vie quotidienne, les experts patentés qui vous dépossèdent de la possibilité de déterminer vous-même vos besoins, vos désirs, votre manière de gérer votre santé et de conduire votre vie. »
— André Gorz, « Anciens et nouveaux acteurs du conflit central » in Capitalisme, Socialisme, Écologie (1991)
« Cette violation a été particulièrement flagrante dans le cas de l’électronucléaire : le programme de construction de centrales reposait sur des choix politico-économiques travestis en choix techniquement rationnels et socialement nécessaires. Il prévoyait une croissance très forte des besoins d’énergie, privilégiait les plus fortes concentrations des techniques les plus lourdes pour faire face à ces besoins, créait des corps de techniciens obligés au secret professionnel et à une discipline quasi militaire ; bref, il faisait de l’évaluation des besoins et de la manière de les satisfaire le domaine réservé d’une caste d’experts s’abritant derrière un savoir supérieur, prétendument inaccessible à la population. Il mettait celle-ci en tutelle dans l’intérêt des industries les plus capitalistiques et de la domination renforcée de l’appareil d’État. Le même genre de mise en tutelle s’opère de manière plus diffuse dans tous les domaines où la professionnalisation — et la formalisation juridique, la spécialisation qu’elle entraîne — discrédite les savoirs vernaculaires et détruit la capacité des individus à se prendre en charge eux-mêmes. Ce sont là les “professions incapacitantes” (disabling professions) qu’Ivan Illich a dénoncées.
La résistance à cette destruction de la capacité de se prendre en charge, autrement dit de l’autonomie existentielle des individus et des groupes ou communautés, est à l’origine de composantes spécifiques du mouvement écologique : réseaux d’entraide de malades, mouvements en faveur de médecines alternatives, mouvement pour le droit à l’avortement, mouvement pour le droit de mourir “dans la dignité”, mouvement de défense des langues, cultures et “pays”, etc. La motivation profonde est toujours de défendre le “monde vécu” contre le règne des experts, contre la quantification et l’évaluation monétaire, contre la substitution de rapports marchands, de clientèle, de dépendance à la capacité d’autonomie et d’autodétermination des individus. »
— André Gorz, « L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation » (1992)
« Vous avez donc un mouvement social multidimensionnel, qu’il n’est plus possible de définir en termes d’antagonismes de classe et dans lequel il s’agit pour les gens de se réapproprier un milieu de vie que les appareils mégatechnologiques leur aliènent ; de redevenir maîtres de leur vie en se réappropriant des compétences dont les exproprient des expertocraties sur lesquelles l’appareil de domination étatico-industriel assoit sa légitimité. Ce mouvement est, pour l’essentiel, une lutte pour des droits collectifs et individuels à l’autodétermination, à l’intégrité et à la souveraineté de la personne. »
— André Gorz, « À gauche c’est par où ? » in Capitalisme, socialisme, écologie (1991)
« C’est pourquoi il est urgent de revendiquer sa non-appartenance à la communauté scientifique, ou à une sphère de spécialistes ou d’experts, et son statut de moins-que-rien, pour affirmer, haut et fort, sans étude, sans dispositif, sans statistique et sans autre expérience que celle du monde, alors même que partout encore des humains souffrent de la faim, de l’arbitraire et de l’injustice — et précisément pour cela —, que les poules préfèrent elles aussi le soleil et la liberté, et qu’à moins de les leur garantir, à quelque prix que ce soit, aucun d’entre nous ne peut être assuré d’en jouir toujours ; et que rien ne pourra servir de prétexte à leur martyre ou au nôtre ; et qu’une cause dont la servitude est le moyen ne saurait être entendue ni plaidée que par des bourreaux. »
— Armand Farrachi, Les poules préfèrent les cages : Bien-être industriel et dictature technologique ou Quand la science et l’industrie nous font croire n’importe quoi (2000)
- Les dystopies se réalisent sous nos yeux apeurés et sidérés
- Alors on en redemande, on se soumet, on accepte, ou bien on se révolte ?
« L’essentiel est que les experts scientifiques volent au secours ou au chevet de qui les paie, et dans tous les domaines. Certains, aux États-Unis, tous rétribués, ont juré devant les tribunaux, la main sur le cœur, que le tabac était sans danger pour les bronches. En France, le Comité Permanent Amiante, pour “prouver” que l’amiante cancérigène ne présentait aucun risque, s’est alloué les services des professeurs de médecine Étienne Fournier, Jean Bignon et Patrick Brochard. Peu de temps avant son interdiction, l’Académie de médecine en préconisait encore l’emploi. Le professeur Doll, dont le tableau sur les causes du cancer faisait autorité, n’avait voulu y intégrer les produits chimiques que pour une part négligeable. On a appris après sa mort qu’il avait touché pour cela 1 200 $ par jour de l’entreprise chimique Monsanto et que Chemical Manufacter Association lui en avait versé pour sa part 22 000. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait jugé le redoutable chlorure de vinyle inoffensif pour la santé. Les experts “indépendants” qui déclarent les téléphones portatifs ou les lignes à haute tension sans danger appartiennent généralement aux comités d’administration des opérateurs téléphoniques ou électriques. Pour ne donner qu’un seul exemple, le professeur Aurengo, qui soutient régulièrement, en tant que “savant”, que les champs électromagnétiques sont inoffensifs, est non seulement membre de l’Académie de médecine mais aussi du conseil scientifique de Bouygues, de l’association française des opérateurs mobiles et du conseil d’administration d’EDF. On en dirait tout autant et bien plus sur Bernard Veyret ou René de Sèze. Les laboratoires pharmaceutiques produisant des médicaments parfois inutiles et quelquefois mortels, comme Servier, siègent dans les cabinets ministériels, comme les chimistes qui autorisent, par ministre interposé, l’emploi des pesticides tueurs d’abeilles. Après le “Gaucho” de Bayer, interdit par le Conseil d’État, voici le “Régent” d’Aventis, puis le “Cruiser” de Syngenta. Bayer peut revenir avec “Poncho”, comme au jeu des chaises musicales. On sait depuis une certaine “épidémie” de grippe fantasmatique dite justement “aviaire” puis “porcine” que l’OMS même était tout entière sous l’influence d’industriels. Bruxelles, capitale de l’Europe, est surtout devenue la capitale mondiale du lobbying, avec 15 000 soldats au front et des allers et retours constants entre les postes de commissaires et les sièges dans les entreprises. Il y aurait un autre livre à faire sur ce que l’on appelle officiellement les “conflits d’intérêt” ou le “trafic d’influence”, mais la chose est à présent bien connue — quoiqu’encore sous-estimée — et ce serait un livre ennuyeux et trop long. »
Armand Farrachi, Les poules préfèrent les cages : Bien-être industriel et dictature technologique ou Quand la science et l’industrie nous font croire n’importe quoi (2000)
Certains l’auront remarqué, la pandémie de coronavirus en cours est et aura été une puissante occasion, pour l’immense majorité d’entre nous, de ressentir à quel point nous sommes dépossédés de tout pouvoir sur notre propre existence, sur la société dont nous sommes, bon gré (mais surtout) mal gré, parties prenantes. Confinés chez nous à voir ou entendre des experts et autres spécialistes nous exposer l’étendue de leurs incertitudes contradictoires (le Covid-19 est issu des pangolins, ou des chauve-souris, ou des deux, ou d’aucun des deux ; il peut se transmettre sur une distance d’un mètre, ou trois, ou huit, ou plus, ou moins ; son taux de létalité est assez élevé, ou moyennement, ou faible, car le nombre de personnes asymptomatiques mais infectées est peut-être bien plus élevé que ce qu’on croit, ou un peu plus élevé, ou plus faible ; ses symptômes peuvent inclure une anosmie, une dysgueusie, de l’urticaire, des maux de tête, de la fièvre, une toux sèche, mais il peut aussi ne provoquer aucun de ces symptômes, ou en provoquer bien plus, ou des bien plus graves ; « Le remdesivir, ce traitement potentiel du Covid-19 se révèle inefficace dans un premier essai clinique chez les patients sévères mais un autre essai annoncé par le National Health Institute pourrait venir contredire ce dernier[1] » ; etc.), nous sommes sommés d’attendre, et de ne rien faire, ou de travailler comme d’habitude, en tout cas de nous plier aux décisions — éclairées par lesdits experts scientifiques, mais aussi économiques — de nos talentueux dirigeants étatiques.
Or, pour une large partie de la population, cet état de fait est perçu comme à peu près normal, ou logique. C’est dire l’étendue des dégâts. Si tel est le cas, c’est en bonne partie parce que la démocratie a été définie, par les pouvoirs en place depuis des décennies, et même des siècles, par les dirigeants étatiques, comme la délégation de notre droit et de notre aptitude à déterminer le cours de nos vies et le genre de société dans lequel nous désirons vivre à une aristocratie élue. Ils ont, autrement dit, réussi ce tour de force de définir la démocratie comme un processus d’aliénation volontaire.
(...)
SUITE sur Giraud, Jancovici, Bihouix, etc. : Contre les experts et leur monde
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