Âgée de vingt-deux ans lors de son arrestation en 2015, Nûdem Durak a été condamnée à dix-neuf ans de prison pour « appartenance à une organisation terroriste », soit le PKK, Parti des travailleurs du Kurdistan, uniquement sur la base d’un concert donné sur une estrade pavoisée à ses couleurs, à une époque de négociations où les emblèmes du parti n’étaient pas illégaux.
Les témoignages de ses proches, que l’auteur a rencontrés en Turquie, expliquent qu’elle a été condamnée à titre d’exemple, à cause de son activité dans un centre culturel kurde et pour couper court à sa popularité naissante.
À travers de multiples cas, il ressort du livre que l’arrestation menace quiconque revendique une identité kurde. « Si on réfléchit, si on s’engage, on peut toutes finir en taule. Je suis incapable de penser à l’avenir : je me dis que je vais bien finir par être arrêtée », dit à Joseph Andras une militante féministe. Le paragraphe suivant indique qu’Öznur Değer, une journaliste qu’il venait de rencontrer, car elle avait été en prison avec Nûdem Durak, a été de nouveau arrêtée, le 25 octobre 2022. Le livre lui est dédié.
L’auteur inscrit celui-ci dans la lignée de Djamila Boupacha, l’ouvrage de Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi sur une militante du FLN torturée, écrivant : « Les efforts employés pour attirer l’attention sur son cas manqueraient leur but s’ils ne parvenaient pas à “éveiller la révolte”. » Il ne montre pas Nûdem Durak comme une héroïne, mais comme un exemple, une figure emblématique et banale de ce que vivent les Kurdes, principalement en Turquie mais aussi en Syrie, Irak et Iran.
Il donne à la persécution des Kurdes une incarnation, celle d’une chanteuse qu’on peut voir et entendre sur Internet, mais dont huit années d’emprisonnement ont abîmé la santé et la voix, comme en une allégorie frappante de ce que le gouvernement turc cherche à faire aux Kurdes : les réduire au silence. Pour contrer cela, Joseph Andras fait sentir toute la rage et la joie de vivre de sa protagoniste, qui sont aussi celles des Kurdes qu’il a interrogés, dont il restitue les mots brûlants de révolte.
Nûdem Durak rend également compte de la propagande nationaliste turque, héritée du kémalisme. La journaliste franco-turque Naz Öke : « On ne lit pas les Kurdes. Je ne peux pas retourner en Turquie, du coup, à cause de mes écrits. Dès qu’on s’approche des Kurdes, on devient “terroristes”. Un tweet suffit pour te jeter en prison. J’ai dû rompre avec des amis et des membres de ma famille, aussi. »
Ce silence, l’auteur le souligne, c’est aussi celui de l’Occident. Violation des frontières de la Syrie et de l’Irak, impossibilité de pratiquer sa langue, exécutions extrajudiciaires, emprisonnements massifs, deux triples assassinats en France, 45 000 morts en quarante ans : rien ne semble décider les médias et les gouvernements européens à mettre l’oppression des Kurdes de Turquie sur le devant de la scène.
Nûdem Durak s’affirme comme un livre politique, « sosyalist » : il rappelle que, si le Rojava a été abandonné par les Occidentaux une fois l’État islamique ayant cessé de leur apparaître comme une menace sérieuse, c’est que, comme le Chiapas, il est le lieu d’une expérience autonomiste, inspirée du communalisme ou confédéralisme démocratique du philosophe écologiste Murray Bookchin. Pour les démocraties capitalistes, il est vital qu’aucune alternative ne paraisse possible.
Joseph Andras souligne, citant un article écrit par Nûdem Durak dans un journal de prison, que tout est lié : « Non contents de travailler à “l’extermination du peuple kurde”, les États de la région, poursuit-elle, s’attaquent désormais à l’environnement dans lequel il évolue – et, plus particulièrement aux forêts. » On comprend alors pourquoi le PKK, qui inspire le système politique mis en place au Rojava, doit absolument être considéré par les pays occidentaux comme terroriste, et non comme un mouvement de résistance.
Mais Nûdem Durak est surtout une œuvre littéraire, dont la forme, toute de patience et d’humilité, atteint son objectif : rendre sa présence à celle qu’on a voulu absenter. Par les mots, libérer l’émotion qui ne peut plus l’être par la musique, son moyen d’expression naturel. Chaque chapitre comprend des paragraphes numérotés qui sont autant de faits et de réflexions sur la situation au Kurdistan ou d’éléments biographiques.
À ces paragraphes succède un texte en italique, rédigé en prison par Nûdem Durak elle-même et traduit du turc avec son accord. Cette forme d’autobiographie retrace la formation d’une identité et, parallèlement, la prise de conscience que cette identité est refusée par l’État turc. Elle y insiste sur des éléments fondateurs : l’école tant désirée, cependant décevante puisqu’elle ne pouvait y parler kurde, sa première guitare, le centre culturel où elle chantait et donnait des cours.
Comme se répondent au fil du livre le texte de Nûdem Durak et celui de Joseph Andras, à l’intérieur de chacun des deux se croisent histoire personnelle et destin collectif, événements familiaux et analyse sociale, politique. Plus sobre que dans ses précédents livres, l’écriture de Joseph Andras prend le temps de laisser place à sa famille, ses camarades, ses codétenues, tous ceux qu’il est allé voir en de véritables rencontres. Il décrit aussi les paysages où Nûdem Durak a vécu, le quartier ancien de Sûr à Amed ou son village natal rasé par l’armée en 1994, un site nu d’où l’on voit « l’Iran, l’Irak et la Syrie ».
« J’allais donc réclamer des comptes avec l’art », écrit Nûdem Durak pour qualifier sa révolte. C’est aussi ce que fait Joseph Andras par un livre politique au meilleur sens du terme, expression littéraire du mouvement de la vie contre l’injustice acharnée à faire rentrer dans le rang : « Mes gestes ont été de minutie et de rage. J’ai cherché le feu d’un humain charriant le feu ancien des réfractaires, je crois l’avoir frôlé, j’entends qu’on s’y avive : voilà tout. »