Je partage cette tribune que j’ai écrite pour Reporterre.
Mercredi 17 novembre, anniversaire des Gilets jaunes, Stéphane Trouille ne sera pas de la fête. Condamné « injustement » en 2018, le reporter vit depuis six mois avec un bracelet électronique. Sa détermination à lutter, elle, « n’a pas faibli », tire-t-il comme bilan dans cette tribune.
Stéphane Trouille lors de l’Assemblée des assemblées des Gilets jaunes, à Commercy (Meuse), en 2019. - CC nk1/fokus21
Le reporter Stéphane Trouille, numéro d’écrou 4954 encore pour quelques heures, a été condamné en 2018, dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes, pour violence sur personnes dépositaires de l’autorité publique. Sa peine : dix-huit mois de prison, dont huit ferme, et trois ans d’interdiction de manifester dans les régions Auvergne-Rhône-Alpes et Île-de-France. Depuis le début du mouvement, en partie étouffé par la répression policière et judiciaire, plus de 3 000 condamnations, dont 2 000 de prison ferme, ont été prononcées, a comptabilisé France TV Info.
Je viens de passer un peu plus de six mois sous surveillance électronique. Une épreuve loin d’être anodine, conséquence d’une condamnation, le 26 décembre 2018, à dix-huit mois de prison dont huit ferme, dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes, pour violence sur personnes dépositaires de l’autorité publique. Le tout complété d’une interdiction de manifester sur la voie publique pendant trois ans dans les régions Auvergne-Rhône-Alpes et Île-de-France. J’ai raconté à l’époque, ici, les raisons de mon interpellation.
Depuis le 17 mai dernier, je cohabite avec un bracelet noir et gris à la cheville droite, un bracelet qui permet à l’administration pénitentiaire de savoir quand je suis chez moi. Et de chez moi, je peux en sortir de 8 à 19 heures en semaine et de 14 à 18 heures les week-ends (de 10 à 18 heures pour ceux où je suis avec ma fille). Ainsi, je suis devenu mon propre gardien, qui s’autorise à sortir durant les heures admises, qui vérifie l’heure comme jamais auparavant et qui, en cas de manquement, peut se voir sucrer un temps de remise de peine, voir être dirigé vers la prison. Une vraie expérience d’autocontrôle dans la veine des auto-attestations de sortie mises en place pendant le confinement dû au Covid-19.
Manifestation de Gilets jaunes le samedi 1er décembre 2018, à Paris. © NnoMan/Reporterre
Tout au long de cette affaire, lors des procès, par la sévérité du jugement, par les paroles hautaines des juges et procureurs, mais aussi lors de cette période de bracelet, j’ai ressenti et vécu à quel point nous avons une justice de classe dans ce pays. Entre celles et ceux qui vivent leur peine sous bracelet dans un petit logement sans espace extérieur et celles et ceux — Balkany, Tapie, Guéant et consort — qui la vivent dans leur villa. Entre celles et ceux qui voient leur peine réduite, à la manière de Cahuzac, dont la surveillance sous bracelet a été suspendue au bout d’un an pour qu’il puisse exercer son activité de médecin, puis tout bonnement stoppée par décision du juge, qui dit s’être appuyé sur « les profonds regrets », et celles et ceux qui ne bénéficient pas de toutes les remises de peine sous prétexte qu’ils n’ont pas retrouvé de travail.
« Le bracelet est une vraie peine qui entre dans le corps et l’esprit »
Le bracelet m’a d’ailleurs mis devant les yeux à quel point la valeur du travail supplantait les autres pour le pouvoir judiciaire. J’ai pu le constater par rapport aux d’aménagements d’horaires, possibles pour aller travailler, mais impossibles pour participer à une réunion associative ou s’impliquer bénévolement dans un événement. Mine de rien, c’est le lien social qui peut en prendre un coup ! Avec, dans le même temps, une organisation administrative lourde puisqu’en plus d’envoyer les fiches de salaire après la période d’emploi, il est nécessaire de demander des justificatifs préalables à l’embauche aux employeurs. Et donc, de leur expliquer ma situation particulière et ma peine... On a connu mieux comme dispositif favorisant la réinsertion et l’emploi.
« C’est une peine faite pour punir, une peine visible. »
Même s’il a le mérite de permettre de rester dans son milieu de vie, je tiens ici à dire que le bracelet est une vraie peine, pas du sursis, une peine qui entre dans le corps et l’esprit, une peine faite pour punir, une peine visible, que certain·e.s ne supportent pas, préférant rejoindre la prison. Je précise aussi que je suis contre les peines d’enfermement et bien plus sensible à la démarche de la justice restaurative, qui consiste à mettre face à face les protagonistes d’une affaire. Ce type de justice est notamment mise en place sur le territoire zapatiste du Chiapas [1] au Mexique, comme ont pu nous l’expliquer cinq zapatistes, de passage dans la vallée de la Drôme et en voyage pour la vie [2]. Là-bas, pas d’avocat·e.s, pas de juges, pas de prison, pas d’amende, mais une justice de médiation, de réconciliation, de réparation et/ou de compensation, en nature ou en travail communautaire [3].
L’arrivée des zapatistes dans la Drôme.
« Ma détermination s’est renforcée face aux dérives autoritaires, identitaires et capitalistes du pouvoir »
Ces six derniers mois sous bracelet électronique, ma détermination à lutter pour d’autres mondes plus égalitaires, plus justes, plus épanouissants n’a pas faibli, bien au contraire. Elle a parfois pris des formes différentes, mais elle s’est renforcée, à la fois face aux dérives autoritaires, identitaires et capitalistes du pouvoir, et aussi face à cette peine injuste que je subis, comme de nombreux autres militant·e.s, Gilets jaunes notamment, qui a entre autres pour but de nous faire rentrer dans le rang [4].
Ma peine de surveillance, cumulée avec l’interdiction de manifester sur la voie publique pendant trois ans à laquelle j’ai été condamné [5], m’a contraint à transformer mes modalités d’action. Je me suis investi autrement dans des mouvements comme celui des acteurs culturels [6] (je suis intermittent du spectacle), avec notamment l’occupation des lieux de culture au printemps dernier. Investissement aussi contre le passe sanitaire, en soutien aux personnes en exil (avec l’association Voies Libres Drôme) ou aux personnes qui font face à la police et à la justice.
Mobilisation devant le Théâtre national populaire (TNP) de Villeurbanne. © Caroline Staffe / Hans Lucas
Les difficultés à avoir des lieux pour se réunir m’ont également poussé, avec d’autres, à remettre au goût du jour un projet de Maison du Peuple à Saillans (Drôme), le village où j’habite. Un projet initié en 2019 par le groupe local des Gilets jaunes dont je fais partie et qui a failli prendre forme en mars 2020. Un lieu d’auto-organisation, de partage de savoir-faire, de lien, un lieu dont on a tant besoin, encore plus par les temps qui courent.
Des Gilets jaunes à à Manosque (Alpes-de-Haute-Provence), le 12 janvier 2019. © Marion Esnault/Reporterre
Gilet au bout de mes rêves
Mon implication dans le mouvement des Gilets jaunes a également subi les conséquences de ma condamnation. Le gilet est toujours bien visible dans le véhicule, mais il m’est devenu compliqué d’assister aux réunions locales, encore plus de me rendre sur les ronds-points, comme celui de Valence, qui a repris des couleurs le samedi. Je continue à agir, en témoignant dans des médias, en réalisant des affiches, des tracts, des vidéos, en sensibilisant, en assistant quand cela reste possible aux réunions. Ce sera un vrai pincement au cœur de ne pas pouvoir me rendre au rassemblement anniversaire du mouvement mercredi 17 novembre. Je reste malgré tout tellement heureux de voir que les Gilets jaunes sortent de nouveau, que des personnes se rassemblent à nouveau sur la voie publique, se rencontrent, débattent, convergent, affichent leur mécontentement, imaginent leur société idéale et montrent qu’elles sont debout et qu’elles n’ont pas l’intention de se laisser faire.
Avec trois ans de recul depuis ma condamnation, je peux affirmer que le mouvement des Gilets jaunes, comme l’épreuve judiciaire que je vis, m’a transformé et a transformé ma vie de militant. J’ai lié connaissance avec énormément de personnes de ma région, tissé des amitiés, entrepris des luttes, organisé des événements, pris plaisir à débattre, partagé des moments difficiles... Entre nous s’est noué un lien puissant de solidarité, qu’on ne nous prendra pas. C’est une victoire loin d’être anodine selon moi. À coup sûr un terreau fertile qui fera germer les graines d’autres mondes auxquels nous sommes nombreux·ses à aspirer.
Ils n’auront ni notre détermination ni notre solidarité !
[1] Le mouvement zapatiste est une initiative de transformation sociale et politique radicale née au Mexique dans la région du Chiapas. Apparu au grand jour en 1994, le mouvement s’étend sur une région grande comme la Belgique, forte de 11 territoires (caracoles) comprenant 27 communes autonomes et s’organise avec ses propres instances démocratiques, culturelles, judiciaires, d’éducation, de soins... et son armée de libération, l’EZLN. 150 à 250 000 personnes composent la communauté zapatiste. C’est la plus importante expérience d’autogouvernement collective de l’histoire moderne avec le Kurdistan.
[2] À lire, le passage de la délégation dans la vallée de la Drôme.
[3] À voir à ce sujet, une intervention de l’historien Jérôme Baschet.
[4] Lire à ce sujet l’enquête que j’ai menée pour Bastamag.
[5] Concrètement, je suis interdit de tout rassemblement collectif avec une revendication, sur l’espace public. Fini les manifs, les ronds-points, les chorales sous les gaz, les tournages, les reportages — je suis reporter vidéo indépendant —, les assemblées sur la voie publique... Tous ces temps collectifs partagés de rencontre, de revendication, d’organisation, qui me font souvent tant de bien et qui était parfois source de revenu. Une vraie privation de liberté.
[6] Contre la réforme de l’assurance chômage, pour un meilleur pour un vrai plan de développement de la culture organisé par le bas, pour une meilleure prise en charge des précaires et des droits sociaux de chacun·es.
Article à retrouver sur https://reporterre.net/Gilet-jaune-j-ai-passe-6-mois-avec-un-bracelet-electronique