FRONT POPULAIRE DANS LA RUE
Dans une séquence où l’on ne cesse de s’identifier aux années 1930, d’analyser ce qui nous en approche ou nous en éloigne, et que l’on se demande ce qu’on attend vraiment du Nouveau Front Populaire sans forcément aboutir à des réponses concluantes, l’appel lancé par Georges Bataille au sein du groupe Contre-Attaque en novembre 1935, republié ici présente une perspective plus évidente, fait signe vers nous plus franchement.
Quelques éléments de contexte : en novembre 1935, le Front Populaire – coalition électorale formée, en vue des législatives d’avril 1936, par trois principaux partis supposés irréconciliables, la SFIO (lointain ancêtre de gauche du PS), le Parti Radical (plutôt centriste) et le Parti Communiste (aligné sur Moscou), pour barrer la route aux forces d’extrême-droite antiparlementaristes – tarde à organiser ses alliances et ses désistements, et à formuler son programme. Les tractations politiciennes n’en finissent plus. Or la grande manifestation du 12 février 1934, formée en réponse au défilé fasciste (de ligues nationalistes et de groupes d’anciens combattants comme les Croix-de-Feu présidés par le Colonel de la Rocque, cité dans le texte) du 6 février à la Concorde, a laissé la marque d’un soulèvement du peuple ouvrier contre le fascisme et contre le capitalisme à la fois. Et celle, massive, du 14 juillet 1935, entendait affirmer l’unité d’un peuple de gauche, anti-autoritaire et progressiste, contre toute division interne. C’est sur les traces d’un tel Éros social, capable d’orienter les enjeux syndicaux et électoraux sans s’y résumer, en les débordant par la rue, que les membres de Contre-Attaque veulent revenir et s’inscrire, avec le projet plus vaste de constituer une force révolutionnaire susceptible de rivaliser avec le fascisme – c’est-à-dire de lutter contre le fascisme sur son propre terrain, celui des masses organisées et enthousiastes. Une forme de populisme sans chef, parfois ambigu et dont certaines formulations (comme le « sur-fascisme », expression de Jean Dautry modelée sur le surréalisme, dans un tract ultérieur) seront critiquées, et critiquables, par la suite. Reste que la position antifasciste de Contre-Attaque est limpide, et se résume ainsi : « Père, Patrie, Patron, telle est la trilogie qui sert de base à la vieille société patriarcale et, aujourd’hui, à la chiennerie fasciste. » (tract du 5 janvier 1936).
Contre-Attaque est un groupe né en octobre 1935, issu de l’Union de lutte des intellectuels révolutionnaires, auquel prennent par Georges Bataille, André Breton, mais aussi d’autres surréalistes (P. Eluard, Benjamin Péret). Le groupe est « fondé en vue de contribuer à un développement brusque de l’offensive révolutionnaire ». Il s’agit, en appelant à l’action, d’arracher la révolution aux nationalismes, aux patriotismes, et aux mythes qui les soutiennent. Marqué par le communisme hétérodoxe du Cercle communiste démocratique et de La Critique Sociale (revue dirigée par Boris Souvarine) qui le précède de peu, Contre-attaque allie le marxisme et la psychanalyse dans la recherche du « secret de ce qui peut constituer un lien valable entre les hommes. »
L’appel de Contre-attaque est un signe, et un symptôme qui nous permet de faire le point dans le procès spéculaire mené aujourd’hui par la majorité encore au gouvernement et les médias entre les forces d’extrême-gauche et celles d’extrême-droite. La thèse qui séduisait Bataille et ses amis (des hommes surtout), du renversement des forces, de la conversion libidinale du désir des foules pour le fascisme en révolution n’a pas fonctionné, ça n’est pas le modèle à suivre. Pas plus que celui de la communauté organique qui devait pour Contre-attaque constituer l’avant-garde militaire de cette insurrection.
Ces précautions prises, c’est presque point par point que cet appel semble s’adresser à nous, parler d’aujourd’hui. Malgré ses équivoques et accents parfois virils et autoritaires, et les différences à observer entre l’état des forces à gauche, le paysage des factions fascistes d’alors, et la présence de la guerre au niveau mondial, il donne la formulation d’un message difficile à articuler parce qu’il suppose une sorte de recul vers l’évidence qui nous échappe : un appel à la rue, à trouver le peuple (c’est-à-dire les gens abandonnés), à la reprise en main par chacun.e de son existence politique et collective – à constituer la scène insurrectionnelle qui arrive, comme en 1934, aux marges d’un Front Populaire, à ses côtés, pour le suppléer et le déborder, pour agréger et recomposer les êtres, les sensibilités que les militants de l’économie et les années de macronie ont divisé.
S’il ne s’agit pas de rivaliser avec le fascisme, c’est bien le lien social qu’il faut reformer et retrouver, dans toutes ses dimensions subjectives, et à partir de la lutte appuyée contre le capitalisme, qui ne doit pas s’absoudre dans l’antifascisme ni dans la défense de la démocratie : de l’accord possible à plusieurs sur la prononciation d’une phrase, d’un énoncé, à la déambulation commune, à l’assemblée, à l’occupation d’un rond-point, au désarmement d’une cimenterie, à la reprise des terres, à la protection face à la répression sociale et policière, à la lutte contre le racisme en soi et autour de soi, à la vigilance collective contre l’espèce d’oubli terrible qu’exerce le fascisme d’état sur les affects, et toutes les choses auxquelles on s’est déjà habitué.es.
Le sursaut du sursis sur lequel on navigue ces jours-ci n’a de valeur qu’à traduire par la rue et dans les terres cette volonté qui s’est traduite par un vote mais qui est excédentaire à toute comptabilité politique, qui fait le sens, le « secret du lien valable » qui n’est pas un secret ni un mythe mais l’expérience concrète sans laquelle il n’y a pas de vie ni de politique possible.
*Une indication pratique pour plus tard : on retiendra la force de la « lenteur inouïe » de la marche des ouvriers débouchant sur le cours de Vincennes en 1934.
Source : https://lundi.am/Front-populaire-dans-la-rue
FRONT POPULAIRE DANS LA RUE
Intervention du 24 novembre 1935
Les Cahiers de « Contre-Attaque » N°1, Mai 1936. [1]
CAMARADES,
Je parlerai de la question du Front Populaire.
Je ne voudrais pas, cependant, laisser s’introduire une équivoque.
Nous ne sommes pas des politiciens.
Nous tenons à nous exprimer sur la question du Front Populaire. Il est nécessaire, pour nous, de définir notre position par rapport à un nouvel ensemble de forces, dont la constitution domine actuellement la situation politique. Mais lorsque nous demandons qu’on nous fasse confiance, nous ne penserions pas que cette confiance soit exactement celle que nous cherchons si elle nous était donnée en raison de définitions plus ou moins heureuses qui relèvent, que nous le voulions ou non, de la manœuvre politique.
Nous ne tenons pas à ajouter de nouvelles manœuvres aux manœuvres déjà complexes et souvent divergentes des politiciens.
Lorsque nous parlons à ceux qui veulent nous entendre, nous ne nous adressons pas essentiellement à leur finesse politique. Les réactions que nous attendons d’eux, ce ne sont pas des calculs de position, ce ne sont pas des combinaisons politiques nouvelles. Ce que nous espérons est de tout autre nature.
Nous voyons que les masses humaines demeurent à la disposition de forces aveugles qui les vouent à des hécatombes inexplicables, qui leur font en attendant une existence moralement vide, matériellement misérables.
Ce que nous avons devant les yeux c’est l’horreur de l’impuissance humaine.
Nous en appelons, nous, directement, à cette horreur. Nous nous adressons, nous, aux impulsions violentes, qui dans l’esprit de ceux qui nous écoutent peuvent contribuer au sursaut de puissance qui libérera les hommes des absurdes maquignons qui les conduisent.
Nous savons que de telles impulsions ont peu de chose à voir avec la phraséologie inventée pour le maintien des positions politiques. La volonté d’en finir avec l’impuissance implique même à nos yeux le mépris de cette phraséologie : le goût de l’agitation verbale n’a jamais passé pour une marque de puissance.
Nous tenons, d’ailleurs, à nous expliquer sur ce point d’une façon précise.
L’humanité bafouée a déjà connu de violents sursauts de puissance. Ces sursauts de puissance, chaotiques mais implacables, dominent l’histoire sous le nom de Révolutions. À plusieurs reprises des populations entières sont descendues dans la rue et rien n’a pu résister devant leur force. Or cela est un fait indubitable que si des hommes se sont trouvés dans les rues armés et soulevés en masse, portant avec eux le tumulte de la toute-puissance populaire, cela n’a jamais été la conséquence d’une combinaison politique étroite et spécieusement définie.
Ce qui porte les foules dans la rue, c’est l’émotion soulevée directement par des événements frappants, dans une atmosphère d’orage, c’est l’émotion contagieuse qui de maison en maison, de faubourg en faubourg, fait d’un hésitant, d’un seul coup, un homme hors de soi.
Il est évident que si, en général, les insurrections avaient dû attendre les savantes tractations entre les comités et les bureaux politiques des partis, il n’y aurait jamais eu d’insurrection.
Cependant, si étonnant que cela soit, il est fréquent de constater chez les militants révolutionnaires, une complète absence de confiance dans les réactions spontanées des masses.
La nécessité d’organiser des partis a donné de singulières habitudes aux soi-disant agitateurs révolutionnaires qui confondent l’entrée de la Révolution dans la rue avec leurs plates-formes politiques, avec leurs programmes peignés, avec leurs manœuvres dans les couloirs des Congrès.
Chose étonnante, c’est une méfiance du même ordre qui prévaut contre les intellectuels. La méfiance à l’égard des intellectuels n’est contradictoire qu’en apparence avec celle qui sous-estime les mouvements spontanés des masses.
Autant qu’ils peuvent, certains professionnels de l’activité révolutionnaire voudraient écarter de la tragédie humaine qu’est nécessairement la Révolution, toutes ses ressources émotionnelles, le bouleversement brutal des foules et l’atmosphère chargée des espoirs, des colères et des enthousiasmes exprimés dans les périodes de crise par ceux qui écrivent.
Nous sommes aussi éloignés qu’il est possible de croire qu’un mouvement doit se passer d’une direction, aussi éloignés qu’il est possible de croire que cette direction ne doive pas mettre à contribution toutes les ressources des connaissances humaines, en particulier celles qui constituent les plus récentes conquêtes de l’intelligence humaine. Mais nous devons d’abord protester contre tout ce qui naît dans l’atmosphère empoisonnée des congrès et comités professionnels, à la merci des manœuvres de couloir.
Nous ne croyons pas possible, nous, d’aborder une question politique sans élever le débat. Et pour nous, élever le débat cela veut dire le placer dans la rue, cela veut dire le placer là où l’émotion peut s’emparer des hommes et les soulever jusqu’au bout, sans rencontrer les éternels obstacles qui résultent des vieilles positions politiques à défendre.
Si nous parlons du Front Populaire, nous devons dire qu’il est né sur le cours de Vincennes, dans la journée du 12 février 1934, lorsque pour la première fois les masses de travailleurs se sont réunies pour manifester leur force en face du fascisme.
La plupart d’entre nous, camarades, étaient dans la rue ce jour-là et peuvent se souvenir de l’émotion qui s’est emparée d’eux quand le cortège communiste débouchant de la rue des Pyrénées est arrivé sur le cours, occupant toute la largeur de la chaussée : la masse précédée d’une ligne d’une centaine d’ouvriers marchant avec une lenteur inouïe, épaule contre épaule et les bras dans les bras, chantant lourdement L’Internationale.
Plusieurs d’entre vous, sans doute, peuvent se rappeler le vieil ouvrier chauve, immense, avec un visage rougeaud et des grandes moustaches blanches à la gauloise qui s’avançait à un pas devant ce mur humain en marche, élevant un drapeau rouge.
Ce n’était plus alors seulement un cortège ni plus rien de pauvrement politique : c’était toute l’imprécation du peuple ouvrier et pas seulement dans sa colère, DANS SA MAJESTÉ MISÉRABLE, qui s’avançait grandie par une sorte de solennité déchirante – par le menace de tuerie encore suspendue à ce moment-là sur toute la foule.
Camarades, dans ce moment-là, sur le cours, les masses communistes allaient au-devant des masses socialistes et devaient peu de temps après se confondre avec elles dans un même cri d’unité d’action. Et cependant, c’était l’époque où, à L’Humanité, les politiciens professionnels se livraient à des définitions précises de la situation : selon Marty, dans un article dont il faut reconnaître qu’il touche au délire, on avait fusillé sur la place de la Concorde, non les fascistes mais les travailleurs. Pour toute la rédaction de L’Humanité, le gouvernement de Daladier était alors le gouvernement des fusilleurs et l’unité d’action continuait d’être impossible avec les traitres socialistes. Sur cette question, le Comité Central du parti publiait quelques jours après, le 12 février, des thèses qui signifiaient avec évidence le refus.
C’est ainsi qu’une réalité révolutionnaire peut s’exprimer dans la rue avec une force en même temps qu’avec une sûreté d’instinct incomparables, au moment où de l’atmosphère empoisonnée des Comités et des salles de rédaction ne sortent que des mots d’ordre témoignant d’un aveuglement scandaleux.
Le même dépassement des tractations politiques par la réalité de la rue a continué à se faire jour par la suite, lors de la formation définitive du Front Populaire.
Le Front Populaire a été conçu dans l’esprit de ses initiateurs comme une organisation défensive, réunissant l’ensemble des forces hostiles au fascisme. Il est impossible de ne pas voir que sa naissance a coïncidé avec le salut de Staline au drapeau de l’armée française. La situation d’ailleurs grave, peut-être même tragique, des Soviets, les a engagés dans une politique d’alliance franco-russe qui lie leurs intérêts à ceux de la conservation sociale en France. Il est clair qu’à partir du moment où ils font reposer leur sécurité sur les forces militaires françaises, les Soviets ne peuvent pas, en même temps, travailler à saper ces forces. Dans l’esprit de ses initiateurs communistes, le Front Populaire avait sans aucun doute pour but le maintien d’une France non-fasciste mais forte, donc à la disposition des éléments de conservation sociale.
Dans un certain sens, le Front Populaire devrait donc signifier, sans plus, l’abandon par les révolutionnaires de l’offensive anticapitaliste, le passage à la défensive antifasciste, le passage à la simple défense de la démocratie, l’abandon, en même temps, du défaitisme révolutionnaire.
Or, que pouvons-nous penser, camarades, de l’abandon de l’offensive anticapitaliste, précisément dans les circonstances où l’accord se fait dans un grand nombre d’esprits, indépendamment même de la tendance politique, sur le caractère désastreux du système capitaliste. Du point de vue révolutionnaire, l’abandon de l’offensive anticapitaliste au cours de la crise actuelle représenterait la plus scandaleuse des carences : ne serait-il pas incroyable de laisser aux pires esclaves du capitalisme, aux laquais Croix de Feu des Wendel, le mot d’ordre attendu par l’angoisse des masses déconcertées, le mot d’ordre de lutte contre un capitalisme honni maintenant par l’immense majorité des hommes.
La carence des politiciens abandonnerait ainsi ce monde réel, ce monde des souffrances et des espoirs tragiques, à la comédie verbale dégradante des hobereaux de caserne.
Et en même temps, au moment où l’angoisse s’accroît de jour en jour devant l’imminence d’une extermination physique des hommes et des richesses humaines, ne serait-il pas incroyable d’aller au-devant d’un nouveau conflit en donnant à l’idée d’antifascisme une valeur sur le plan militaire dont nous savons, cependant, que l’impérialisme stupide a engendré précisément ce fascisme qu’on entendrait combattre en marchant dans les rangs qu’elles nous proposent sous les ordres des généraux et des magnats industriels.
Camarades, si la réalité humaine, nous précisons, la réalité humaine dans la rue – personnellement, c’est en lui liant tout l’espoir qui me soulève que j’emploie ce terme de rue qui oppose la vie, réellement la vie, aussi bien qu’aux combinaisons, à l’isolement de l’individu absurdement replié sur lui-même : si la réalité humaine dans la rue ne débordait pas de toutes les façons, les conceptions médiocres et les abandons des politiciens roués, le Front Populaire n’aurait pour aucun d’entre vous la signification profonde qu’il a prise dans les circonstances que nous avons vécues et que nous continuons à vivre.
Aujourd’hui encore, alors même qu’on nous dit de diverses parts – à tort ou à raison – qu’il se décompose au sommet, qu’il sera incapable, au-delà de la défensive antifasciste, même d’envisager l’action concertée, inhérente à l’exercice du pouvoir, nous continuons à voir grandir dans les masses qui en font la force, qui étaient dans la rue hier, qui envahiront la rue demain, l’agitation de la toute-puissance populaire.
Ces masses, des conceptions politiques assez mal conditionnées les ont mises en mouvement, mais il ne dépend pas de ceux qui ont voulu le Front Populaire que celui-ci travaille exactement à leurs fins : le Front Populaire c’est avant tout maintenant un mouvement, une agitation, un creuset dans lequel les forces politiques autrefois séparés se refondent avec une effervescence tumultueuse.
Maintenant que les diverses couches sociales qui le composent ont pris conscience de la puissance qu’elles représentaient réunies, cette puissance qui porte à la tête exerce sur les masses une attraction qui brise les freins qu’on lui oppose.
Ainsi, lorsque nos camarades de la gauche révolutionnaire socialiste mettent en avant les mots d’ordre de transformation de la défense antifasciste en offensive anticapitaliste et de Front Populaire en Front populaire de combat, ils ne font qu’exprimer le mouvement dynamique inhérent à la composition des forces en branle. Il n’est loisible à personne aujourd’hui de s’opposer à la montée de la toute-puissance populaire.
Nous ne devons pas méconnaître, toutefois, que des difficultés essentielles doivent être surmontées avant que puisse être réalisée l’offensive sans laquelle la partie se trouverait abandonnée à ceux qui parlent encore criminellement de « victoire effacée ».
Nous ne croyons pas que les partis organisés doivent disparaître, mais nous ne croyons pas non plus que, s’il ne se produisait pas de mouvement échappant au contrôle stérilisant de ces partis, les masses populaires puissent réaliser cette puissance qui doit mettre fin à la domination des laquais du capitalisme.
Nous devons surtout envisager comme critique de la période qui suivait la formation d’un gouvernement qui, sans être directement l’expression du Front Populaire pourrait être du moins porté au pouvoir par ceux des parlementaires qui ont adhéré à ce Front.
Les porte-paroles du Front Populaire eux-mêmes sont amenés de temps à autre à faire sur ce point des déclarations qui témoignent d’une profonde inquiétude. En ce qui concerne un gouvernement de Front Populaire, Pierre Jérôme, secrétaire général du Comité de Vigilance, exprimait, il y a quelques semaines, la crainte qu’il ne pourvoie pas à ses dépenses budgétaires par des recettes équivalentes : « On le verrait fournir ainsi à ses ennemis, affirmait Pierre Jérôme, les meilleures armes qu’ils puissent souhaiter. Certes, si une panique venait à se produire, nous ne devrions pas nous-mêmes nous évanouir de peur… » Pierre Jérôme envisage d’ailleurs le moyens de remédier à cette difficulté redoutable. « Il suffit, assure-t-il, de faire payer les riches… »
Rien n’est moins exclu, en fait, pour la période prochaine, que le renouvellement des expériences désastreuses qui ont suivi, à plus ou moins longue échéance, les élections, dites de gauche, de 24 et de 32.
Sans qu’il soit possible de se livrer à des précisions plus ou moins arbitraires, on peut envisager comme vraisemblable une fois ou l’autre, une crise sérieuse du mouvement de gauche dans son ensemble, crise qui ne manquerait pas d’atteindre dans une large mesure le Front Populaire lui-même.
À vrai dire, nous qui voyons dans le Front Populaire une réaction mouvante, nous n’avons pas à nous alarmer exagérément d’une telle crise. Nous devons seulement l’envisager à l’avance sachant bien surtout qu’aucun développement de forces, qu’aucune grande transformation sociale ne peut s’accomplir sans crise, sachant bien surtout que les forces qui sont appelées à l’emporter sont celles qui, non seulement, surmontent leurs crises mais sont capables d’en tirer parti.
Le Front Populaire signifie pour nous la conscience que le peuple a pris de sa puissance, à partir des journées de février, contre les hobereaux et les laquais fascistes. Nous ne croyons pas que cette conscience se laisse ébranler le jour où de très misérables dirigeants trahiraient à la première occasion leur impuissance.
Ces conditions sont, au contraire, selon nous, celles qui sont nécessaires pour que les masses qui ne veulent pas se laisser aller à des solutions réactionnaires, sans autre issue que la misère et la guerre prennent, cette fois, conscience des nécessités inhérentes à la puissance. Il est possible qu’une crise soit indispensable à la transformation, donnée dès le premier jour dans l’attitude menaçante des masses dans la rue, du Front Populaire défensif en Front Populaire de combat, et, bien entendu, pour la dictature anticapitaliste du peuple.
Il est clair dès maintenant, que pour trouver toute la confiance qu’il pourrait avoir dans ses propres ressources, le Front Populaire doit d’abord perdre la confiance qu’il fait actuellement à ses principaux dirigeants.
Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’insister ici sur les raisons que nous avons, nous, d’avoir dès maintenant la plus grande méfiance et même le plus grand mépris pour tel ou tel des professionnels de la politique parlementaire auxquels risquent d’être confiée demain la direction des affaires.
Ce qui nous intéresse avant tout – l’analyse des bases économiques étant une fois donnée, ses résultats étant d’ailleurs limités – ce sont les émotions qui donnent aux masses humaines les sursauts de puissance qui les arrachent à la domination de ceux qui ne savent les conduire qu’à la misère des abattoirs.
Mais nous ne voudrions pas laisser croire que nous nous abandonnons ainsi aveuglément aux réactions spontanées de la rue.
Entre ces réactions qui agitent les hommes dans la rue et les têtes phraséologiques des politiciens, nous sommes amenés à faire une différence essentielle et tous les enseignements de la période présente tout au moins, montrent que cette différence se produit au bénéfice des hommes qui n’ont pour eux que leurs passions, au détriment de ceux qui se sont laissés tarer et souvent vider de tout contenu humain par la besogne stratégique.
Mais nous ne trouvons là aucune raison de renoncer aux interventions souvent décisives du discernement et de l’intelligence méthodique des faits. Nous tenons seulement à appliquer l’intelligence moins à l’analyse des situations dites politiques et aux déductions logiques qui en découlent, qu’à la compréhension immédiate de la vie. Mais indépendamment des événements tragiques qui s’y passent nous croyons qu’il y a plus à apprendre dans les rues des grandes villes, par exemple, que dans les journaux politiques ou dans les livres.
L’état d’accablement et d’ennui qu’expriment à l’intérieur d’un autobus une douzaine de figures humaines étrangères les unes aux autres est pour nous une réalité significative. Pour qui ne se laisse pas endurcir par l’habitude du vide de la vie, il existe dans ce monde qui semble disposer de ressources sans bornes, une détresse à laquelle ne remédie qu’une sorte d’imbécillité générale, acceptée avec paresse. Même la misère paraît tout au moins irrémédiable que cette détresse stupide. Un mendiant dont la voix usée crie une chanson qu’on entend mal au fond d’une cour paraît parfois avoir moins perdu au jeu de la vie que la matière humaine qu’on range aux heures d’affluence dans les moyens de transports urbains.
Quelqu’un me disait très justement, il y a quelques jours, que la force des Croix de Feu avait une source très simple : les Croix de Feu, en général, ce sont des gens qui s’ennuient. Ce minimum de passion contagieuse qui anime les Croix de Feu, l’exaltation à bon compte – une exaltation bonne, à vrai dire, pour les ouvroirs – entretenue par cette colonne de l’ennui humain (famille, caserne) qu’est le Comte Colonel de La Rocque, suffit à entretenir. Une vague lueur de vie dans ces cerveaux vides, mais aucun goût pour ce qui est coloré ou brûlant dans l’existence ne les retient, et la sinistre besogne de Croix de Feu devient toute leur vie.
L’opium du peuple dans le monde actuel n’est peut-être pas tant la religion que l’ennui accepté. Un tel monde est à la merci, il faut le savoir, de ceux qui fournissent au moins un semblant d’issue à l’ennui. La vie humaine aspire aux passions et retrouve ses exigences.
Il peut apparaître déplacé et même tout à fait absurde à ceux qui s’inquiètent de savoir quelles plates-formes doivent servir de base à l’action qui s’impose, de leur répondre en leur disant que le monde où ils s’agitent est voué à l’ennui.
Cette réponse a cependant un sens très simple ; j’ai personnellement, dans l’opposition communiste, connu un grand nombre de gens par lesquels les définitions de plates-formes avait une valeur essentielle. Il résultait de leur activité un ennui accablant où, précisément, ils voyaient la marque du sérieux révolutionnaire.
Nous tenons à dire que, par rapport à ces préoccupations, nous nous situons à l’opposé.
Nous croyons que la force appartiendra non à ceux dont l’action est l’exigence de travail morne et rébarbatif, mais à qui, au contraire, délivreront le monde de l’ennui où il s’épuise.
Nous tenons à donner des réponses précises aux questions qui exigent des réponses précises, mais nous affirmons que l’essentiel est ailleurs.
Nous devons contribuer à la conscience de puissance des masses populaires ; nous sommes assurés que la force résulte moins de la stratégie que de l’exaltation collective et l’exaltation ne peut venir que des paroles qui touchent non la raison mais les passions des masses.
Nous voulons espérer que bientôt les masses sauront se réunir et trouver ensemble dans cette réunion la température brûlante qui attire les hommes de toutes parts et qui deviendra la base d’une implacable domination populaire.
Nous demandons à tous ceux qui parallèlement à nous entendent poursuivre une action dans la même voie que celle que nous voyons ouverte devant nous, comment ils espèrent réaliser la dictature des masses laborieuses, comment tout d’abord ils espèrent réaliser la transformation du Front Populaire défensif en Front populaire de combat.
Pour nous, nous tenons surtout à poser la question d’une façon précise. Il me semble personnellement que la seule façon de poser la question est la suivante : il ne s’agit pas tellement de savoir d’abord ce qui doit être fait, mais quel résultat doit être envisagé. Or nous savons que la prise du pouvoir est maintenant posée. Nous savons que, selon toute vraisemblance, le régime démocratique qui se débat dans des contradictions mortelles ne pourra pas être sauvé.
Le Front Populaire sous sa forme actuelle, n’est pas et ne se donne pas comme une force organisée en vue de la prise du pouvoir. Il doit donc être transformé selon la formule de la gauche révolutionnaire socialiste en Front Populaire de combat.
Nous disons, nous, que cela suppose un renouvellement des forces politiques, renouvellement possible dans les circonstances actuelles où il semble que toutes les forces révolutionnaires soient appelés à se fondre dans un creuset incandescent. Nous sommes assurés que l’insurrection est impossible pour nos adversaires. Nous croyons que des deux corps étrangers, fasciste et populaire, qui livreront le combat pour le pouvoir, la force qui l’emportera sera celle qui se sera montrée le plus capable de dominer les événements et d’imposer une puissance implacable à ses adversaires de l’autre côté. Ce que nous réclamons, c’est l’organisation cohérente et disciplinée, la volonté toute entière tendue avec enthousiasme, avec frénésie vers la puissance populaire, c’est le sentiment des responsabilités qui incombent à ceux qui doivent être demain les maîtres, qui doivent demain asservir le système de production aux intérêts des hommes et imposer silence, dans leur pays et en même temps sur la terre entière, aux passions criminelles et puériles des nationalistes.
[1] Une édition de l’ensemble des textes et tracts dus à Contre-attaque est disponible aux éditions Ypsilon : « Contre-attaque » Union de lette des intellectuels révolutionnaires, 1935-1936, Georges Bataille & André Breton, Préface de Michel Surya, 2013.
Georges Bataille