C’est reparti pour un tour : à l’orée de la saison estivale 2023, le Parc National des Calanques met de nouveau en place son pass numérique pour accéder aux calanques de Sugiton et des Pierres tombées. Les visiteurs devront effectuer une réservation de leur randonnée par Internet, via une plate-forme développée par la start-up Troov. Puis, munis de leur smartphone (ou, pour les plus archaïques, d’un imprimé) montrer le QR Code au gardien ouvrant la porte vers la nature. Vous trouvez cela bizarre, vous qui ne savez jamais à l’avance ce que vous allez faire, amis de la spontanéité rétifs à voir s’appliquer les usages de la smart city dans une nature transformée en musée ? Nous aussi, pour qui la liberté ne saurait être programmée.
- Feuilles du Platane, 4éme volet | Au-delà de la carte postale
La direction du Parc National et son agence de communication Dunk ! pensent autrement : « Réserver, c’est préserver », martèlent-ils. Autrement dit, étant donné la charge humaine imposée par le tourisme dans le massif, avec son lot d’irresponsables et les phénomènes d’érosion afférents, il est nécessaire de prendre des mesures. Cela paie, d’ailleurs, comme s’en félicite la Fédération Française de Randonnée, citant en exemple l’initiative marseillaise. Puis, au fond, la restriction ne cible que deux sites particulièrement menacés par l’afflux de marcheur.euses.
Tout irait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes avec cette mesure, en accord avec les « grands défis » énoncés dans la charte du parc : faire coexister la métropole et un espace naturel exceptionnel ; ancrer des usages dans le développement durable ; faire perdurer un territoire de qualité [1].
Pas si vite ! Car ce à quoi « sensibilise » cette campagne en faveur de la numérisation de l’accès aux Calanques, c’est bien autre chose que la préservation de la nature. Il s’agit avant tout de la poursuite des activités économiques, de l’innovation, dans un écrin vert. Voyez, sur un temps long, les faits suivants qui ont plus de rapports entre eux qu’il n’y paraît. En 2018, les recours d’associations contre la Chambre de Commerce et d’Industrie n’ont pas empêché l’abattage de quelques hectares de forêt, dont des pins d’Alep centenaires, afin d’agrandir la pépinière de managers pour Kedge Business School. Le campus de Luminy lui-même, à partir de 1966, fut conçu comme un élément majeur du développement stratégique de la ville et de la communauté urbaine. Plus avant encore, la proximité temporelle de deux événements mérite d’être notée : on crée, le 22 juillet 1960, le dispositif français des parcs naturels ; or, cinq mois avant, le 13 février, la France fait exploser sa première bombe atomique dans le Sahara. Comme s’il fallait se donner les moyens d’éradiquer la nature pour commencer à la préserver. Mais à la même époque, le Plan Monnet [2] se fixait des objectifs de croissance de + 45 % par rapport à 1954 ; autrement dit, un décollage économique et technologique accélérant l’artificialisation des milieux naturels. Cela n’a rien d’une coïncidence : la préservation d’espaces naturels contrôlés s’est présentée d’emblée comme le complément du développement industriel, de ses pollutions, de ses nuisances. Les deux faces d’une même médaille. Préserver pour continuer à dégrader.
« Réserver, c’est préserver » implique, de fait, l’importation en milieu naturel de procédures informatisées, ces habitudes « bien pratiques » de la ville smart, du monde sans contact, dont la course s’est emballée avec le Covid-19. Loin d’être une mesure écologique, il s’agit d’un protocole de gestion des flux, dans la pure veine technocratique (organiser et chiffrer) apprise dans les écoles de commerce, de sciences politiques et d’aménagement du territoire, par lesquelles sont passés une majorité de membres du Parc. Certes, pas plus qu’elleux, nous n’apprécions les baigneurs pollueurs de Sugiton, ou celleux qui, à travers le massif, confondent liberté et licence (c’est-à-dire une liberté déréglée, dénuée de tout frein moral). Mais il est trop facile de dissimuler derrière la dénonciation de comportements individuels la course de fond aux moyens et financements, dont la Direction du Parc ne s’est pas dissociée. On ne transforme pas Marseille, depuis au moins 2013 (année de la « Capitale de la culture »), en capitale de Provenceland sans en payer le prix.
Dans notre société qui, en haut lieu, se gargarise de vitesse, Marseille devient la banlieue de Paris, avec une vingtaine de trajets TGV par jour. Un train Ouigo embarque actuellement quelque 1288 passagers, tandis que les TGV M (du futur), dont la mise en service est prévue fin 2024, en compteraient 740. L’aéroport de Marseille-Marignane est en cours d’agrandissement, tandis que les croisières charriaient déjà 1,3 millions de passagers en 2021. En 2024, Marseille sera site olympique. Qui songera à préserver la ville et son littoral de ce grand projet très utile pour la croissance mais bien inutile voire néfaste pour la nature et la liberté ?
Dans ces conditions de massification du tourisme, la logique du « pass » pour les
Calanques a vocation à s’étendre au rythme de l’expansion industrielle : plus vite, plus haut, plus fort. Les parcs de montagne alpestres jettent un œil approbateur sur ce qui se déroule par ici ; à l’étranger, même le vénérable Machu Pichu, au Pérou, n’est accessible qu’en fonction de quotas ; et tant d’autres exemples. Même contrainte, même alignement sur les usages de la fourmilière urbaine, exportés dans les grands espaces. Pour une nature sous cloche, visitée comme on achète une carte postale, par une humanité programmée.
On comprendra que « Réserver, c’est préserver » n’est pas le mot de passe d’une quelconque sagesse écologique. Il s’agit plutôt d’une manière de nommer une accélération contrôlée, comme si le régulateur de vitesse était enclenché sur l’autoroute, à la vitesse maximale autorisée. Au bout de cette trajectoire se dessine l’administration intégrale des conduites. Beaucoup des marcheur.euses rencontré.es dans le massif nous disent à l’inverse que les sentiers des Calanques représentent pour elleux le calme, la beauté, la fuite hors de la vie codifiée. Au cours d’une journée ensoleillée de novembre 2022, l’un d’entre elleux notait, en le déplorant : « désormais, on vit dans un micro-ondes ». Cela vous fait-il envie ?
Refusons les prisons à ciel ouvert !
Non au « pass » d’accès aux Calanques !
Nature et liberté !
Le Platane
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