En affirmant être prêt à conquérir par la force le canal de Panamà et le Groenland, le président élu des États-Unis rebat les cartes du jeu international. Washington semble désormais prêt à recourir à la guerre de conquête, même contre des alliés, pour satisfaire ses intérêts.
On pourrait considérer que ce n’est qu’une énième rodomontade d’un Donald Trump plus clownesque que jamais. Mais ce serait très largement se bercer d’illusions de penser que le Trump de 2025 ressemble à celui de 2017. Car le Trump de 2025 est très différent. Et son annonce, lors d’une conférence de presse dans sa résidence de Mar-a-Lago le 7 janvier, qu’il n’excluait pas une intervention militaire pour prendre possession du canal de Panamá et du Groenland, est d’une gravité extrême. En réalité, elle modifie en profondeur le jeu géopolitique tel qu’il se joue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Pour le comprendre, il faut se pencher sur le cas singulier du Groenland. Qu’un président élu des États-Unis se dise prêt à envahir militairement un territoire constitutif d’un État allié, membre de l’Otan et de l’Union européenne, comme le Danemark, prouve que les règles du jeu international sont désormais profondément changées.
Il est évident que le Groenland est un territoire crucial sur le plan géopolitique pour la sécurité des États-Unis. Son contrôle par une puissance hostile donnerait assurément un pied en Amérique du Nord à cette dernière. Aussi Washington réfléchit-il depuis longtemps à renforcer sa maîtrise sur le Groenland. En 1867, en complément de l’achat de l’Alaska à la Russie, une proposition d’achat de ce territoire au Danemark avait été faite. Elle avait été suivie de trois autres en 1919, 1946 et 2019. À chaque fois, Copenhague avait rejeté l’idée et l’affaire en était restée là.
La Seconde Guerre mondiale avait confirmé l’intérêt stratégique du territoire qui avait été occupé par les États-Unis après l’invasion du Danemark en mai 1940 parles troupes allemandes. Le retour de la souveraineté danoise était alors incongru pour Washington. Si elle a eu lieu, c’est parce que le Danemark a abandonné sa traditionnelle neutralité pour entrer dans l’Otan.
Par ailleurs, Copenhague avait accordé le droit aux États-Unis d’installer des bases militaires sur l’île géante. Dans les faits, les États-Unis étaient chez eux au Groenland. Au point que, dans les années 1950, ils ont pu, avec l’accord du gouvernement danois, essayer d’y construire, sous la glace, une base de lancement de missiles nucléaires, le Camp Century, récemment redécouvert par la Nasa. À l’époque, comme l’a révélé la presse locale en 1997, le gouvernement danois avait donné son accord alors même que le pays était officiellement hostile à toute présence d’armes nucléaires sur son sol.
En bref : pour Washington, la souveraineté danoise ne posait pas de problème dans la mesure où le Danemark était intégré dans l’alliance atlantique. Le message envoyé aujourd’hui par Donald Trump est que cette garantie n’est plus suffisante. Ce qui suppose donc que les États-Unis n’entendent plus construire leur influence sur un réseau d’alliances, mais sur un système de contrôle direct. C’est une nouvelle doctrine qui est ici entrain de s’écrire.
Si Donald Trump estime que le réseau d’alliances n’est pas suffisant, c’est évidemment parce qu’il n’a aucune confiance ni dans l’Otan ni dans l’Union européenne, qui ont été les piliers de l’influence états-unienne en Europe jusqu’ici. L’Otan est jugée trop coûteuse et trop contraignante par le nouveau président. Pour lui, cette alliance oblige les États-Unis à intervenir dans des conflits où leurs intérêts directs ne sont pas concernés et, donc, à protéger des intérêts qui ne sont pas les leurs.
C’est aussi le sens de sa défiance vis-à-vis de l’Union européenne qui apparaît, pour lui, comme un concurrent
Le nouvel impérialisme états-unien
Donald Trump dessine les contours d’un nouvel impérialisme économique des États-Unis qui peut adopter des législations hostiles aux entreprises états-uniennes et, en particulier, à ce qui est, pour le président élu, le fondement de la puissance de son pays : les géants du numérique.
Tout cela s’explique par la vision de la croissance états-unienne de Donald Trump. Dans un contexte de ralentissement mondial qui renforce le caractère de « jeu à somme nulle » de l’économie globale, la croissance états-unienne se fait nécessairement au détriment des autres. Cela suppose de neutraliser les concurrents du pays, mais aussi de chercher à contrôler directement et exclusivement les ressources naturelles et les voies de communication. C’est dans ce cadre que le Groenland et le canal de Panamá sont mis sur le même plan par la nouvelle administration Trump.
Avec le réchauffement climatique et la fonte massive des glaces au Groenland, ce territoire devient un réservoir de minerais et de matières premières ainsi qu’une étape sur le fameux « passage du Nord-Ouest » vers l’Alaska, jadis fantasmé par les explorateurs mais désormais en passe de devenir une possibilité réelle. Le mépris de l’environnement des trumpistes fait donc du Groenland une proie naturelle. Pour eux, il devient essentiel de contrôler directement ce territoire sans passer par une souveraineté intermédiaire, fût-elle aussi faible que celle du Danemark.
Cela est d’autant plus vrai qu’un des points centraux de la compétition dans ce jeu à somme nulle est celui de la Chine. Comme Washington, Pékin tente de préserver sa croissance en créant des réseaux de dépendances et en mettant la main sur des ressources. Dans sa conférence de presse du 7 janvier, Donald Trump a clairement indiqué qu’il s’agissait à Panamá comme à Nuuk, la capitale du Groenland, de contrer l’influence chinoise.
« Il y a des bateaux chinois partout, il y a des bateaux russes partout », a-t-il déclaré en parlant du Groenland après avoir évoqué la présence chinoise au Panamá.
En 2018 et 2019, la Chine avait tenté de prendre pied sur le territoire danois en montant des projets de mines et d’infrastructures. Le gouvernement local avait montré beaucoup d’intérêt avant que, sous la pression de Copenhague, ces projets soient suspendus. Finalement, le contrôle indirect de Washington avait fonctionné. Mais pour le Donald Trump de 2025, il n’est plus possible de s’en remettre à ce type de méthode. Le contrôle doit être direct parce que l’enjeu n’est pas seulement de contrer l’influence chinoise, mais aussi d’exploiter le Groenland.
Dans la nouvelle doctrine de Donald Trump, toute forme de souveraineté et d’autonomie de ses alliés est une forme d’hostilité en ce qu’elle conduit à des risques de pertes économiques et politiques des États-Unis. Dans un monde à croissance faible, c’est inacceptable pour Washington.
Soyons clairs : les États-Unis ne deviennent pas impérialistes avec Trump, mais cet impérialisme change de nature. Il ne laisse plus la place à l’illusion de la souveraineté, il ne s’embarrasse pas de contreparties. Ce que cherche la nouvelle administration, c’est une vassalisation complète où les intérêts économiques des États-Unis seraient sanctuarisés. C’est un impérialisme de prédation.
Une telle évolution n’est pas incompatible avec l’isolationnisme de Trump : les États-Unis gèrent désormais leurs affaires eux-mêmes et directement, ce qui les amène à renforcer leur emprise directe sur les territoires jugés vitaux en les intégrant à leurs frontières. Ils estiment ainsi que le Groenland est vital, et que ce territoire doit donc être intégré aux États-Unis pour être géré directement, sans plus s’occuper de négociation avec Copenhague ou d’une quelconque contrepartie de protection du Danemark qui l’obligerait à mener des conflits loin de ses bases.
Ce nouvel impérialisme est la conséquence directe de celle qui le pousse, à Washington, à commencer par les groupes technologiques, en particulier celui d’Elon Musk. Ces groupes sont dans une telle logique de rente que certains auteurs
parlent à leur sujet de « techno-féodalisme ». Leur modèle économique est fondé sur la dépendance des utilisateurs à leurs outils. C’est, en quelque sorte, ce type de dépendance que Donald Trump tente de reproduire sur le plan géopolitique : rendre les alliés dépendants des intérêts états-uniens et, pour renforcer cette dépendance, réaliser des « acquisitions »là où c’est nécessaire.
Guerre d’annexion et logique coloniale
Les conséquences d’une telle doctrine sont considérables. D’abord parce qu’elle replace la guerre de conquête comme une forme d’action possible. Depuis la dernière guerre mondiale, ce type de guerre a été considéré comme une forme d’impossibilité et s’est accompagné d’un refus de remettre en cause les frontières, en dehors de cas d’éclatement interne des pays (URSS, Yougoslavie, Tchécoslovaquie). C’est ce qui avait été jugé inacceptable dans l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 et parla guerre actuelle en Ukraine de la part, notamment, des États-Unis et de leurs alliés.
Mais si les États-Unis sont capables, même seulement d’envisager de lancer des militaires pour conquérir un territoire d’outre-mer de l’Union européenne ou de reprendre un territoire comme le canal de Panamá qui a fait l’objet d’un accord de restitution, alors comment blâmer une possible invasion chinoise de Taïwan ou tout autre coup de force d’une puissance pour conquérir un territoire qu’il juge lui être utile ?
Cela ne signifie pas que le précédent régime d’impérialisme états-unien était dépourvu de conflits armés. Mais là encore, on monte d’un cran avec des conflits annexionnistes qui, potentiellement ,n’épargnent plus personne et pourraient se généraliser. Qui dit que, demain, les Antilles françaises ou néerlandaises ne seront pas visées par la volonté de contrôle du bassin des Caraïbes de Washington, alors que Donald Trump veut rebaptiser le golfe du Mexique le « golfe de l’Amérique » ?
La deuxième conséquence de cette nouvelle doctrine, c’est la relance de la logique coloniale. Le Groenland n’est pas n’importe quel territoire de ce point de vue. C’est un territoire colonisé par le Danemark au XVIII siècle. La culture de ses habitants, des Inuits, a longtemps été perçue comme une entrave à la « modernisation » du territoire qui a été soumis à une politique de« danisation » au cours du XX siècle. Des cas d’enlèvements d’enfants groenlandais ont été rapportés dans les années 1950, tandis que les habitants proches de la base militaire états-unienne de Thulé ont été déportés sur un rayon de 100 kilomètres.
Depuis les années 1970 et encore plus depuis la fin des années 2000, les Groenlandais, qui sont aujourd’hui 57 000, ont obtenu une autonomie croissante et une reconnaissance de leur langue et de leur culture. Depuis 2009, Copenhague a reconnu le droit à l’autodétermination du territoire, mais compte sur ses transferts vers le territoire, qui représentent un quart de son PIB, pour dissuader les Groenlandais de couper le cordon. C’est un cercle vicieux : le territoire a organisé son économie autour de ces transferts danois et ne peut guère construire un modèle alternatif.
L’actuel chef du gouvernement groenlandais, Múte Egede, a annoncé en 2024 vouloir avancer vers l’indépendance. Après avoir proclamé à Donald Trump
« nous ne sommes pas à vendre » , il a annoncé le 3 janvier la tenue d’un référendum sur l’indépendance en avril 2025. Mais la question posée aux Groenlandais le sera dans un contexte très complexe.
Régimes « dévoués »
Alors que Copenhague a annoncé renforcer de plus de 1,3 milliard d’euros ses dépenses de défense dans le territoire et que le pays sera sous la menace d’une occupation états-unienne, que pèsera la volonté d’indépendance des Groenlandais ? Et c’est bien ce qui est frappant avec l’action de la nouvelle administration de Washington : l’intérêt économique et géopolitique des États-Unis prévaut sur la volonté des habitants des territoires convoités. Quelle que soit l’issue de la confrontation entre le Danemark et les États-Unis, les perdants seront à coup sûr les Groenlandais eux-mêmes. Il ne faut pas s’y tromper : cette logique à laquelle sont soumis les habitants de l’île est une logique coloniale à l’ancienne.
Le dernier point que soulève cette nouvelle doctrine impérialiste états-unienne est le destin des pays« alliés ».
Le cas du Canada , qui est dans la proximité immédiate des États-Unis et que Donald Trump veut également annexer, est particulier. Pour l’Europe, le projet ne peut être que de construire une économie dépendante de celle des États-Unis, fournissant des produits bon marché aux États-Unis et achetant exclusivement des produits états-uniens à prix fort. Cela répond à l’obsession de l’excédent commercial de Donald Trump.
Pour parvenir à ses fins, Washington aura deux leviers. D’abord, les droits de douane qui vont lui permettre de menacer l’UE et d’imposer ses conditions au maintien de droits faibles pour les produits européens. Cela passera sans doute par des pressions pour laisser la main libre aux géants technologiques. Et cela lui permettra de rendre les sociétés et les économies européennes hautement dépendantes des technologies états-uniennes et de renforcer son emprise. Avec comme deuxième ambition, l’établissement de régimes « dévoués »s’appuyant sur l’extrême droite et, peut-être comme en Autriche, sur une droite « atlantiste » déboussolée. Les menées d’Elon Musk en Allemagne sont, de ce point de vue, un avant-goût de ces évolutions.
Nul ne sait ce que Donald Trump fera réellement. Mais ces annonces confirment que le cadre intellectuel, économique et politique de la nouvelle administration est entièrement différent de celui de 2017. Les évolutions du capitalisme mondial ont modifié profondément la nature de l’impérialisme états-unien. Ce dernier sera désormais à l’image du trumpisme : un dangereux retour en arrière vers le chaos, la guerre et le colonialisme.
Romaric Godin - Médiapart 8 Janvier 2025