Dé-domestiquons-nous, ou l’art de ne pas être gouvernés

samedi 3 août 2024, par bally26.

La forme-Etat autoritaire, les piteuses présidentielles à venir le prouvent, nous domine et ruine la démocratie. Est-ce une fatalité ? Non. Et des anthropologues comme James Scott l’ont montré. Alors, faisons revivre en nous les nomades, les cueilleurs, les pirates, en sollicitant le déjà-là des sociabilités quotidiennes, associatives, et de l’infinité de façons qu’il y a de ne pas être gouvernés.

« Un rapport universitaire pointe une nouvelle année de recul de la démocratie libérale », rapporte dans un article récent Fabien Escalona affirmant, à partir des données du projet V-Dem (Varieties of Democracy), que « en 2020, 68 % de la population mondiale vivait dans des régimes autoritaires, et 34 % dans des pays où le degré d’autoritarisme, tous types de régimes confondus, s’est récemment aggravé » -on est priés par Manu-la-Poigne de ne pas reconnaitre la France dans ce dernier cas de figure, et si vous n’êtes pas contents, allez vivre en dictature.

Ah bah ! On n’est pas bien, là, décontractés des libertés publiques ? Et on manifestera quand on aura envie de manifester –enfin, pas après 18 heures et pas n’importe où, après avoir rempli son attestation, prévenu la préfecture et les renseignement territoriaux, et à condition que les flics n’en décident pas autrement et ne jugent pas plus opportun d’envoyer tout le monde en cellule ou à l’hosto. Et pendant qu’une partie de la « gauche », que j’appellerai plus volontiers le centre-droit, drague les déçus du vallso-macronisme sur le terrain boueux du « c’est-moi-le-plus-Républicain », la droite officielle se pare sans scrupules aucun des apparats d’un néo-pétainisme ma foi du plus bel effet.

Bon. Il est facile, et c’est hélas très répandu, la focalisation du débat « démocratique » sur les égos boursouflés des « présidentialisables » le prouve, de voir une fatalité dans cet autoritarisme imposé d’en haut par une poignée de messieurs en costume ou en uniforme kaki, selon le cas : après tout, n’est-ce pas l’histoire de l’Humanité ? « L’homme est un loup pour l’homme », sans chef charismatique rien ne va et, soupire Macron, « rien ne se fait », et il a donc bien fallu, dès l’aube de la civilisation, que des gens prennent sur eux pour nous apprendre un peu comment vivre ensemble.

Et ceci, après tout, est vrai : nous avons été domestiqués –comme les loups devenus des chiens (seuls les chats étant restés des chats, envers et contre tout). Mais ceci ne s’est pas fait sans heurts, et c’est un processus qui, nous le savons aujourd’hui, ne s’est fait que progressivement, et somme toute très récemment : ainsi, il y a encore 400 ans –autant dire une paille-, les deux tiers de l’humanité vivaient encore hors de toute forme-Etat –et ma foi, il semble qu’ils n’en aient pas été plus malheureux.

Cette information, je la tiens d’un livre capital, paru en poche il y a peu aux éditions de la Découverte : Homo Domesticus, une histoire profonde des premiers Etats, de James C. Scott, l’un des plus grands noms (avec David Graeber, prématurément décédé) de l’anthropologie anglo-saxonne. Un livre qui retrace par le menu la lente et douloureuse histoire de la domestication, plus ou moins volontaire, d’homo sapiens par les ancêtres des gens en costume et uniforme kaki.

La pensée de Scott, dans cet ouvrage, part d’un constat étonnant et paradoxal, jusqu’à encore récemment non-élucidé : la sédentarisation de certaines populations humaines, entre 4000 et 2000 avant notre ère, dans des agglomérations urbaines dominées par la forme-Etat, plutôt qu’un quelconque « progrès », a en réalité constitué une véritable régression en comparaison du mode de vie des chasseurs-cueilleurs, qu’ils fussent sédentaires ou nomades. La monoculture céréalière, imposée pour faciliter l’impôt (les récoltes ayant lieu à rythme régulier) a appauvri l’alimentation, le rythme harassant du travail aux champs a épuisé les corps, tout en faisant oublier toute une masse de connaissances vitales sur le fonctionnement de l’écosystème local… et, surtout, et ce point a pris ces dernières années une cruelle actualité, l’entassement dans des centres urbains a entraîné l’apparition de nombreuses épidémies jusque-là inconnues, qui ont sans doute constitué la première cause de mortalité des premiers humains soumis à la forme-Etat –avec la guerre…

Entassement, épidémies, rythmes harassants, perte du lien avec l’écosystème local, toute ressemblance avec le monde qui nous est actuellement imposé, comme on dit, serait quand même foutrement fortuite.

Scott nous pose donc la question : quelle folie a bien pu pousser des sociétés humaines, pour la plupart vivant en sereine et pacifique autarcie –et souvent de façon fort horizontale- à perdre de l’espérance de vie, à se couper de leur milieu et à briser leurs chairs dans l’épuisant travail pastoral –qui pis est pour refiler une bonne partie de la récolte ainsi obtenue à une caste de parasites fainéants dormant dans des palais ?

La réponse, vous vous en doutez, inclut la contrainte, la violence et la force, mais je ne vous divulgâcherai pas l’analyse (bien plus subtile, rassurez-vous, que le présent et modeste billet) de Scott : je ne saurai assez vous conseiller de lire son livre, à mes yeux un des plus importants publiés dans le domaine de la pensée anarchiste depuis quelques décennies, -avec « Dette, 5000 d’histoire » de Graeber. Et je me contenterai de citer, un peu longuement, sa brillante introduction :

« La réalité des faits telles que je l’ai comprise, c’est qu’une histoire impartiale de notre espèce devrait accorder à l’État un rôle beaucoup plus modeste que celui qu’on lui attribue normalement. Le fait que l’État ait fini par dominer les grands récits archéologiques n’a rien d’étonnant. Pour nous, homo sapiens, qui sommes habitués à penser en unités d’à peine quelques générations, voire d’une génération, la permanence de l’Etat et de l’espace qu’il administre semble être une constante incontournable de notre condition. Outre l’hégémonie totale de la forme-Etat aujourd’hui, la majeure partie des recherches archéologiques et historiques dans le monde sont parrainées par l’État, ce qui en fait souvent une sorte d’autoportrait narcissique. » Un biais institutionnel aggravé par le fait que la forme-Etat, avec ses colonnes imposantes et ses monuments massifs, a plus de chance d’être exhumée que des constructions en bambou ou en roseaux, et « quant aux chasseurs cueilleurs ou aux nomades, même nombreux, qui ne laissent derrière eux qu’une fine couche clairsemée de déchets biodégradables, le plus probable était qu’ils demeurent totalement méconnus des archéologues ».

Pire, « avec l’émergence de l’écriture –hiéroglyphique ou cunéiforme, par exemple-, ce biais est encore plus prononcé. Les documents écrits sont invariablement produits par et pour l’État : taxes, inventaires de main d’œuvre, listes de tributs, généalogies royales, mythes fondateurs et lois. Aucun discours alternatif ne vient contester ces écrits et ce n’est qu’au prix d’efforts héroïques que l’on peut réussir à lire ces textes à contre-courant ». Quant aux révoltes, aux émeutes, aux fuites… une fois vaincues, elles ne laisseront souvent rien derrière elles, et c’est la forme-Etat, triomphante, qui restera pour écrire et glorifier sa propre histoire, expurgée de celles et ceux qui auront prétendu ne pas s’y inscrire.

Tout ceci doit nous pousser à réévaluer, dans notre histoire, tout ce que l’on tient pour scientifique et acquis et qui n’est en fait qu’une idéologie insidieuse, tous ces mythes fondateurs sur la forme-Etat autoritaire et sur les innombrables justifications qu’elle s’est toujours inventée pour légitimer sa prédation.

Tenez, ce n’est que récemment que nous avons attesté que les pirates, loin de l’image de brutes sanguinaires quasi-inhumaines qui a été brossée d’eux lors de leur bref âge d’or, au tout début du XVIIIe siècle, constituaient en fait majoritairement une société sans Etat très égalitaire, où tous les butins étaient équitablement répartis, les pertes en vies humaines, le plus souvent évitées, et les capitaines autoritaires et violents, évincés et châtiés. Une société où les femmes, les anciens esclaves, les moins-que-rien avaient aussi leur place ; une société qui, comme de juste, fut décimée par la potence.

Idem pour les « chasseurs-cueilleurs », un terme presque devenu dépréciatif. Comme de nombreux anthropologues, et pas seulement anarchistes, l’ont montré, ils constituaient et constituaient encore des sociétés complexes, dotées d’un savoir certain fondé sur une connaissance parfaite (culinaire tout autant que pharmacologique) de la faune et de la flore dans lesquelles ils se meuvent, et aux modes de fonctionnement très diversifiés incluant bien souvent dans leur structure même de quoi se prémunir contre quiconque, individu ou groupe, tenterait de s’ériger en pouvoir autoritaire. Et je conseille sur ce point l’excellent Zomia ou l’Art de ne pas être gouverné, toujours de James C. Scott.

Nomades, pirates, cueilleurs sédentaires ou itinérants… autant de façon d’être, de vivre, de cohabiter que l’histoire officielle, celle de la forme-Etat, a niée, dissimulées, mises sous le tapis, réprimées, annihilées. Et, sans basculer dans l’idéalisation et/ou la nostalgie réactionnaire (d’autant que l’Histoire ne repasse pas les plats, et que plus de la moitié du globe vit désormais dans des structures urbaines étatisées), autant de modes de vies qu’il s’agit de réinventer, dans ce XXIe siècle un rien déprimant, à l’échelle de nos campagnes, de nos villes, de nos quartiers. Afin de se dé-domestiquer un peu, en somme.

Nous pouvons ne pas être gouvernés tout en conservant des services publics, d’entraide, de partage des richesses –et il y a même fort à parier que ces services seraient plus efficients qu’aujourd’hui, ce qui n’est pas difficile si on en juge par le long naufrage social de la vaste nuit néo-libérale, fin de règne d’une forme-Etat rendue au plus haut degré de la prédation et de la violence à l’encontre des peuples et du vivant infini qu’elle prétend, avec une désolante constance dans l’incompétence, administrer.

Faisons revivre en nous les nomades, les cueilleurs, les pirates et les vagabonds, en sollicitant le déjà-là des sociabilités quotidiennes, associatives, et de l’infinité de façons qu’il y a de ne pas être gouvernés, et réinscrivons dans le fonctionnement de nos sociétés de quoi nous protéger contre le venin de l’autorité.

« L’enfant nouveau qui vit en ma demeure […]

Rit des rois et de ceux qui ne sont pas rois

Il se désole d’entendre parler des guerres,

Et du négoce, et des navires

Qui ne laissent que fumée dans l’air des hautes mers,

Parce qu’il sait que tout cela pêche contre cette vérité

Qu’a la fleur lorsqu’elle fleurit » (Alberto Caeiro)

Salutations libertaires,

Ni Dieu ni maitre, surtout pas Yannick Jadot,

Mačko Dràgàn, Journaliste à Mouais


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