Une très bonne lecture pour démarrer l’année du bon pied : Dépasser les limites de la collapsologie
Au lieu d’attendre que le capitalisme et la civilisation industrielle détruise le vivant, le climat et nos moyens de subsistance en croyant pouvoir être résilients sur les ruines et survivre sur une planète rendue inhabitable, luttons collectivement de manière acharnée pour détruire le capitalisme et son monde afin de limiter la casse et préserver un avenir vivable.
Quelques extraits :
Ne plus voir la grève générale ou les nombreux soulèvements populaires en cours comme un symptôme de « l’effondrement » catastrophique, indépendamment de leurs contenus, causes et effets, mais comme un moyen-clé à notre disposition pour arrêter la machine, décider de ce que l’on relance ou non, et comment. Ne plus mobiliser des imaginaires et des scénarios focalisés sur une partie minoritaire de la population mondiale (avions, voitures individuelles, supermarchés…), inquiète de la fin de l’extractivisme, mais se demander comment y mettre un terme et le remplacer par de la réciprocité. Ne plus présenter la prochaine crise financière comme l’étincelle de « l’effondrement généralisé » mais comme un enjeu réel, à l’heure où les plus grands actionnaires sont en train de protéger leurs actifs des faillites à venir. Décortiquer sérieusement nos dépendances actuelles, les liens soi-disant « inextricables » qui nous piègent, nos autonomies brisées, et en tirer les conséquences. Continuer d’identifier ce à quoi nous tenons, ce que nous voudrions sauver et ce que nous lâchons. Ce que cela signifie comme luttes à mener.
Un tiers des terres est dégradé. 40 % des océans sont altérés. L’extinction massive en cours est beaucoup plus rapide que les précédentes. Au regard de l’ère préindustrielle, le réchauffement climatique moyen a déjà dépassé + 1 °C : cela signifie qu’il va bientôt entrer dans sa phase d’emballement. La moitié des hydrocarbures (charbon, pétrole et gaz naturel, pour l’essentiel) ont été extraits et brûlés en l’espace de deux siècles. De nombreux minerais et métaux se raréfient. L’air que nous respirons atteint régulièrement des pics de pollution aux effets meurtriers. L’eau potable s’amenuise par régions entières1. La plupart de ces phénomènes s’alimentent entre eux. Un basculement écologique est bel et bien en cours, et celui-ci s’avère irréversible à plus d’un titre. Seule son intensité peut — et doit — être limitée. « Les collapsologues2 » ont contribué à faire connaître cette situation auprès d’un public élargi : ceci constitue un apport précieux. Malheureusement, ils ont ajouté à ces constats essentiels une couche de confusion dont nous nous serions bien passés. Leur analyse, en partie erronée, porte en elle une dépolitisation qui, à son tour, produit des réponses insuffisantes, voire contre-productives.
Dans son dernier livre, Yves Cochet7, membre de l’Institut Momentum, assimile le passage d’un glaçon de l’état solide à liquide au déclenchement d’une « panique » boursière. Il ne fait aucune référence à ce qui rend possible la formation et l’éclatement de bulles spéculatives : dérégulations bancaires, exigences de rentabilité du capital, politiques désastreuses des banques centrales… Tout cela est neutralisé — c’est-à-dire présenté comme neutre, secondaire — car conçu comme le simple fruit d’un processus de complexification déterministe, mécanique, presque physique (à l’image d’un glaçon qui fond). Ainsi que le fait remarquer Elisabeth Lagasse, doctorante en sociologie, on assiste à une naturalisation de phénomènes sociaux hétérogènes et, par définition, modifiables. Il n’y a pas besoin de produire une science pour fournir des analyses et perspectives intéressantes ; il est à déplorer que de nombreux collapsos aient voulu légitimer leur démarche par ce moyen.
Cette rupture fantasmée9 détourne de l’essentiel : les conditions matérielles existantes, qui définissent la suite et qui sont ce sur quoi nous avons prise. La capacité à faire face aux catastrophes dépend en grande partie des choix de société, eux-mêmes traversés de conflits. Ces choix sont en mouvement (des priorités faites et défaites) ; c’est cela que le discours fourre-tout de l’effondrement tend à invisibiliser10. C’est un « récit sans peuple ».
Si le colibrisme nous convie à faire individuellement notre part plutôt que collectivement le nécessaire, l’effondrisme nous enjoint (individuellement et collectivement) à accepter l’incendie et à préparer la renaissance qui s’ensuivrait. Ce qui brûle dans cet incendie — et, surtout, dans quel ordre — n’est apparemment pas le plus important. Pour toutes ces raisons, les discours collapsos ont en partie provoqué une dépolitisation des enjeux actuels.
C’est notamment pour cette raison que, dans sa version actuelle, l’effondrisme peut être considéré comme un nouveau millénarisme (Yves Cochet revendique d’ailleurs un « millénarisme laïc18 »). En vérité, aucun renouveau salvateur n’adviendra et tout ne fera qu’empirer si le nécessaire n’est pas fait pour sortir du productivisme et de sa société de classes, lesquels détruisent toute condition de vie sur Terre.
Les récits élaborés par la majorité des collapsos réduisent volontiers la notion d’entraide aux rapports interindividuels, voire au « clan » ou à la « famille ». Cela n’a rien à voir avec le potentiel de la solidarité d’un corps social.
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Son but est de répondre à l’angoisse de mourir ou de souffrir à cause des autres. Il n’est pas d’affronter les problèmes collectivement mais de les fuir dans l’illusion de pouvoir devenir un « surhomme » face à la fin du monde. Il ne s’agit pas de décider dans quelle société on veut vivre ou mourir avec dignité20, mais de chercher à survivre à tout prix.
Le clivage ne serait plus entre courants émancipateurs et réactionnaires, mais entre personnes conscientes et inconscientes (sic) (d’aucuns préfèrent dire entre « terrestres » et « modernes » hors-sol)21. Sauf que l’on ne se rassemble pas uniquement sur une base de constats que l’on pense partager, mais aussi sur des valeurs et des projets de société. Séparer artificiellement « la question écologique » des autres et décider qu’elle serait « prioritaire », c’est nier le fait que nos relations au reste du vivant dépendent de nos rapports entre êtres humain·e·s (dont les oppressions et exploitations patriarcales et coloniales)
- Choisir collectivement ce qui doit disparaître (les nuissances) et ce qui doit grandir (démocratie, convivialité, autonomie...)
Quelques ouvrages cités dans l’article, pour continuer cette réflexion et agir collectivement :
- Joan Martinez Alier, L’Écologisme des pauvres
- Les Petits Matins, 2014
- Jérôme Baschet, Une juste colère — Interrompre la destruction du monde, Divergences, 2019
- Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale, Seuil, 2019
- Jean-Baptiste Fressoz, L’Apocalypse joyeuse, Seuil, 2012
- Emilie Hache, Ce à quoi nous tenons, La Découverte, 2019
- Donna Jeanne Haraway, Habiter le trouble, Dehors, 2019
- Naomi Klein, Tout peut changer, Actes Sud, 2015
- Juliette Rousseau, Lutter ensemble, Cambourakis, 2018…
Voir aussi : Détruire le capitalisme avant qu’il ne nous détruise ! - Quand plusieurs auteurs se rejoignent pour asséner cette évidence que beaucoup refusent encore, préférant le déni et l’autruche
et notamment : Pierre Madelin : « Nous ne pouvons pas attendre que la société industrielle s’effondre en préparant l’après »