Chaque génération s’habitue au pire du présent et ne connaît pas le pire d’avant elle, ainsi, au fil du temps tout empire sans qu’on s’en rende compte.
AMNÉSIE SOCIALE ET ÉCOLOGIQUE & COVID19
Certains parlent d’amnésie écologique ou environnementale pour désigner le fait que chaque génération tend à considérer l’état du monde naturel tel qu’il était au moment où elle grandissait comme situation de référence, n’en ayant pas connu d’autre. Ainsi, de génération en génération, on s’habitue à un milieu toujours plus dégradé. Et les dégradations qu’une génération observe ne reflètent jamais l’ampleur du désastre.
Il en va du social comme de la nature — les deux sont liés. N’ayant pas connu d’autre état social que celui dans lequel elles baignent depuis leur enfance, les générations s’habituent graduellement à un climat social toujours plus délétère, à des dispositions sociales toujours plus mauvaises. Ces dernières années, par exemple, on a vu 13 vaccins rendus obligatoires, le droit du travail être inexorablement démoli parmi pléthore de régression sociales (au niveau des services publics, par exemple, et dans à peu près tous les domaines sociétaux) ; les drones et toutes sortes de dispositifs de surveillance, de technocontrôles (reconnaissance faciale, etc.) être déployés ; Macron s’apprête à rendre l’instruction à l’école obligatoire ; etc. (j’en passe et des meilleurs, et j’en oublie aussi).
Le climat social dans lequel évoluent les enfants d’aujourd’hui, avec l’épidémie du « covid19 », masques obligatoires à l’école, distanciation, confinement, etc., va profondément imprégner plusieurs générations. Qui vont s’habituer. Qui pourront supporter, tolérer, accepter pire plus tard. Et d’autres générations suivront, qui s’accoutumeront à pire encore. Etc.
L’amnésie sociale (et aussi environnementale, ou écologique, c’est pareil), Jaime Semprun l’a terriblement bien définie en une phrase, dans sa Défense et illustration de la novlangue française : « Rien ne saurait manquer à ceux qui ont perdu les moyens d’exprimer ce qu’ils n’ont plus l’occasion de ressentir. »
B. Traven faisait remarquer : « L’homme peut justement s’habituer à tout, à naitre, à mourir, à tuer. C’est le tragique même de l’homme, et non son privilège, comme d’aucuns l’affirment. »
Et ajoutait : « Au lieu de s’habituer, il vaudrait mieux que les hommes dépérissent et s’éteignent plus souvent, plus rapidement, et se donnent plus promptement la mort. Peut-être l’humanité finirait-elle alors par s’élever jusqu’à l’animal. »
Simone Weil constatait déjà, à son époque, dans ses Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934), que les populations étaient réduites à l’état de « misérables troupeaux d’êtres affolés, prêts à céder aux terreurs les plus insensées et à accueillir avec reconnaissance les plus humiliantes tyrannies ».
Voici comment elle introduisait ces Réflexions :
« La période présente est de celles où tout ce qui semble normalement constituer une raison de vivre s’évanouit, où l’on doit, sous peine de sombrer dans le désarroi ou l’inconscience, tout remettre en question. Que le triomphe des mouvements autoritaires et nationalistes ruine un peu partout l’espoir que de braves gens avaient mis dans la démocratie et dans le pacifisme, ce n’est qu’une partie du mal dont nous souffrons ; il est bien plus profond et bien plus étendu. On peut se demander s’il existe un domaine de la vie publique ou privée où les sources mêmes de l’activité et de l’espérance ne soient pas empoisonnées par les conditions dans lesquelles nous vivons. Le travail ne s’accomplit plus avec la conscience orgueilleuse qu’on est utile, mais avec le sentiment humiliant et angoissant de posséder un privilège octroyé par une passagère faveur du sort, un privilège dont on exclut plusieurs êtres humains du fait même qu’on en jouit, bref une place. Les chefs d’entreprise eux-mêmes ont perdu cette naïve croyance en un progrès économique illimité qui leur faisait imaginer qu’ils avaient une mission. Le progrès technique semble avoir fait faillite, puisque au lieu du bien-être il n’a apporté aux masses que la misère physique et morale où nous les voyons se débattre ; au reste les innovations techniques ne sont plus admises nulle part, ou peu s’en faut, sauf dans les industries de guerre. Quant au progrès scientifique, on voit mal à quoi il peut être utile d’empiler encore des connaissances sur un amas déjà bien trop vaste pour pouvoir être embrassé par la pensée même des spécialistes ; et l’expérience montre que nos aïeux se sont trompés en croyant à la diffusion des lumières, puisqu’on ne peut divulguer aux masses qu’une misérable caricature de la culture. scientifique moderne, caricature qui, loin de former leur jugement, les habitue à la crédulité. L’art lui-même subit le contrecoup du désarroi général, qui le prive en partie de son public, et par là même porte atteinte à l’inspiration. Enfin la vie familiale n’est plus qu’anxiété depuis que la société s’est fermée aux jeunes. La génération même pour qui l’attente fiévreuse de l’avenir est la vie tout entière végète, dans le monde entier, avec la conscience qu’elle n’a aucun avenir, qu’il n’y a point de place pour elle dans notre univers. Au reste ce mal, s’il est plus aigu pour les jeunes, est commun à toute l’humanité d’aujourd’hui. Nous vivons une époque privée d’avenir. L’attente de ce qui viendra n’est plus espérance, mais angoisse.
Il est cependant, depuis 1789, un mot magique qui contient en lui tous les avenirs imaginables, et n’est jamais si riche d’espoir que dans les situations désespérées ; c’est le mot de révolution. Aussi le prononce-t-on souvent depuis quelque temps. Nous devrions être, semble-t-il, en pleine période révolutionnaire ; mais en fait tout se passe comme si le mouvement révolutionnaire tombait en décadence avec le régime même qu’il aspire à détruire. Depuis plus d’un siècle, chaque génération de révolutionnaires a espéré tour à tour en une révolution prochaine ; aujourd’hui, cette espérance a perdu tout ce qui pouvait lui servir de support. Ni dans le régime issu de la révolution d’Octobre, ni dans les deux Internationales, ni dans les partis socialistes ou communistes indépendants, ni dans les syndicats, ni dans les organisations anarchistes, ni dans les petits groupements de jeunes qui ont surgi en si grand nombre depuis quelque temps, on ne peut trouver quoi que ce soit de vigoureux, de sain ou de pur ; voici longtemps que la classe ouvrière n’a donné aucun signe de cette spontanéité sur laquelle comptait Rosa Luxemburg, et qui d’ailleurs ne s’est jamais manifestée que pour être aussitôt noyée dans le sang ; les classes moyennes ne sont séduites par la révolution que quand elle est évoquée, à des fins démagogiques, par des apprentis dictateurs. On répète souvent que la situation est objectivement révolutionnaire, et que le “facteur subjectif” fait seul défaut ; comme si la carence totale de la force même qui pourrait seule transformer le régime n’était pas un caractère objectif de la situation actuelle, et dont il faut chercher les racines dans la structure de notre société. C’est pourquoi le premier devoir que nous impose la période présente est d’avoir assez de courage intellectuel pour nous demander si le terme de révolution est autre chose qu’un mot, s’il a un contenu précis, s’il n’est pas simplement un des nombreux mensonges qu’a suscités le régime capitaliste dans son essor et que la crise actuelle nous rend le service de dissiper. Cette question semble impie, à cause de tous les êtres nobles et purs qui ont tout sacrifié, y compris leur vie, à ce mot. Mais seuls des prêtres peuvent prétendre mesurer la valeur d’une idée à la quantité de sang qu’elle a fait répandre. Qui sait si les révolutionnaires n’ont pas versé leur sang aussi vainement que ces Grecs et ces Troyens du poète qui, dupés par une fausse apparence, se battirent dix ans autour de l’ombre d’Hélène ? »
Avec le recul, on peut constater les points sur lesquels elle se trompait (notamment l’avenir du progrès technoscientifique, qu’on n’arrête toujours pas, qui continue d’être aveuglément idolâtré, malgré les ravages qu’il cause partout, dans la vie des gens comme dans le monde naturel), les choses qui n’ont pas changé, les points qui semblent toujours aussi justes aujourd’hui.
Plus loin dans le livre, elle écrivait :
« Il apparaît assez clairement que l’humanité contemporaine tend un peu partout à une forme totalitaire d’organisation sociale, pour employer le terme que les nationaux-socialistes ont mis à la mode, c’est-à-dire à un régime où le pouvoir d’État déciderait souverainement dans tous les domaines, même et surtout dans le domaine de la pensée. […] Cette évolution ne fera que donner au désordre une forme bureaucratique, et accroître encore l’incohérence, le gaspillage, la misère. […] Quand le chaos et la destruction auront atteint la limite à partir de laquelle le fonctionnement même de l’organisation économique et sociale sera devenu matériellement impossible, notre civilisation périra ; et l’humanité, revenue à un niveau de vie plus ou moins primitif et à une vie sociale dispersée en des collectivités beaucoup plus petites, repartira sur une voie nouvelle qu’il nous est absolument impossible de prévoir.
[…] Se figurer que l’on peut aiguiller l’histoire dans une direction différente en transformant le régime à coups de réformes ou de révolutions, espérer le salut d’une action défensive ou offensive contre la tyrannie et le militarisme, c’est rêver tout éveillé. Il n’existe rien sur quoi appuyer même de simples tentatives. La formule de Marx selon laquelle le régime engendrerait ses propres fossoyeurs reçoit tous les jours de cruels démentis ; et l’on se demande d’ailleurs comment Marx a jamais pu croire que l’esclavage puisse former des hommes libres. Jamais encore dans l’histoire un régime d’esclavage n’est tombé sous les coups des esclaves. La vérité, c’est que, selon une formule célèbre, l’esclavage avilit l’homme jusqu’à s’en faire aimer ; que la liberté n’est précieuse qu’aux yeux de ceux qui la possèdent effectivement ; et qu’un régime entièrement inhumain, comme est le nôtre, loin de forger des êtres capables d’édifier une société humaine, modèle à son image tous ceux qui lui sont soumis, aussi bien opprimés qu’oppresseurs.
[…] Il n’y a pas de secours à espérer des hommes ; et quand il en serait autrement, les hommes n’en seraient pas moins vaincus d’avance par la puissance des choses. La société actuelle ne fournit pas d’autres moyens d’action que des machines à écraser l’humanité ; quelles que puissent être les intentions de ceux qui les prennent en main, ces machines écrasent et écraseront aussi longtemps qu’elles existeront. Avec les bagnes industriels que constituent les grandes usines, on ne peut fabriquer que des esclaves, et non pas des travailleurs libres, encore moins des travailleurs qui constitueraient une classe dominante. Avec des canons, des avions, des bombes, on peut répandre la mort, la terreur, l’oppression, mais non pas la vie et la liberté. Avec les masques à gaz, les abris, les alertes, on peut forger de misérables troupeaux d’êtres affolés, prêts à céder aux terreurs les plus insensées et à accueillir avec reconnaissance les plus humiliantes tyrannies, mais non pas des citoyens. Avec la grande presse et la T.S.F., on peut faire avaler par tout un peuple, en temps que le petit déjeuner ou le repas du soir, des opinions toutes faites et par là même absurdes, car même des vues raisonnables se déforment et deviennent fausses dans l’esprit qui les reçoit sans réflexion ; mais on ne peut avec ces choses susciter même un éclair de pensée. […] Il en est ainsi pour tout. Les moyens puissants sont oppressifs, les moyens faibles sont inopérants. […] L’unique possibilité de salut consisterait dans une coopération méthodique de tous, puissants et faibles, en vue d’une décentralisation progressive de la vie sociale ; mais l’absurdité d’une telle idée saute immédiatement aux yeux. Une telle coopération ne peut pas s’imaginer même en rêve dans une civilisation qui repose sur la rivalité, sur la lutte, sur la guerre. En dehors d’une telle coopération, il est impossible d’arrêter la tendance aveugle de la machine sociale vers une centralisation croissante, jusqu’à ce que la machine elle-même s’enraye brutalement et vole en éclats. Que peuvent peser les souhaits et les vœux de ceux qui ne sont pas aux postes de commande, alors que, réduits à l’impuissance la plus tragique, ils sont les simples jouets de forces aveugles et brutales ? Quant à ceux qui possèdent un pouvoir économique ou politique, harcelés qu’ils sont d’une manière continuelle par les ambitions rivales et les puissances hostiles, ils ne peuvent travailler à affaiblir leur propre pouvoir sans se condamner presque à coup sûr à en être dépossédés. […] Dans une pareille situation, que peuvent faire ceux qui s’obstinent encore, envers et contre tout, à respecter la dignité humaine en eux-mêmes et chez autrui ? Rien, sinon s’efforcer de mettre un peu de jeu dans les rouages de la machine qui nous broie ; saisir toutes les occasions de réveiller un peu la pensée partout où ils le peuvent ; favoriser tout ce qui est susceptible, dans le domaine de la politique, de l’économie ou de la technique, de laisser çà et là à l’individu une certaine liberté de mouvements à l’intérieur des liens dont l’entoure l’organisation sociale. C’est certes quelque chose, mais cela ne va pas loin. Dans l’ensemble, la situation où nous sommes est assez semblable à celle de voyageurs tout à fait ignorants qui se trouveraient dans une automobile lancée à toute vitesse et sans conducteur à travers un pays accidenté. Quand se produira la cassure après laquelle il pourra être question de chercher à construire quelque chose de nouveau ? C’est peut-être une affaire de quelques dizaines d’années, peut-être aussi de siècles. Aucune donnée ne permet de déterminer un délai probable. Il semble cependant que les ressources matérielles de notre civilisation ne risquent pas d’être épuisées avant un temps assez long, même en tenant compte de guerres, et d’autre part, comme la centralisation, en abolissant toute initiative individuelle et toute vie locale, détruit par son existence même tout ce qui pourrait servir de base à une organisation différente, on peut supposer que le système actuel subsistera jusqu’à l’extrême limite des possibilités. »
(post de Nicolas Casaux)
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