Nous vivons dans un monde où rien n’est à la mesure de l’homme

Déjà en 1934

mardi 7 février 2023, par Lili souris de bibliothèque.

Petite note « pessimiste », ou disons plutôt réaliste, sur la situation dans la civilisation industrielle. Car pour agir, pour se révolter, il vaut mieux savoir vraiment où on en est.
Déjà en 1934 Simone Weil nous éclairait avec sa lucidité sans far :

Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale

Il est impossible de concevoir quoi que ce soit de plus contraire à cet idéal que la forme qu’a prise de nos jours la civilisation moderne, au terme d’une évolution de plusieurs siècles. Jamais l’individu n’a été aussi complètement livré à une collectivité aveugle, et jamais les hommes n’ont été plus incapables non seulement de soumettre leurs actions à leurs pensées, mais même de penser. Les termes d’oppresseurs et d’opprimés, la notion de classes, tout cela est bien près de perdre toute signification, tant sont évidentes l’impuissance et l’angoisse de tous les hommes devant la machine sociale, devenue une machine à briser les cœurs, à écraser les esprits, une machine à fabriquer de l’inconscience, de la sottise, de la corruption, de la veulerie, et surtout du vertige. La cause de ce douloureux état de choses est bien claire. Nous vivons dans un monde où rien n’est à la mesure de l’homme ; il y a une disproportion monstrueuse entre le corps de l’homme, l’esprit de l’homme et les choses qui constituent actuellement les éléments de la vie humaine  ; tout est déséquilibre. Il n’existe pas de catégorie, de groupe ou de classe d’hommes qui échappe tout à fait à ce déséquilibre dévorant, à l’exception peut-être de quelques îlots de vie plus primitive ; et les jeunes, qui y ont grandi, qui y grandissent, reflètent plus que les autres à l’intérieur d’eux-mêmes le chaos qui les entoure […] l’essence véritable de la misère sans fond qui constitue le lot des générations présentes.

[...]
Il n’y a pas de secours à espérer des hommes ; et quand il en serait autrement, les hommes n’en seraient pas moins vaincus d’avance par la puissance des choses. La société actuelle ne fournit pas d’autres moyens d’action que des machines à écraser l’humanité ; quelles que puissent être les intentions de ceux qui les prennent en main, ces machines écrasent et écraseront aussi longtemps qu’elles existeront. Avec les bagnes industriels que constituent les grandes usines, on ne peut fabriquer que des esclaves, et non pas des travailleurs libres, encore moins des travailleurs qui constitueraient une classe dominante. Avec des canons, des avions, des bombes, on peut répandre la mort, la terreur, l’oppression, mais non pas la vie et la liberté. Avec les masques à gaz, les abris, les alertes, on peut forger de misérables troupeaux d’êtres affolés, prêts à céder aux terreurs les plus insensées et à accueillir avec reconnaissance les plus humiliantes tyrannies, mais non pas des citoyens. Avec la grande presse et la T.S.F., on peut faire avaler par tout un peuple, en temps que le petit déjeuner ou le repas du soir, des opinions toutes faites et par là même absurdes, car même des vues raisonnables se déforment et deviennent fausses dans l’esprit qui les reçoit sans réflexion ; mais on ne peut avec ces choses susciter même un éclair de pensée. Et sans usines, sans armes, sans grande presse on ne peut rien contre ceux qui possèdent tout cela. Il en est ainsi pour tout. Les moyens puissants sont oppressifs, les moyens faibles sont inopérants.

Toutes les fois que les opprimés ont voulu constituer des groupements capables d’exercer une influence réelle, ces groupements, qu’ils aient eu nom partis ou syndicats, ont intégralement reproduit dans leur sein toutes les tares du régime qu’ils prétendaient réformer ou abattre, à savoir l’organisation bureaucratique, le renversement du rapport entre les moyens et les fins, le mépris de l’individu, la séparation entre la pensée et l’action, le caractère machinal de la pensée elle-même, l’utilisation de l’abêtissement et du mensonge comme moyens de propagande, et ainsi de suite.

L’unique possibilité de salut consisterait dans une coopération méthodique de tous, puissants et faibles, en vue d’une décentralisation progressive de la vie sociale ; mais l’absurdité d’une telle idée saute immédiatement aux yeux. Une telle coopération ne peut pas s’imaginer même en rêve dans une civilisation qui repose sur la rivalité, sur la lutte, sur la guerre. En dehors d’une telle coopération, il est impossible d’arrêter la tendance aveugle de la machine sociale vers une centralisation croissante, jusqu’à ce que la machine elle-même s’enraye brutalement et vole en éclats. Que peuvent peser les souhaits et les vœux de ceux qui ne sont pas aux postes de commande, alors que, réduits à l’impuissance la plus tragique, ils sont les simples jouets de forces aveugles et brutales ?

Quant à ceux qui possèdent un pouvoir économique ou politique, harcelés qu’ils sont d’une manière continuelle par les ambitions rivales et les puissances hostiles, ils ne peuvent travailler à affaiblir leur propre pouvoir sans se condamner presque à coup sûr à en être dépossédés. Plus ils se sentiront animés de bonnes intentions, plus ils seront amenés même malgré eux à tenter d’étendre leur pouvoir pour étendre leur capacité de faire le bien ; ce qui revient à opprimer dans l’espoir de libérer, comme a fait Lénine. Il est de toute évidence impossible que la décentralisation parte du pouvoir central ; dans la mesure même où le pouvoir central s’exerce, il se subordonne tout le reste.

D’une manière générale l’idée du despotisme éclairé, qui a toujours eu un caractère utopique, est de nos jours tout à fait absurde. En présence de problèmes dont la variété et la complexité dépassent infiniment les grands comme les petits esprits, aucun despote au monde ne peut être éclairé. Si quelques hommes peuvent espérer, à force de réflexions honnêtes et méthodiques, apercevoir quelques lueurs dans cette obscurité impénétrable, ce n’est certes pas le cas pour ceux que les soucis et les responsabilités du pouvoir privent à la fois de loisir et de liberté d’esprit. Dans une pareille situation, que peuvent faire ceux qui s’obstinent encore, envers et contre tout, à respecter la dignité humaine en eux-mêmes et chez autrui ? Rien, sinon s’efforcer de mettre un peu de jeu dans les rouages de la machine qui nous broie ; saisir toutes les occasions de réveiller un peu la pensée partout où ils le peuvent ; favoriser tout ce qui est susceptible, dans le domaine de la politique, de l’économie ou de la technique, de laisser çà et là à l’individu une certaine liberté de mouvements à l’intérieur des liens dont l’entoure l’organisation sociale.

C’est certes quelque chose, mais cela ne va pas loin. Dans l’ensemble, la situation où nous sommes est assez semblable à celle de voyageurs tout à fait ignorants qui se trouveraient dans une automobile lancée à toute vitesse et sans conducteur à travers un pays accidenté. Quand se produira la cassure après laquelle il pourra être question de chercher à construire quelque chose de nouveau ? C’est peut-être une affaire de quelques dizaines d’années, peut-être aussi de siècles. Aucune donnée ne permet de déterminer un délai probable. Il semble cependant que les ressources matérielles de notre civilisation ne risquent pas d’être épuisées avant un temps assez long, même en tenant compte de guerres, et d’autre part, comme la centralisation, en abolissant toute initiative individuelle et toute vie locale, détruit par son existence même tout ce qui pourrait servir de base à une organisation différente, on peut supposer que le système actuel subsistera jusqu’à l’extrême limite des possibilités. Somme toute il paraît raisonnable de penser que les générations qui seront en présence des difficultés suscitées par l’effondrement du régime actuel sont encore à naître.

- Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (1934)

Et oui, pas de solutions miracles pour se rassurer désolé.
Juste commencer par tirer le frein d’urgence.


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