Voici un article original, qui pose bien certains problèmes de fond, et des pistes pour les dépasser.
Rattachements - Pour une écologie de la présence
Nos amies de Contrepoints, depuis le Québec, nous ont transmis cet essai sur ce qu’elles appellent une « écologie de la présence ». L’enjeu est de renvoyer dos à dos une écologie individuelle (celle des petits gestes du quotidien ou celle du sacrifice activiste) et une écologie gouvernementale (celle des quotas, de la transition écologique et des taxes carbones) pour établir une autre voie. L’idée consiste à ne pas partir du problème de « l’urgence climatique » afin de ne pas tomber dans les éternelles « solutions » dont on s’aperçoit toujours en fin de comtpe qu’elles font partie du problème. Et d’assumer alors un risque : « nous préférons l’éventualité d’une crise climatique bien sentie, qui déborde les dispositifs d’État et qui impose une reconfiguration de la vie, la création de lien, la remise en question de nos manières de faire, à celle d’une extinction de masse si bien gérée qu’elle passe inaperçue. À devoir choisir, nous préférons la ruine de la métropole globale à la résilience potentielle de son virage vert. »
Cet autre article pourrait être utilement mis en parallèle : Habiter - Instructions pour l’autonomie - Ce texte, écrit par des camarades américain.es fut traduit entre le début du Saint-Laurent, la fin des Appalaches et le delta du Mississipi. Distribué déjà aussi au Mexique et en France, nous espérons que sa version québécoise contribuera à ouvrir ici de nouveaux horizons révolutionnaires. - DEUX VOIES SE DESSINENT, LA FIN DU MONDE OU LE DÉBUT D’UN AUTRE, IL FAUT CHOISIR
- Ni petits gestes individuels ni transition gouvernementale, une écologie de la présence
- Conflictualité et vie incarnée dans un territoire
Extraits de Rattachements - Pour une écologie de la présence :
S’il faut se réjouir que des centaines de milliers de personnes ressentent le désir d’agir, s’engagent à changer leur vie, prennent des risques et sortent de leur zone de confort, cette énergie a été jusqu’à présent détournée. Il faut savoir que la bétonisation du monde et la destruction du vivant tout comme notre incapacité à produire pour nous nourrir ne sont pas des accidents de parcours, mais des projets politiques de dépossession pour l’enrichissement. Les enrayer ne sera pas chose facile. Jusqu’ici rien n’a changé parce que notre force a été capturée par toutes sortes de solutions aussi pathétiquement impuissantes qu’irresponsables.
Face à la « crise », deux propositions nous sont ordinairement faites. D’une part, un environnementalisme activiste de revendications, où l’on exhorte nos gouvernements à agir pour sauver la situation, et de l’autre, un environnementalisme individuel où l’on change ses pratiques de consommation par des choix quotidiens.
C’est dans la faiblesse effective que se rejoignent ces écologismes. D’abord, le principal défi ne peut être de se faire entendre, d’être perçu par l’opinion publique : tout le monde est au courant de la catastrophe. Les médias, les ingénieurs, les politiciens, les patrons sont tous au fait de l’ampleur du problème et tous comptent tirer leur épingle du jeu. Et puis, une pratique politique écologiste ne peut pas se contenter de vouloir « prévenir » les changements climatiques.
Le climat est déjà changeant, comme chaque été et chaque fonte des neiges, chaque ouragan et chaque feu de forêt en témoignent. Dans une posture comme dans l’autre, notre capacité d’agir est si limitée que les gestes que nous posons n’ont pratiquement aucun impact sur l’ampleur du désastre.
Nous pensons que la lutte écologiste doit se mener sur deux fronts, qui sont en réalité indissociables l’un de l’autre. Elle doit nuire au déroulement de la normalité économique - celle de l’exploitation et de la destruction des êtres vivants. Nuire, et à travers ces formes de nuisances - ces blocages et réoccupations, ces grèves, ces sabotages - élaborer d’autres manières de vivre. S’attacher à des lieux, y inventer d’autres manières d’être, de nouvelles sensibilités, de nouveaux rapports à soi et aux autres, qui nous tiennent et auxquels on tient. Apprendre à les défendre surtout, et depuis cette position nouvelle, nuire inévitablement. Apprendre à s’organiser sur la base de nos besoins et puis tenter de répondre progressivement aux questions collectives que pose la conjonction de la vie et de la lutte, en s’éloignant peu à peu de la séparation fonctionnelle propre au militantisme classique.
Afin de dépasser le cadrage de l’actualité comme crise à la fois imminente et permanente, il est nécessaire de construire contre les environnementalismes impuissants, une écologie politique à même de relever le défi auquel nous faisons face. Décortiquer la trame de fond sur laquelle se jouent les propositions citoyennes et étatiques de ceux qui veulent « sauver l’environnement », comme de ceux qui cherchent à contrôler les ressources pour mieux les gérer, c’est-à-dire à administrer la catastrophe.
Actuellement, l’ambiance générale se rapporte à ce que nous nommons une écologie de l’absence. Depuis cette perspective, il nous faudrait défendre « La Nature » : un objet mis à distance, constitué d’espèces et d’habitats qui sont éloignés et détachés de nous, de nos réalités. La problématique est ici statistique, on nous balance des chiffres, des pourcentages de gaz à effet de serre, un certain nombre de degrés de plus, une certaine quantité d’espèces qui vont disparaître. Ce qui est mis sur la table est une représentation abstraite, une image de la Nature dont on nous dit qu’elle sera défigurée, que tout cela est bien triste et puis, que cette horreur est de notre faute. Cette catastrophe écologique n’est pas territorialisée : elle s’applique partout et puis « chacun doit faire son petit geste pour que les choses changent ». En pointant tout le monde du doigt, les coupables se fondent et disparaissent dans la foule.
L’usage même du terme « environnement » renvoie à la séparation entre l’humanité et le reste des êtres. Il désigne ce qui entoure « l’Homme », ce qui l’en distingue. Cette conception du monde, loin d’être universelle, s’inscrit dans cette séparation, propre à la modernité coloniale par laquelle on arrache l’humain à tout le vivant et le non-vivant. Si l’environnementalisme est le produit de cette séparation, c’est qu’une fois isolé, l’individu a « le choix », il peut se défaire de toute responsabilité en regard de ce qui lui permet de vivre, en oubliant le caractère fondamentalement relationnel de toute existence. Ou encore, il peut décider de considérer l’environnement comme un objet à protéger, à sauver et croire créer ainsi un lien entre lui et « son environnement » par l’artifice de sa volonté. Dans les deux cas, il reste l’humain d’un côté et la « nature » de l’autre : soit on l’exploite, soit on la défend. Mais en aucun cas on ne l’incarne, on ne l’habite, on ne s’y retrouve. À exploiter ou à protéger, l’environnement nous reste tout aussi arraché.
Pour développer une pensée réellement politique de l’écologie, la notion de conflit doit revenir au centre de nos préoccupations. Elle doit être rapatriée hors du domaine économique, pour s’inscrire non seulement dans « la politique », mais dans la vie elle-même, comprise comme phénomène politique. Car il ne s’agit ni de convaincre ni de « mieux (se) vendre », il ne s’agit pas de l’emporter sur le plan du débat ou de la concurrence. Il s’agit de défendre les formes d’existence contre ce qui en nie les possibilités. Il s’agit de lutter et de vaincre de l’ennemi (qui prend plusieurs formes, en nous comme hors de nous).
Ces écologies de l’absence sont le produit du spectacle et ne concernent que la représentation de la « nature », celle qu’on voit à la télé, sur internet. Elles carburent à notre manque de pouvoir sur nos vies, à notre absence de lien avec ce qui nous nourrit et ce que l’on produit, à notre amputation à un monde, à la douleur de l’arrachement. Elles s’inscrivent dans le désert qu’est l’économie, elles ont notre atomisation comme condition de possibilité. Dans ce contexte, défendre une position « écologiste » n’implique donc pas une réelle territorialité, une présence, un rattachement à un monde peuplé de rapports, bref, une possibilité de conflictualité concrète. C’est pourquoi ces environnementalismes, tant étatiques que citoyens, n’arrivent à désigner personne d’autre que nous-mêmes comme problème. Sur ce point, des ami.es écrivaient récemment : « C’est une lutte sans conflit, sans antagonisme (d’ailleurs, ce n’est pas une lutte). Ces citoyen.ne.s se pensent à la fois tous d’accord et tous coupables (d’ailleurs, c’est le propre de la citoyenneté) ».
De cette conception du monde - sans coupable sauf nous-mêmes - ne peut émerger qu’une politique sacrificielle. Une politique de la repentance, du désolement. Arrêter de prendre l’avion pour voyager pendant que les riches se déplacent quotidiennement en jet privé, moins chauffer nos appartements et nos maisons balayées de courants d’air en hiver, refuser de prendre un tract papier dans une manif alors que les grands journaux capitalistes impriment quotidiennement des millions de pages vouées uniquement à la publicité. Ou autrement, de manière activiste, s’accrocher à des poteaux jusqu’à se faire arrêter, se torturer sur la place publique et tenter de choquer l’espace médiatique et les politiciens, qui oublient aussi vite qu’ils clignent de l’oeil.
De victimes des changements climatiques, on arrive rapidement à se désigner nous-mêmes comme coupables. Si le péché originel qui nous précède est celui d’avoir souillé la « Nature », nous avons aussi été mis au monde comme pécheurs répétant les gestes interdits. Les nouvelles formes sacrificielles présentes dans le militantisme environnemental, bien qu’elles puissent donner le sentiment d’expier les fautes commises, ne feront pas advenir un monde meilleur.
Cette logique politique s’inscrit elle aussi dans celle de la revendication, celle des dépossédé-es qui quémandent, qui sollicitent, qui attendent en rêvassant. Celui qui revendique sait qu’il a déjà laissé tomber la prise qu’il avait sur la situation, ou qu’on lui a arrachée des mains, bref il se sait dépossédé de la possibilité d’agir. Entre une pétition qui somme les gouvernements de faire quelque chose, et un auto-enchaînement devant les parlements, la différence en est une de degrés, les deux se rejoignant sous l’égide de la faiblesse.
C’est lorsque des communautés affirment qu’elles font elles-mêmes partie de ce territoire, de cette forêt, de cette rivière, de ce bout de quartier, et qu’elles sont prêtes à se battre, que la possibilité politique de l’écologie apparaît clairement. Rendre l’écologie vraiment politique nécessite de poser la question suivante : qu’est-ce qui permet à tel ou tel milieu de vivre une vie bonne, d’accroître son bonheur ? Et, au contraire, qu’est-ce qui le menace, qu’est-ce qui rend la vie difficile ? Le conflit, qui est présent dans toute configuration politique, découle essentiellement de la réponse à ces questions. Sans distinction entre ennemis et amis de la vie qui habite un territoire, sans prise en considération de la puissance nécessaire à la victoire au sein d’un conflit, l’écologie est vouée à demeurer une question de principe.
Défendre les territoires veut nécessairement dire apprendre à les habiter et inversement, habiter vraiment nécessite de défendre les territoires. Les expérimentations politiques vers lesquelles nous nous tournons pour trouver d’autres manières de vivre nous demandent de nous rattacher, de s’attacher. C’est que de bien vivre sous-entend toujours une vie au sens plus large que soi - « la vie » -, une vie multiple. Bien vivre nous implique toutes et chacunes dans une vie commune. Ce que nous entendons par une écologie politique de l’habiter, c’est aussi une lutte qui est inséparable de la vie. Inséparable d’abord puisque son élan - ce qui la pousse - émerge de la vie elle-même qui se défend, qui fleurit et tombe en graines. Inséparable, car cette écologie politique ne se pense pas sans le reste du monde qu’elle habite. Elle se sait y être liée. La lutte et la vie ne seront pas remises entre les mains de ceux qui la détruisent.
C’est pourquoi la non-violence brandie en principe absolu par les groupes mainstream est à la fois irresponsable et inoffensive. Dans cette injonction au détachement, les questions tactiques et stratégiques qui se doivent d’être relatives à tout contexte, à toute situation, sont remplacées par un lâche don de soi.
Mettre son nom entre les mains de la police et son corps entre les barreaux d’une prison sont deux manières assez efficaces de s’empêcher de pouvoir agir. La logique sacrificielle implique nécessairement une délégation de la responsabilité, et non pas une prise en main de la situation comme elle peut en donner l’impression. Une sommation à être faible, à remettre la problématique la plus importante du 21e siècle entre les mains des coupables. Pour pouvoir se dire pacifiques, il est nécessaire d’être capable de déployer une force. Se dire pacifique sans avoir la capacité d’être violent signifie simplement être impuissant.
La totalité ne peut être que gouvernée, gérée. Tenir à un vrai fragment de monde vaut mille fois mieux que de s’agiter dans le vide, en attendant de l’ennemi qu’il agisse contre ses propres intérêts. C’est que ce rattachement, en plus d’être la condition de possibilité de toute pratique effective et responsable, porte aussi la joie de redonner sa texture à la vie, de densifier notre présence au monde.
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