Pour la production alimentaire comme pour tout le reste, des initiatives individuelles et des alternatives de niches ne suffisent pas à changer la donne. Il faut aussi des luttes collectives importantes pour s’extraire du système agro-industriel productiviste et de son monde.
Voici un livre et des réflexions qui mettent en pièce le discours courant en Drôme concernant le recours aux seules initiatives éparses qui feraient "boule de neige" et arriveraient un jour à remplacer le système agro-techno-industriel.
C’est plutôt la coexistence de rapport de force, d’alternatives et d’éducation populaire qui peut peser vraiment.
REPRENONS LA TERRE AUX MACHINES EN ALSACE !
J’ai récemment terminé l’excellent livre Reprendre la terre aux machines (2021) de l’Atelier Paysan. Pour celles et ceux qui ne connaissent pas, voici une rapide présentation :
« L’Atelier Paysan est une coopérative (SCIC SARL). Nous accompagnons les agriculteurs et agricultrices dans la conception et la fabrication de machines et de bâtiments adaptés à une agroécologie paysanne. En remobilisant les producteurs et productrices sur les choix techniques autour de l’outil de travail des fermes, nous retrouvons collectivement une souveraineté technique, une autonomie par la réappropriation des savoirs et des savoir-faire. » (source : https://www.latelierpaysan.org/)
L’ouvrage de l’Atelier Paysan permet de comprendre comment l’agriculture industrielle a réussi à s’imposer malgré son irrationalité presque totale – modèle bénéficiaire à une infime minorité de parasites, dépossession des paysans, empoisonnement général des populations, destruction de la fertilité des sols, pollutions multiples, ravages écosystémiques d’échelle planétaire, contamination de l’eau, incapacité à nourrir sainement (2 milliards de personnes obèses ou en surpoids, plus de 800 millions de personnes souffrant de la faim, etc.), dépendance au pétrole, destruction des terroirs, etc.
D’autre part, il est illusoire d’espérer stopper le complexe agro-industriel sans lui opposer un mouvement social de grande ampleur. Les AMAP, l’agriculture biologique, les circuits courts, de nombreuses alternatives existantes sont nécessaires mais largement insuffisantes pour reconfigurer l’ordre social et technologique existant. On ne changera pas en profondeur notre société en invitant les gens à se lancer dans une quête de pureté morale ou en exigeant d’eux des changements individuels. L’évolution d’une société de masse est conditionnée par une dynamique de rapports de force entre des organisations aux objectifs divergents (lire Theodore Kaczynski sur ce point, notamment Révolution Anti-Tech). Ce n’est qu’en faisant la démarche de s’organiser politiquement, pour peser dans le rapport de force, que nous réussirons à dévier de la trajectoire suicidaire que nous imposent l’État et le complexe agro-industriel.
J’ai également beaucoup apprécié de voir chez l’Atelier Paysan une capacité à se remettre en question suite à leur expérience passée (signe d’humilité, chose rare de nos jours où l’ego hypertrophié devient la norme), une critique des technologies industrielles, une réflexion stratégique et des références aux mouvements de résistance historiques et contemporains, des éléments souvent absents dans le discours écologiste modéré ET radical. Pour toutes ces raisons, j’irai à la rencontre de l’Atelier Paysan le week-end prochain à Munster dans le Haut-Rhin.
L’événement est ouvert à tout le monde. Programme et inscription ici :
https://www.latelierpaysan.org/Reprendre-la-terre-aux-machines-en-ALSACE
Ci-après, je vous propose deux morceaux choisis du livre Reprendre la terre aux machines. D’abord, un passage de l’introduction :
« Le milieu de l’agriculture paysanne continue d’espérer que les alternatives dont il est porteur fassent tache d’huile et changent la société. Nous venons de ce milieu, nous avons partagé cette croyance. Nous continuons de pratiquer, mais nous ne croyons plus : aussi précieuses soient-elles, ces alternatives (sur les semences, le foncier, les pratiques culturales, le mode de commercialisation, et sur les technologies sobres et appropriables bricolées dans le cadre de notre Atelier Paysan) ne constituent pas un projet politique en elles-mêmes, et ne mettent pas en danger l’agriculture industrielle. Elles en fournissent plutôt le complément de gamme, notamment pour l’alimentation des fractions aisées de la population. Pour nous, ce sont les pratiques agro-industrielles qui tendent à absorber ou neutraliser nos alternatives, à s’incruster en profondeur dans nos paysages et nos habitudes. Nous constatons en particulier que l’escalade technologique permanente, rarement perçue comme un facteur décisif, assure la poursuite du mouvement de dépossession et d’élimination des agriculteurs contre lequel nous sommes en lutte.
Alors, pourquoi ne pas s’adresser solennellement aux dirigeants de l’État français (ou de la Commission européenne) pour les convaincre de l’urgence de politiques publiques dédiées à une transition rapide vers l’agroécologie, comme l’ont fait à l’été 2020 les membres de la Convention citoyenne pour le climat ? Ceux qui parmi nous sont engagés syndicalement, par exemple, se prêtent régulièrement à la tentative de peser sur les orientations du ministère de l’Agriculture, sans résultat significatif sur l’essentiel. Un bouleversement aussi important que le passage de l’agriculture industrielle telle que nous la connaissons à l’agriculture paysanne – non plus pratiquée par quelques “Indiens” dans des “réserves” du territoire ravagé, mais majoritaire à l’échelle d’une nation comme la nôtre –, un tel bouleversement ne sera pas concédé par les élites politiques et économiques sans le surgissement d’un mouvement social. Il n’aura jamais lieu sans un rapport de force assumé, un conflit compliqué, dont nous allons dans ce livre tenter de définir les terrains prioritaires. Il sera conquis par la lutte ou il n’adviendra pas. »
Pour terminer, un extrait de la conclusion :
« Nous avons affiché dès l’introduction l’objectif d’un million de nouveaux paysans installés en France au cours des dix prochaines années. Un objectif à la fois modeste vu la gravité de la situation ; mais déjà “révolutionnaire”, vu le degré de verrouillage du modèle que nous avons constaté. Faire sauter tout ou partie de ces verrous nécessite un mouvement social d’une nature et d’une ampleur inconnues dans le monde occidental des cent dernières années. Un mouvement qui aille à la racine d’une injustice sociale : l’alimentation et ses conditions de production. Et qui prenne en considération un groupe social qui n’a été que très rarement au centre d’un mouvement populaire important dans le monde industriel : la paysannerie.
Les mouvements sociaux victorieux ces deux derniers siècles montrent qu’une transformation sociale ne peut résulter que de la conjugaison de trois efforts : le rapport de force, la présence d’alternative et l’éducation populaire.
[…]
Ces trois efforts, qui sont rarement menés conjointement par les mêmes acteurs, s’opposent en partie dans l’esprit de beaucoup. Or, précisément, ils sont tous trois indispensables et devraient être menés de front, quitte à ce que chacun accepte de ne pas pouvoir tout faire tout le temps, en même temps : lutter pour arracher des concessions, petites ou grandes, à l’État et au complexe agro-industriel, en matière de réglementation, de foncier, de droits sociaux ; expérimenter des manières de produire et de vivre aussi étrangères que possible à la logique capitaliste ; informer sur les mécanismes de la domination, s’éduquer ensemble à l’histoire, aux cultures d’hier et d’aujourd’hui, se forger un savoir utile à l’action collective.
Conjuguer ces efforts, c’est ce que nous voudrions faire dans les années à venir mais nous ne voulons et ne pouvons pas le faire seuls. […] Soyons des millions à débroussailler ces amorces, pour qu’elles contribuent à construire une démocratie agricole, technique et alimentaire. »
(post par Philippe Oberlé)
- Les niches d’expérimentation alter-agricole ne pourront jamais stopper ni remplacer l’agro-industrie
Voir aussi
- En finir avec le mythe de la réussite agricole alternative (permaculture et microfermes) - Envisager ces bonnes approches et pratiques agricoles dans un autre système économique que le capitalisme ?
- Paysans et écosystèmes sont détruits par la civilisation industrielle et ses conséquences, quelles solutions ? - L’agro-industrie, l’agri-tech, l’intensif, la technocratie et l’économie de marché tuent - Paysans et militants ne font pas le poids, des renforts en vue ?
- Du sacrifice de la paysannerie à son renouveau - souhaitable
- Impasse : agriculture alternative et magasins bio sont noyés dans le système agro-industriel dominant - Dépasser l’écologie sans conflit et faire le deuil de l’idée que le monde puisse changer sous l’effet de la consommation personnelle