Jusqu’à présent, la technocratie capitaliste nous avait vendu notre auto-incarcération dans le monde machine en l’enrobant de beaucoup de guimauve : nous pouvions commander des sushis et des sex-toys depuis notre technococon, puis demander au tracker de notre ordiphone de compter nos pets et nos pas quotidiens ainsi que les calories brûlées pendant nos galipettes. Combien d’entre nous ont fini par céder à ces offres empoisonnées de confort factice, de pseudo facilitation et d’assistance saugrenue, avec l’illusion d’un pouvoir gagné à coup d’applis sur la maîtrise de nos vies ? Après des années de mièvrerie consumériste, nous voici désormais projetés au stade disciplinaire pur : celui où le système technocratique officialise -avec l’invention d’un passeport intérieur- la menace de démolir la vie sociale de celles et ceux qui ne vivent pas ou pas encore totalement sous prothèse.
La fréquentation des hôpitaux, des cafés, des salles de sport, des campings, des théâtres, des cinémas, etc. est désormais réservée à des systèmes immunitaires validés et numériquement contrôlés. Le biopouvoir avance, fracturant et triant les populations. Nos existences se retrouvent réduites à une survie biologique étrangère à tout ce qui constitue leur richesse et leur profondeur. On ne peut désormais plus profiter d’un simulacre de vie normale qu’une fois injecté et appareillé, en intériorisant le contrôle et la répression. À la suite de ses collègues Cédric O (« Le pass sanitaire est un sésame vers la liberté ») et Gabriel Attal (« Le pass sanitaire, c’est la liberté »), Mme Bachelot déclarait le 9 juillet : « le pass sanitaire, c’est facile » ; « Les Français détiennent entre leurs mains le fait de vivre normalement » ; « Certains se font une montagne du pass sanitaire. Ce n’est pas vrai. On a tous un smartphone ». Tous ? Il tient pourtant encore à chacun d’entre nous d’en avoir, ... ou pas.
D’avoir quoi donc ? Un ordiphone ? Quelque chose de Tennessee ? Ou bien un reste de décence, et la capacité de dire merde ?
Nos gouvernants ne font finalement que mettre en application ce que les patrons de Google, Eric Schmidt et Jared Cohen, réclamaient impatiemment dans leur ouvrage The New Digital Age. Reshaping the Future of People, Nations and Business, sorti en 2013 :
« Les gouvernements doivent décider, par exemple, qu’il est trop risqué que des citoyens restent « hors ligne », détachés de l’écosystème technologique. Dans le futur comme aujourd’hui, nous pouvons être certains que des individus refuseront d’adopter et d’utiliser la technologie, et ne voudront rien avoir à faire avec des profils virtuels, des bases de données en ligne ou des smartphones. Un gouvernement devra considérer qu’une personne qui n’adhèrera pas du tout à ces technologies a quelque chose à cacher et compte probablement enfreindre la loi, et ce gouvernement devra établir une liste de ces personnes cachées, comme mesure antiterroriste.
Si vous n’avez aucun profil social virtuel enregistré ou pas d’abonnement pour un portable, et si vos références en ligne sont inhabituellement difficiles à trouver, alors vous devrez être considéré comme un candidat à l’inscription sur cette liste. »
On peut imaginer que les capitalistes et leurs gouvernements avancent dans leur work in progress (et non leur complot), inévitablement autoritaire et néo-malthusien, vers le tri des populations qu’on jugera en droit ou non d’accéder aux secours, à l’eau, à la nourriture, à l’ensemble des biens et des ressources essentiels. Il importe de dresser le corps social pour le neutraliser à mesure que les effets du changement climatique et de la crise du vivant se feront ressentir, les uns après les autres, dans la course au précipice où le capitalisme entraîne l’humanité (1). Mais il serait trop facile de trop reprocher à Macron et à ses semblables. La banalisation des technologies de contrôle, de surveillance et de contrainte, la vélocité de leur invasion jusque dans les recoins de nos vies, ne sont possibles que par notre servitude volontaire, encouragée par la peur, la pression de conformité et le sentiment de honte (la crainte de passer pour un « illectronique » ou un irresponsable).
Au pied du mur, désormais réduits à choisir entre la condition de zombie et celle de paria, c’est à nous d’en finir avec les « on a tous » et « c’est facile ». Car c’est aussi facile, pour peu qu’on rouvre les yeux, de dire merde.
Merde au QR Code ! D’abord mis au point pour suivre les pièces détachées dans les usines Toyota, il est successivement utilisé en Chine comme outil de surveillance des Ouïgours, puis à l’époque covidienne pour autoriser ou refuser l’accès à des immeubles, commerces ou parcs.
Merde à Doctolib, pur symbole de la start-up nation et de la macronie, parasite de la santé, poussé grâce à l’arrosage de l’argent de nos impôts, grâce à la générosité déconcertante des autorités de régulation, pourvoyeur des données médicales récoltées vers Amazon, Facebook et consorts.
Merde à l’ordiphone, surtout, que seuls ses pourvoyeurs siliconiens ont intérêt à nommer smart. Ce gadget de destruction massive résume à lui seul le désastre capitaliste : le gâchis des ressources, le saccage de la nature comme l’épuisement des psychismes.
Et merde à Amazon, à Deliveroo, à Netflix, à Facebook, Instagram, Snapchat, Twitter, Tik- tok, merde à Macron en tee-shirt à Brégançon, merde à la 4G, à la 5G, à la 6G, et à toutes les saletés connectées prévues pour être vendues par milliards -tandis que les incendies dévastent la Sibérie, la Grèce, la Turquie...- car, quelle loi nous oblige à nous empoisonner avec ?
Il faut en finir avec l’accommodation, avec l’irénisme, avec la « compréhension ». Cesser de « comprendre » l’ami qui sait bien qu’Amazon ce n’est ni très écologique ni très social ni très sympa mais « tu comprends des fois je suis coincé et puis c’est quand même pratique » ; cesser de « comprendre » les faiseurs d’apéro zoom et de goûter skype ; cesser de s’accorder « des raisons » de participer au triomphe des néo-domesticités faites de livraisons et de clics ; cesser d’approuver béatement chaque « innovation » « parce que la technologie, tout dépend de ce qu’on en fait » ; cesser de tout accepter en « attendant » (le week-end, les vacances, la fin de l’épidémie, la retraite... et la mort !) ; cesser de chérir cette condition de caniches, de cobayes, de bétail.
Il n’est plus une minute à perdre pour adopter une fois pour toutes les gestes barrière face au déchaînement technocratique. Il ne s’agit plus de nous contenter de discours et de pétitions pour satisfaire nos consciences, mais de refuser purement, simplement et définitivement ces outils mortifères, boycotter leur utilisation, y résister dans les espaces sociaux et collectifs où nous vivons et travaillons.
Il est parfaitement illusoire de continuer prétendre s’opposer aux « abus » liés à ces moyens de contrôle tout en nourrissant nous-mêmes quotidiennement leur développement et leur invasion par des pratiques qu’en notre for intérieur nous osons penser vertueuses et responsables. Il faut les rejeter. Le premier front de combat pour la liberté se situe à l’intérieur de nous-mêmes. Face à l’enfer totalitaire du « crédit social », il nous reste la possibilité de ne pas faire, de nous retirer du game : cela signifie retrait, boycott, indifférence. Rester à distance de l’emballement du capitalisme technologique est désormais un combat essentiel pour réhumaniser nos destinées collectives.
Le « fascisme » actuel « ne se présente pas sous les aspects d’un parti de masse et de sections d’assaut fanatisées par un chef charismatique, mais sous ceux d’un système technologique - efficace et fonctionnel- auquel par veulerie, inconscience et futilité, nous cédons nos moindres parcelles d’existence » (2). Il faut mettre en échec la société cybernétisée, ses mouchards, ses applications de traçage, ses suceurs de données et ses objets connectés : en leur coupant l’alimentation.
« Nous ne faisions que glisser avec l’avalanche de la demande et, chemin faisant, nous bavardions sur la technique, sur la question sociale, sur le progrès et sur d’autres sujets très intéressants. Comme si nos petits discours avaient la moindre influence sur la direction où l’avalanche doit passer. Cependant tout cela marchait par la force d’inertie, plus vite, plus vite, toujours plus vite. Et chaque misérable commande ne faisait qu’ajouter un petit caillou à l’avalanche. » Ces lignes ont été écrites en 1920 par l’écrivain tchécoslovaque Karel Čapek, pour sa pièce de théâtre R.U.R.(où apparaît pour la première fois le mot robot).
Cessons immédiatement d’ajouter des pièces dans la machine, et des cailloux à l’avalanche. Pour le dire trivialement : nous ne sommes pas tenus par les couilles, mais bien davantage par les prothèses qui tendent à s’y substituer, tout autant qu’à nos mémoires, à nos expériences, à nos sensibilités et à nos cerveaux.
Résister ne peut plus être disserter, mais plutôt déserter nos profils digitalisés. Libérons-nous de nos laisses numériques, et nous pourrons dire : « Parle à mon cul, Herr Kode ! Car nos vies, décidément, sont ailleurs. »
P.S. : débarrassés de nos ordiphones, nous pourrons toujours parler à papy et mamy, à notre chérie ou notre chéri, à nos enfants, à nos amis, directement ou à distance (avec un téléphone).
1 : « La production capitaliste ne développe donc la technique [...] qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : La terre et le travailleur ». Karl Marx, Le Capital.
2 : Pièces et main d’œuvre, « Le 4e Reich cybernétique », dans : Le vrai « fascisme » de notre temps, éd. Service compris, mars 2015.
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