« On a des anarchistes à la tête de l’État… Ils installent un état d’anarchie qui rend le pays incapable d’agir. » (François Ruffin, Le Vent se Lève, 3/02/2021)
LETTRE OUVERTE À FRANÇOIS RUFFIN
Salut François,
Tu me permettras de te tutoyer, car « Monsieur le député », je ne peux pas. Pas plus que « Monsieur le juge », « Monsieur le policier », « Monsieur le ministre » ou « Monsieur le président ». Cela parce que je ne reconnais personne comme mon supérieur ou mon subalterne. Il m’est aussi odieux d’obéir que de commander. Et pour cause : je suis anarchiste.
Je m’adresse à toi parce que je viens de découvrir une vidéo datant d’hier dans laquelle tu traites ceux qui nous gouvernent d’anarchistes. Parlant au sujet des Macron, Castex et autres Veran, tu dis précisément : « On a des anarchistes à la tête de l’État »(1).
Est-ce une blague ? Est-ce simplement une maladresse ? Ou bien est-ce un propos réfléchi qui dévoile vraiment ton opinion ? Je ne suis pas le seul à m’interroger aujourd’hui, après ce dérapage qui en a choqué plus d’un.
Si c’est une blague ou une maladresse, tu ferais bien de le préciser, dans un cas comme dans l’autre. Et peut-être t’en excuser auprès de celles et ceux que tu as insultés en utilisant ce terme. Car affirmer publiquement que Macron et Castex sont des anarchistes, même pour rigoler, c’est d’une part salir ce mot et d’autre part faire un affront aux libertaires qui luttent contre le pouvoir. Bref, ce n’est ni drôle ni malin. Mieux vaudrait y revenir pour s’en expliquer clairement.
Par contre, si ce n’est ni une blague ni une maladresse, autrement dit si tu as délibérément choisi ce terme parce qu’il te semble vraiment le plus opportun pour décrire ce gouvernement, dans ce cas, il faut qu’on en parle. Depuis plusieurs décennies, de pseudo théoriciens prétendent qu’il y aurait une collusion entre libéraux et libertaires. Ils font le plus souvent remonter ce rapprochement à mai 1968. Selon eux, libéraux et libertaires seraient pareillement élitistes, égoïstes et je-m’en-foutistes. Parfois même au niveau des meurs, affublés de tous les maux et de toutes les perversités dans les médias complotistes. Cette théorie grotesque a fait florès dans une partie de la gauche et, plus encore, au sein de l’extrême-droite. De Soral à Zemmour, en passant par le FN de papa Le Pen, les mots « anarchiste » et « mondialiste » veulent dire à peu près la même chose, d’où la reprise à toutes les sauces de la regrettable formule clouscardienne : « libéral-libertaire ».
Pourtant, qui mieux que les anarchistes combat inlassablement le pouvoir sous toutes ses formes depuis un siècle et demi ? Qui pousse résolument la lutte anticapitaliste au refus de toutes formes de compromission avec les patrons et leurs complices ? Qui affirme sans cesse que le pouvoir corrompt et rejette donc toute forme de gouvernement quelle que soit sa couleur ?
Trêve de sornettes : si les anarchistes étaient vraiment au sommet de l’État, il n’y aurait plus de sommet et il n’y aurait plus d’État.
Par conséquent, que tu sois en désaccord avec les anarchistes dans bien des domaines, notamment sur la question de l’État et celle du pouvoir, c’est une chose pour le moins courante, mais que tu sèmes la confusion à leur sujet, ce n’est pas très correct de ta part. Prétendre sérieusement que le gouvernement met en œuvre l’anarchie, n’est-ce pas un mensonge gros comme un parlement ? Mettre dans le même sac Élisée Reclus et le reclus de l’Élysée, n’est-ce pas confondre le jour et la nuit ? Et pourquoi pas, dans la même veine, associer Marlène Schiappa et Louise Michel tant qu’on y est ?
Ce soir, nous sommes plusieurs à nous demander si tu as fais exprès ou pas d’utiliser ce terme. D’autant plus que tu l’as réutilisé quelques secondes plus tard, durant le même entretien, pour justifier ta première assertion : « ils installent un état d’anarchie qui rend le pays incapable d’agir. »
Non, François, ce n’est pas l’anarchie qui empêche d’agir, mais au contraire la forme autoritaire de la société. C’est précisément parce qu’il y a des chefs et des sous-chefs partout et pour tout qu’on empêche à la fois l’intelligence collective de se déployer et les opprimés de tous horizons de choisir librement leur vie et de bâtir plus de liens entre eux sur un plan horizontal dans une société libertaire, solidaire et autogestionnaire.
Pour un anarchiste, la devise « liberté, égalité, fraternité » ne se réduit pas à une incantation illusoire restée lettre morte sur le marbre des monuments de l’État. Bien au contraire, les anarchistes parlent et agissent pour la liberté véritable, l’égalité réelle et la fraternité universelle. Opposés en tous points à la société autoritaire, inégalitaire et haineuse dans laquelle nous étouffons, ils proposent, au contraire, une société libertaire, égalitaire et fraternelle.
Rien qui ressemble à l’avarice et à l’ivresse de pouvoir de ceux qui prétendent nous gouverner, auxquels injustement tu nous associes.
L’autre raison pour laquelle certains s’interrogent sur le sens de tes propos envers les anarchistes, c’est que tu as fait exactement la même chose dans le passé envers les antifascistes. Notamment dans Fakir en 2013 quand tu défendais Étienne Chouard tout en te moquant lourdement des antifascistes, textes et dessins à l’appui. Là encore, c’était au moyen d’une confusion très répandue dans une partie de la gauche et, surtout, à l’extrême-droite : une ritournelle qui veut que les antifascistes seraient, au mieux, les « idiots du système » et, au pire, des « flics missionnés » pour verrouiller le débat politique « déguisés en militants anticapitalistes ». Ceux que Soral, Chouard, Zemmour et Le Pen appellent pareillement : « la police de la pensée ».
D’où ma question : cette nouvelle sortie, cette fois à l’encontre des anarchistes, est-elle du même tonneau que tes sorties passées contre les antifascistes ? Autrement dit, doit-on lui donner une vraie signification politique ou bien n’était-ce qu’une maladresse ou un mauvais trait d’humour ?
Il serait bon que tu t’en expliques.
Fraternellement,
Yannis Youlountas
, l’un des anarchistes choqués par tes propos d’hier.
(1) chaine youtube Le Vent se Lève, 3/02/2021 : https://www.youtube.com/watch?v=a4izSWwlsCU
Voir aussi https://florealanar.wordpress.com/2021/02/04/le-cretin-majuscule/
- A l’attention de François Ruffin et des médias du pouvoir : non l’anarchie ce n’est ni le chaos gouvernemental ni le libéralisme
NOTES :
Yannis Youlountas a raison de faire quelques petits rappels salutaires d’évidences.
Cet incident langagier de François Ruffin pourrait paraître banal et anodin, mais il illustre bien la novlangue toxique des pouvoirs étatiques et capitalistes, de la droite, des médias de milliardaires et hélas d’une partie de la gauche, qui ne cessent de vouloir discréditer l’anarchie en l’assimilant systématiquement au chaos, au désordre, au libéralisme, au chacun pour soi irresponsable.
A force de répéter ce mensonge et cette déformation de la réalité, ça entre dans les têtes.
Merdias et gouvernements procèdent de la même façon pour d’autres occasions, exemples :
- appeler démocratie ce système tyrannique centralisé
- traiter les grévistes de « preneurs d’otage »
- parler de « grogne sociale » pour les manifestations
- traiter les casseurs de banques et de voitures de luxe de simples délinquants et de violents non-politiques
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