En finir avec l’Economie au lieu de s’accrocher à sa supposée et dystopique transition qui ressucite les anciens rêves de mouvement perpétuel.
Renoncer aux chimères aburdes et hors sol, redescendre sur Terre, loin de la triste survie administrée autoritairement et cybernétiquement dans un monde de plus en plus essoré et en ruine.
Un texte un peu long et parfois complexe, mais indispensable pour ne plus se laisser enfumer par les scénarios de transition de l’Economie, qu’ils soient de droite ou de gauche, écolos ou ultra-libéraux, collapsologues ou progressistes.
Les seules choses qui semblent perpétuelles ici sont la bêtise, l’aveuglement et l’avidité.
On ne veut pas d’un temps de sursis mortifère dans un scénario dystopique, on veut la sortie de l’Economie.
- Tous les scénarios de transition planifiée de l’Economie se rejoignent dans la quête délirante et suicidaire du mouvement perpétuel
- Les chimères nuisibles du 21e siècle
Les charognards de l’économie : contre l’économie circulaire
Les charognards de l’économie : contre l’économie circulaire
par Sandrine Aumercier, février 2024
Bien que la crise multiple et systémique saute aux yeux de n’importe qui, l’apologie des gains de croissance et de niveau de vie hérités de l’époque fordiste ne manque jamais de refaire surface pour prendre à témoin les « acquis » du capitalisme, voire recycler la vieille idée marxiste du capitalisme comme étape nécessaire vers le communisme. Il n’y aurait qu’à réorienter les structures du capitalisme entre les mains d’une meilleure organisation sociale et le progrès serait enfin à la hauteur de ses promesses.
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Et les générations futures ne sont plus dans le futur. Elles se lèvent de tous les côtés et demandent à présent des comptes à leurs aînés, non sans quelques bonnes raisons. Environné de montagnes de marchandises inutiles et obnubilé par elles, le sujet de la marchandise est quand même soumis à une précarisation structurelle de l’accès à des biens aussi fondamentaux que l’habitat, l’eau ou la nourriture. Même sa propre socialité lui échappe, convertie en éructations solitaires jetées sur les réseaux sociaux, tandis qu’il subit passivement la ruine du monde sans se l’expliquer.
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Par scénarios de transition, nous visons aussi bien les modèles proposés par des technocrates « socialistes », « écologistes » ou néolibéraux, que ceux proposés par des écosocialistes, des adeptes du low-tech, des décroissants, des collapsologues, des écoconcepteurs et autres cybernéticiens déclarés ou non. Notons que certaines approches sont allègrement passées de la niche « critique » à l’expertise reconnue au service des politiques publiques. Elles rivalisent toutes de propositions qu’il faut bien appeler par leur nom : promotion autoritaire du rationnement et rationalisation accrue d’un mode de production auquel on se propose de faire subir des renoncements conscients, des aménagements industriels ou des modifications d’échelle, mais dont en fait on ne touche pas à la structure de production et de reproduction [4]. On observe en ce sens un immense continuum idéologique de propositions concurrentes dont les petites différences idéologiques se donnent pour essentielles, alors qu’elles sont toutes au service de la même idée, à savoir l’installation la plus durable possible d’un capitalisme de survie.
Bien qu’ils se présentent comme des scénarios de rupture, de tels scénarios témoignent du souci qui est celui des économistes depuis l’aube des temps modernes, à commencer par David Ricardo et Thomas Malthus : les limites physiques de la croissance économique. Cette préoccupation ne date pas du célèbre rapport du Club de Rome en 1971, elle est en fait consubstantielle à l’économie. Et ce serait prendre les économistes pour des idiots que de ne pas leur reconnaître d’en avoir tenu compte depuis le début. Ceux qui en cette affaire ne sont pas économistes — ils peuvent être ingénieurs, sociologues, militants, écologistes, etc. — ne font qu’emboîter le pas de cette préoccupation primordiale des économistes.
Si des écologistes, des technocrates libéraux, des écosocialistes, des décroissants et d’autres seront peut-être fâchés d’être mis ici dans le même sac alors qu’ils prétendent à des différences idéologiques substantielles, examinons un instant les présupposés communs de leurs différents fantasmes de planification. Quelle ironie ! Si l’on se penche sur la dimension physique de l’économie, le communiste d’aujourd’hui est d’accord sur l’essentiel avec le néolibéral (qu’il critique cependant à un niveau idéologique superficiel). Seul diffère ici l’habillement idéologique dont les uns et les autres couvrent leur collusion inconsciente. Narcissisme des petites différences, ces idéologies se distinguent parfois d’autant plus violemment les unes des autres qu’elles sont compatibles entre elles quant à leur cadre de référence fondamental.
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Pourquoi entreprendre cette réfutation ? Parce que le capitalisme promet la lune et donne le minimum vital. Il n’est que de voir l’ampleur des dépossessions sociales ou la raréfaction des ressources essentielles pour entrevoir ce qui nous attend en termes de minimum vital. Le capitalisme perd de plus en plus les moyens de sa promesse mais, hélas, sans que ses officiants ne cessent de promettre et beaucoup d’autres d’y croire, tous hallucinés.
Les tenants de la planification écologique et sociale ou de « l’économie circulaire » ne font que prendre la suite de cette promesse, en prenant acte de la diminution des moyens. C’est pourquoi ils ne cessent d’en appeler à une forme de « moins », tout en se disputant la définition de ce moins. Parmi tous les oxymores que nous n’allons pas cesser de rencontrer au cours de notre démonstration, il y a par exemple celui — qui décidément ne craint pas le ridicule — de « sobriété mesurée » (qu’on pourrait traduire par : « moins, mais pas trop de moins ») proféré jusqu’au sommet de l´État, en l’occurrence par Emmanuel Macron. Le sens de ces oxymores apparaîtra peu à peu au cours de la démonstration qui suit.
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Il n’est pas jusqu’aux collapsologues, les plus pessimistes de cette sinistre bande, qui proposent, selon leurs sensibilités respectives, soit un happy collapse spirituel (avec la bénédiction de Dominique Bourg et Cyril Dion), soit une « économie biorégionale » qui aura relocalisé et rationnalisé tous les défauts de l’économie — sans la supprimer. Personne ne semble admettre qu’on puisse désirer autre chose que de réformer l’économie (naturalisée) ou l’humain (naturalisé et économicisé à la fois).
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Nous soulignons par là à quel point le modèle de transition présenté ensuite est charitable, lui qui fait abstraction de toutes ces crises pour se concentrer uniquement sur la possibilité théorique d’une gestion rationnelle des ressources dans le but de satisfaire les besoins fondamentaux de tous les humains dans un contexte de post-croissance.
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Si nous écartons ici les paramètres sociaux, politiques, géopolitiques, environnementaux, etc. pour nous concentrer sur le seul aspect matériel du métabolisme industriel, c’est pour nous placer au niveau même du réductionnisme matérialiste qui constitue le langage commun de tous ces scénarios de transition et mettre à jour le cœur de leur impossibilité.
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Pour le dire autrement : le système capitaliste est irrémédiablement destiné à décroître économiquement et métaboliquement dès lors que le pic de remplacement du travail humain par le travail autromatisé croise le pic de substitution des ressources critiques. Une fois que ce point est atteint, non seulement l’économie globale se précipite dans une crise de reproduction (une crise de la valorisation) qui est une crise de sa base sociale, mais son obsession à trouver des solutions techniques plus rentables ne fait que précipiter davantage cette crise sociale en emportant dans sa chute sa base matérielle, c’est-à-dire le monde physique. C’est pourquoi Marx a pu dire si justement que le capitalisme finit par épuiser « les deux seules sources de toute richesse : la terre et le travailleur ». On comprend ainsi que nulle décroissance jamais ne sera « joyeuse ». Les décroissants qui encensent ce prétendu changement de système et se présentent comme des rénovateurs ne sont que les ventriloques d’une tendance qui est objectivement inscrite dans l’évolution du capitalisme : la « décroissance » est inéluctable. Dans un système défini par la croissance, elle ne peut être que catastrophique. Elle ne sera pas moins catastrophique si on lui ajoute la défense de la « simplicité volontaire ». Il faut ajouter que la vie sur cette immense décharge planétaire sera tout sauf « conviviale ».
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Autant de raison de se garder de miser sur une recyclabilité de 100%, même optimisée par « l’écoconception ». Mais par un ultime acte de générosité théorique, et bien que ce soit matériellement impossible, accordons à ces matériaux en circulation un taux de recyclabilité proche de 100%, grâce à une explosion future d’ingéniosité technologique (que nous avons cependant démontrée être impossible en vertu du dépassement du pic d’innovation). Et convenons d’ores et déjà que nous avons été si généreux avec notre modèle qu’il relève d’une pure utopie. Il est désavoué avant même d’avoir été critiqué. Ce scénario de circularité ne parle pas de notre monde, de ses contraintes matérielles et sociales, de son développement interne, de sa dynamique historique. Il se situe dans la sphère abstraite d’une réflexion statique sur les stocks physiques, détachée de tout contexte et de toute réalisation concrète.
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Chaque tour de recyclage, aussi économe soit-il, nécessite un apport énergétique supplémentaire qui n’est pas couvert par une quantité fixe de matériaux. Chaque processus de recyclage demande « plus » d’énergie que celle couverte par les besoins stables d’une population stable. Chacun de ces processus ponctionne donc une partie du stock de ressources supposé alimenter une « économie stationnaire ». Et plus la disponibilité de certains matériaux diminue, plus cette « économie » ralentit.
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Le modèle logico-mathématique qui serait capable de créer une économie auto-régénérative permanente est celui que propose une vision cybernétique du monde. Cette vision superpose l’histoire naturelle de la terre avec un modèle fossilisé de métabolisme circulaire : une contradiction dans les termes. Un métabolisme n’est jamais circulaire ; il demande toujours un apport énergétique extérieur, qui, pour les êtres peuplant cette planète, leur vient uniquement du soleil (et dans une mesure extrêmement réduite, du centre de la terre). Mais l’apport énergétique du mode de production capitaliste ne lui vient pas seulement du soleil, il lui vient du futur ; car il vit à crédit. Il dévore le futur en promettant de le transcender.
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Le modèle de circularité se fonde sur une vision homéostatique idéale du système. Il s’agit bien évidemment d’une homéostasie dynamique qui, conformément au principe cybernétique de la boucle de rétroaction, ne cesse de réintroduire de l’information (par exemple les modifications de l’un des trois paramètres de base). Mais ces nouvelles informations ne sont que des ajustements « dans le temps » de ses termes de départ. Elles sont dans le temps et non pas temporelles. Elles nient la transcendance du temps historique qui est celui-là même du temps évolutif ayant mis à disposition du capitalisme industriel le fameux « stock de ressources » pillé jusqu’au dernier grain de sable et jusqu’à la dernière goutte de pétrole. Cette négation du temps se manifeste précisément dans la haute entropie industrielle.
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Mais la croissance est-elle simplement un « dogme » qu’il faudrait ôter de la tête des économistes ou est-ce le moteur réel du système capitaliste ? Nous retrouvons la croyance dans le fait que la croissance n’est qu’une fausse idée qu’on pourrait sans problème retrancher de l’économie pour ne conserver que le « meilleur » de l’économie, à savoir la satisfaction raisonnée des besoins humains. Nous voici revenus à l’apologie déguisée du fordisme qui correspondait à une fenêtre de croissance dans la trajectoire historique du capitalisme. Mais nous aurions maintenant une curieuse formule, une dont en réalité personne n’a encore vu la couleur, celle d’un keynésianisme sans croissance ! Le gâteau est de plus en plus petit mais on serait de plus en plus équitable pour le partager !
Cette approche laisse penser qu’on pourrait avoir un capitalisme sans capitalisme comme on a du café décaféiné, du pouvoir sucrant (saccharine) sans sucre, de la bière sans alcool, de la margarine sans cholestérol, du chorizo végane, du diesel sans émissions de carbone (biodiesel), etc. Le capitalisme ne fait pas que promettre la diminution constante des coûts de production (et corollairement l’augmentation du pouvoir d’achat), il ne cesse aussi de promettre le retranchement du coût métabolique de ses propres produits, comme ceux dont on vient d’établir la liste. Le comble de ce type de promesse, celle sur laquelle repose tout son édifice idéologique, reste quand même une économie sans travail humain, voire sans entropie !
Ceci se résume à conserver tous les présupposés du capitalisme, tout en lui ôtant son moteur (la croissance) : comme une carcasse de voiture qui devrait continuer à rouler, mais sans moteur. Cette métaphore ne croit pas si bien dire : elle présente le spectre du mouvement perpétuel qui fonde le capitalisme (et non pas son dépassement). La prétendue « économie circulaire » est une version vulgaire du mouvement perpétuel. Comme les économistes savent depuis le début que le capitalisme ne pourra pas croître indéfiniment, la solution à son problème serait en effet le mouvement perpétuel.
S’il pouvait modéliser et réaliser le mouvement perpétuel, le capitalisme rejoindrait les temps géologiques, voire les temps cosmiques qu’il a pourtant exclu de ses prémisses en instaurant un système de croissance qui réalise le contraire de cet objectif. En effet, dans le monde normal, on ne peut pas à la fois brûler sa bougie par les deux bouts et maintenir la flamme pour l’éternité ! Ou comme l’affirme le dicton anglais : « You can’t eat the cake and have it ». Mais le fonctionnement capitaliste suppose que si, cette chose impossible est possible.
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La recherche de mouvement perpétuel implique ainsi de vouloir faire se rejoindre le fini et l’infini en prenant pour otage le monde matériel où il est supposé se réaliser. Ce but est à la base du mode de production capitaliste, qui tout à la fois impose une temporalité bornée aux activités humaines immédiates et prétend récupérer à la limite, par itération, l’infini qu’il a d’abord exclu de son opération. Cet infini n’a plus rien d’enchanteur, il n’est qu’une morne répétition tendant vers le rien (où l’on retrouve, au passage, la formulation freudienne de la pulsion de mort tirée de l’observation de la compulsion de répétition inconsciente). Son athéisme apparent n’est que le prétexte d’une téléologie matérialiste sacrificielle. Celle-ci prend les humains au corps en les contraignant de participer à ce sacrifice, tour à tour producteurs de valeur et consommateurs de richesse capitaliste — et rien d’autre. Cette eschatologie se présente pourtant sous le masque d’un athéisme et d’une invitation individuelle, faussement innocente, à jouir de la vie. Tel est son ultime paradoxe : le capitalisme promet quelque chose de fabuleux et creuse, ce faisant, son propre tombeau. Il fusionne avec le néant en chantant sa gloire éternelle.
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Les scénarios transhumanistes sont plus ambitieux encore. Ils s’intéressent à rien moins qu’aux débuts cosmologiques et prétendent pouvoir s’y aligner en créant une « intelligence artificielle générale » qui aurait la capacité de multiplier son « intelligence » de façon à transcender les dernières limites physiques et conquérir l’univers. Une telle machine serait le parfait accomplissement du « sujet automate » (Marx) émancipé de toutes les contraintes matérielles qui pèsent sur lui.
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Le modèle stationnaire qui prétend éterniser le capitalisme (bien qu’il lui soit en toute logique antinomique) comporte une différence insurmontable avec les cycles naturels dont il prétend s’inspirer, c’est que la nature ne vise pas à optimiser un stock de ressources jusqu’à la dernière poussière. L’équivalence entre cycle biologique et cycle technologique est en ce sens une pure supercherie. L’idée de nature qui est celle du capital n’est qu’une projection téléologique de sa propre rationalité instrumentale, fondée sur la mise au travail combinée de toutes les forces naturelles et sociales dans le but de les mettre au service du processus de valorisation. Il ne les appréhende que dans l’équivalence abstraite de la formation des prix, son seul outil de mesure, cependant que les tenants de « l’économie circulaire » prennent cette abstraction pour le fondement naturel de l’économie. Leur modèle comporte pour cette raison une différence insurmontable avec toute société qui l’a précédé. Les courbes économiques modélisent la réalisation matérielle de la rareté économique, et ce, jusqu’à l’assèchement complet de toutes les richesses naturelles qui ont, au cours des millénaires, permis aux groupes humains d’émerger comme sociétés dispendieuses. Elles étaient si dispendieuses qu’elles étaient plus préoccupées de rites et de sacrifices que d’économiser leurs dernières ressources !
Toute ressemblance de ce modèle avec le fonctionnement d’une autre société est donc exclue. Les sociétés « stationnaires » — bien que cette expression n’ait aucun sens — n’ont jamais mis à leur fondement l’économicisation et la transformation industrielle du monde. Par conséquent, elles n’ont jamais été confrontée à une rareté systémique, tout au plus à des pénuries sporadiques. Notre modèle de transition, lui, se collète à la rareté systémique qui est son principe de base. En toute méconnaissance de cause, il ne fait que traiter les conséquences de son propre présupposé. Au prétexte de faire se rejoindre ses propres conditions reculées dans des temps immémoriaux, il ne rencontre jamais que son propre reflet au bout du processus.
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L’économie moderne étant fondée sur la rationalisation et la socialisation du temps de travail, toute tentative de « gagner du temps » de travail ouvre un gouffre entropique qui n’existait pas dans une société qui ne se préoccupait pas de rationnaliser son temps production. Il n’y a pas moyen de rationnaliser le temps de production — qui est la justification de toute production industrielle — sans précipiter le monde dans une spirale entropique qu’aucune « économie circulaire » — une contradiction dans les termes — ne peut conjurer.
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On ne peut pas tricher avec les lois de la thermodynamique : l’énergie est toujours prise quelque part, et plus on cherche à en optimiser la captation, plus on augmente le solde entropique de la transformation matérielle du monde. On se précipite alors contre la limite ultime, celle de l’énergie qu’il faut pour obtenir de l’énergie, qui est aussi celle de l’intention instrumentale qui a été substituée par l’économie à tous les hasards d’une histoire ouverte.
Car les technologies de conversion ne sont pas seulement « non renouvelables » par définition, elles sont aussi coûteuses en entropie. Les convertisseurs ont tous en effet un rendement inférieur à 1, et ce sans exception. La production capitaliste-industrielle se caractérise par la prolifération des technologies de conversion, qui explique la centralité de la catégorie d’énergie pour son fonctionnement. Un monde sans convertisseurs énergétiques, ni volonté d’optimiser cette conversion, n’a que faire de la catégorie d’énergie.
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Il est impossible de faire tourner une « économie circulaire » — et son industrie, même ralentie — à partir d’un stock de matériaux critiques, sans ponctionner progressivement ce stock de matériau, et donc aussi la population supposée stable qu’il est supposé nourrir.
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Cette réalité peut être illustrée par le fait qu’il n’existe pas de procédé industriel de séparation des composants et de valorisation des déchets sans une telle entropie secondaire. Dans son étroitesse instrumentale, l’économicisation du monde induit une production intrinsèque et croissante de matière inutilisable, une perte qualitative. La perspective prétendument vertueuse de la transformer en valorisation indéfinie de ses propres déchets n’est qu’une spirale entropique qui prétendrait se refermer sur elle-même, un peu comme si on proposait à quelqu’un de se nourrir de ses excréments (ce que font certains animaux, mais de manière très sporadique).
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« L’économie circulaire » voudrait s’égaler au fonctionnement de la biosphère, dont tous les éléments sont interdépendants et se nourrissent les uns des autres, dans une longue histoire qui, cependant — et c’est là sa différence essentielle — n’a pas de finalité. La biosphère n’a pas pour finalité d’optimiser son propre fonctionnement. Elle se nourrit et se déploie à partir du flux de photons qui lui vient du soleil, mais elle n’a aucune finalité d’optimisation ou d’accumulation. Les organisations symboliques qui précédaient l’entrée en scène de la société capitaliste n’avaient pas davantage de telle finalité abstraite. L’introduction par l’économie d’une finalité instrumentale dans tous les processus sociaux et naturels est à la fois le tombeau de la nature et celui de la société.
Le modèle de l’économie circulaire voudrait maintenant faire se rejoindre l’évolution géologique par une agrégation prodigieuse de données permise par la numérisation du monde. Mais son impossibilité à y parvenir découle de son ignorance du temps évolutif dont il hérite : il est lui-même le fruit du hasard et non le résultat d’une intention. Le dieu qu’il cherche à rejoindre est celui de sa propre téléologie instrumentale — accumuler de la valeur, faire de l’argent avec de l’argent, optimiser les coûts —, qui marque sa différence qualitative insurmontable avec tout processus d’évolution géologique.
Après avoir dilapidé son patrimoine naturel, l’économie propose alors une existence végétative lointaine sur le mode d’une auto-ingestion de ses excréments baptisée par certains « écosystème industriel » et par d’autres « économie circulaire », qui ne pourra jamais s’égaler avec les écosystèmes en coévolution permanente sur de très longues périodes de temps géologiques. Si les systèmes vivants tirent leur énergie du soleil, l’économie ne fait qu’optimiser l’énergie du soleil par ses technologies de conversion et par la substitution technique qui caractérise la « contradiction en procès » (Karl Marx). Cet oubli de sa propre ontologie, à laquelle a été substituée une métaphysique historiciste, se retrouve dans son solde entropique final. Il est donc inutile de la comparer à de tels phénomènes naturels dans l’espoir de noyer le poisson capitaliste dans le grand continuum de la nature.
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L’énergie de fission nucléaire reposant sur des stocks finis d’uranium ne fait pas exception à ce scénario, même celle que l’on voudrait faire entrer dans un « cycle du combustible fermé » en recyclant les déchets radioactifs. L’énergie de fusion pourrait, parait-il, y objecter. Pour le moment, elle constitue une possibilité purement théorique dont la réalisation est renvoyée aux calendes grecques, ce qui donc ne contribue en rien à modifier la pertinence de la critique des scénarios de transition. Il en va de même pour les perspectives ouvertes par les nanotechnologies. L’économie capitaliste joue son va-tout en misant ses dernières énergies pour l’obtention d’une énergie soi-disant inépuisable (fusion nucléaire, exploration spatiale, supraconductivité…), mais, ce faisant, elle ne fait que foncer dans le mur encore plus rapidement. Car il lui faudra une énergie colossale pour mettre au point un tel retour sur investissement et personne ne peut, à ce jour, en garantir le résultat. Nous avons donc à faire à des paris suicidaires plutôt qu’à des solutions raisonnables. L’horizon cosmique qu’elle cherche à rejoindre est aussi indécidable que l’arrêt du calcul de la machine de Turing universelle. La faisabilité du projet transhumaniste de transcender toutes les limites physiques n’est pas démontrable.
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Mais que le but de la vie humaine ne soit pas d’allonger sa propre durée signifie-t-il que son but soit, à l’inverse, de valoriser sa merde et de crépir dans son propre enfer en attendant un démiurge ? Ce but est celui que propose le capitalisme en fin de croissance. Les deux variables convergentes, l’économie et la vie humaine, réalisent conjointement la gestion biopolitique et bioéconomique de la survie. L’économie couronne ainsi son pacte faustien avec l’homo oeconomicus en naturalisant ses conditions d’éternisation, manifestant par là sa propre option anthropologique.
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Les scénarios de transition ne conjurent pas l’entropie industrielle du monde capitaliste, ils en aménagent les derniers moments en essayant de rendre son enfer désirable. Mais ils le font, en plus, avec une aura de vertu et d’expertise. On pourra objecter : qu’à cela ne tienne, la société industrielle finira par disparaitre, que ce soit avec pertes et fracas ou dans une lente agonie. Après tout, on ne peut que s’en réjouir. Le problème est que sa disparition coïncidera avec une entropie maximale du monde naturel qui n’a jamais existé dans l’histoire humaine. Les humains contraints de survivre dans un tel environnement, s’il y en a encore, vivront infiniment plus mal que les populations du néolithique. Et contrairement à une idée malthusienne et misanthrope, ce n’est pas prioritairement en raison de leur nombre, quel que soit ce nombre, mais en raison du monde ravagé dont ils hériteront.
Le problème n’est donc pas que la circulation économique n’est pas assez « circulaire » ; le problème est dans l’idéal de circularité lui-même. Une économie circulaire est une contradiction dans les termes comme le cercle carré. L’économie produit des marchandises dans le but qu’elles soient vendues, et pour ce faire, elle rationnalise le temps de travail moyen socialement nécessaire ; ce faisant, elle épuise sa seule source de valorisation, le travail, et précipite du même coup le monde dans une spirale entropique. Toute rationalisation du temps de travail, toute volonté de « gagner du temps », est un héritage empoisonné de l’économie, qui comporte pour cette raison la même conséquence énergétique fatale. L’économie du « socialisme réellement existant » — aussi productiviste que sa jumelle de l´Ouest — n’était pour cette raison en aucune manière capable de résoudre le problème énergétique que le capitalisme a enclenché.
Le mode de production capitaliste est à la production industrielle ce que la valeur est à l’énergie : l’une et l’autre constituent ensemble un seul et même métabolisme socio-matériel dont la double conséquence est le ravage de la société et de la nature. De même que la valorisation économique ne saurait être réorientée vers une planification étatique capable de résoudre sa contradiction sociale, de même la catégorie d’énergie ne saurait être réorientée vers une gestion améliorée des ressources post-croissance sans prolonger la spirale entropique enclenchée par le capitalisme. Ces deux catégories abstraites du mode de production capitaliste — la valeur et l’énergie — sont apparues ensemble et disparaîtront ensemble. Elles sont l’une l’expression sociale, l’autre l’expression physique de la même « contradiction en procès ».
L’ « économie circulaire » formule ainsi à nouveaux frais le vieux rêve de mouvement perpétuel qui est au cœur du mode de production capitaliste : un mouvement perpétuel de second ordre qui ferait tendre sa propre entropie — son cauchemar — vers zéro. Le discours sur les disruptions technologiques n’est rien d’autre que le discours de légitimation de ce délire. L’Académie des sciences de Paris décida en 1775 de ne plus examiner les projets de mouvement perpétuel de premier ordre : peut-être cette interdiction marque-t-elle la date historique d’entrée en scène d’un délire de substitution, celui du mouvement perpétuel de second ordre — qui est le moteur réel de la dynamique capitaliste. Il est enraciné au cœur de son activité sociale globalisée, dans laquelle il enrôle chaque individu comme dans un rite suicidaire collectif.
On peut convenir que le scénario de survie administrée dont nous venons d’esquisser le squelette n’est pas très alléchant. Pourtant, il reste d’un optimisme forcené. Il adore et célèbre son propre enfer au point de vouloir l’éterniser.
Mais bien qu’il soit le « meilleur » qu’ait à offrir la civilisation capitaliste ou plutôt sa quintessence logique, il repose sur des prémisses matérielles complètement irréalistes. La trajectoire réelle est bien plutôt une spirale de destructions rapides et systémiques qui a déjà commencé et qu’aucun programme ne parvient ne serait-ce qu’à freiner. A ceux qui ne sont pas trop masochistes : rassurons-nous, l’agonie ne durera pas éternellement.
L’économie ne saurait devenir « circulaire » ; elle ne peut que cesser complètement. Les fantasmes d’économie circulaire sont l’aboutissement d’une conception circulationniste du capitalisme qui croit pouvoir agir sur lui par l’imposition de réglementations politiques portant sur la quantité d’intrants entrant dans l’économie, soit la consommation productive, en la fusionnant avec ses déchets. Ce désir de règlementation a cependant déjà commencé à tomber le masque innocent de la demande de « régulation » pour se muer en gestion autoritaire de la survie, non sans dévoiler ses multiples impostures (par exemple le ravage écologique des millions de mines abandonnées dans le monde que suppose la « transition énergétique »).
L’impraticabilité matérielle de tout scénario d’économie circulaire démontré ici n’est que l’autre face de son impraticabilité économique démontrée par Marx : une économie qui ne produit plus de valeur s’effondre sur elle-même, cependant que son effort pour retarder son propre effondrement épuise de manière accélérée les dernières sources d’énergie disponibles sur lesquelles s’appuyait sa phase ascendante. Ceci est le résultat du principe central de la substitution des facteurs de production qui est le moteur contradictoire de l’économie depuis le début de la première révolution industrielle. L’impraticabilité énergétique de l’économie circulaire n’est donc que la face matérielle de son impraticabilité économique. De même qu’il ne saurait y avoir d’économie sans loi de la valeur, il n’y aura pas de conversion ni recyclage sans lois de la thermodynamique. Économiquement, socialement, énergétiquement, les scénarios de transition qui proposent de tendre vers une production « circulaire » constituent la cynique imposture d’un système qui tente de se survivre au prix de la vie humaine en continuant de promettre l’impossible.
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Pour François Grosse et sa clique de technocrates, donc, la soutenabilité à long terme reviendrait à nous offrir un répit de cent ans, et ce dans des conditions de laboratoire qui sont en outre socialement irréalisables, car elles contreviennent radicalement au fonctionnement ordinaire du mode de production capitaliste. Ne faudrait-il pas commencer par économiser le papier et l’infrastructure médiatique pour répandre un déni aussi massif et aussi éhonté ?
Ceci permet de formuler un peu mieux de quoi nous voulons être délivrés. Nous ne demandons pas qu’on nous accorde un temps de sursis dans un scénario dystopique. Nous ne voulons pas qu’on nous garantisse d’avoir encore de l’eau et du pain quand il n’y aura plus rien d’autre, comme le veut l’autoritarisme rampant des effondristes promoteurs du rationnement.
Non, nous voulons la libération entière et inconditionnelle du livre de comptes. Nous voulons un temps de vie qui ne se mesure pas en temps de production et en heures de travail, un environnement qui ne se compte pas en ressources, des organisations sociales qui ne sont pas occupées à administrer leur survie. Que s’arrêtent l’usine, le centre de traitement automatisé, la quantification des inputs et des outputs, les courbes de production et de consommation, la gestion des flux, bref, l’économie, et alors cet immense délire collectif (qui a d’ailleurs rendu fous tant de mathématiciens et de logiciens modernes intimement obsédés par les impossibilités logiques de ce système) perd instantanément ses bases matérielles. Cela oblige chacun à repenser de fond en comble son rapport à ce qui l’entoure et à la substance de son temps de vie. Chacun est alors forcé de s’impliquer dans la mise en commun des moyens disponibles : une libération qui ne saurait consentir à la planification technocratique des derniers reliquats d’un monde ravagé si elle veut mériter le nom de libération.
L’article en entier avec les notes : https://grundrissedotblog.wordpress.com/2024/02/18/les-charognards-de-leconomie-contre-leconomie-circulaire/#_ftnref18