Tenus en liesse

mardi 13 août 2024, par bally26.

« Les gens sautaient sur place et criaient de toutes leurs forces (…) Naturellement, il chantait avec les autres. Il était impossible de faire autrement. »

George Orwell, 1984.

Certains récits des années noires du Stalinisme nous racontent qu’à la fin des discours du « Guide suprême » les applaudissements duraient à n’en plus finir, chacun ayant peur d’être repéré comme dissident potentiel s’il cessait d’applaudir avant les autres. La menace de finir au Goulag ou d’une balle dans la nuque suffisait largement à expliquer ce comportement prudent. Dans l’Allemagne nazie, c’est le manque de promptitude à faire le salut hitlérien qui pouvait causer de graves ennuis. Dans notre société se flattant d’être loin de tout totalitarisme, c’est plus subtilement que se manifeste l’« étouffement délibéré de la conscience » qu’Orwell avait diagnostiqué dans ce stakhanovisme de la soumission. Les foules qui, aujourd’hui, s’éclatent dans d’hystériques ovations, applaudissant les shows du grand bastringue charlatanesque, le font sans rien qui semble les y contraindre, de leur propre élan « libre ». C’est-à-dire que, sans les forcer, on a su habilement les y mener, leur faire désirer d’être escroqués. C’est une victoire de la société du spectacle que cette adhésion hypnotique de bon nombre de ses ilotes à ce qui sert à les tenir dans leur condition de rouages de la machine.

C’est d’eux-mêmes, et avec une stupéfiante avidité, que les clients des modernes jeux du cirque viennent se parquer dans ces « fan-zones » quadrillées par les milices « sécuritaires », où les caméras remplacent les miradors, et où ils ne peuvent que hurler névrotiquement leur adulation des gladiateurs du « sport » réduit à n’être que de compétition. (1)

Ces « supporters » entérinent ainsi la réduction de leur personne à un rôle de consommateur vivant par procuration en se gavant de ces marchandises que sont les exploits sportifs tapageusement mis en scène. Ils ont beau brailler « on a gagné » à chaque réussite de leurs champions, il est évident qu’ils ne font que se perdre dans ce jeu de dupes. En s’abandonnant à la seule contemplation béate de performances (aussi admirables soient-elles), ils abdiquent leur capacité à faire eux-mêmes quelque chose de plaisant, d’exaltant, d’épanouissant, y compris en jouant avec une balle, une raquette, un cheval d’arçon, une épée, etc. La hargne avec laquelle ils essaient de faire admettre qu’ils ont vécu un « grand moment » témoigne à leur corps défendant qu’ils sentent bien qu’il y manque quelque chose d’essentiel. Car ils ont renoncé là à tout ce qui pourrait faire d’eux et elles des individus ayant des qualités propres, une réelle personnalité. Ils se sont « contentés » de n’être que des acheteurs de « produits » (2), des porteurs d’étiquettes, dont la « liberté » ne consiste qu’en ce passage forcé par les Fourches caudines du mercantilisme pour tenter d’exister.

Ils se sont comportés ainsi exactement comme le veulent les Nérons produisant ces « fêtes » qui ont fonction de soupape évitant que la marmite sociale sous pression n’explose.
Car ces affamés de bamboche qui se laissent ainsi distraire de leurs soucis sont d’ordinaire assez largement sur les nerfs et pas loin de péter les plombs en d’incontrôlables « refus d’obtempérer » au cadenassage toujours renforcé de leurs existences. Les capitaines de la galère leur donnent donc l’occasion de se défouler de cette manière inoffensive pour le système qui leur tient en permanence la tête dans le guidon. Tandis qu’ils frétillent sur les gradins et devant les écrans, ils abandonnent leurs griefs sur le banc de touche, et laissent les « coachs » du capitalisme continuer à mener leur jeu prédateur de l’humanité (3). Cette récréation présente aussi l’avantage majeur pour ces « meneurs de jeu » d’orienter les « cerveaux disponibles » vers les colifichets soutenant leur pouvoir : nation, drapeau, hymne, dans une grand-messe « républicaine » rendant propre sur elle une xénophobie qui trouvera facilement ensuite des occasions de s’exprimer moins aimablement.

C’est ici que ces modernes parades copiant les « triomphes » de la Rome impériale prennent une tournure les rapprochant des séances d’applaudissements interminables des totalitarismes anciens, plus rustiques. L’obligation d’enthousiasme s’impose à tous et la répression traque ceux qui refusent de communier. Non seulement l’écrasante chorale des médias « mainstream » sature de ses reportages idolâtres les « informations » au point que plus rien dans le monde ne semble exister, et surtout pas un mécontentement social quelconque, mais elle passe tellement bien sous silence les manifestations d’opposition à cette séance d’hypnotisme pharaonique, qu’il semble que tout le monde sans exception se pâme pour la chose. Malheur à qui ose se montrer réticent. Les membres du groupe « Extinction Rébellion » qui ont été arrêtés puis condamnés pour avoir collé dans le métro des stickers « Les J.O c’est pas jojo » en savent quelque chose. Le japonais Daisuke Kuroiwa, incarcéré 139 jours puis condamné à un an de prison pour avoir perturbé la cérémonie olympique de Tokyo en lançant quelques pétards le 16 juillet 2021, l’avait aussi appris à ses dépends. Comme auparavant les moscovites, barcelonais ou brésiliens qui avaient également émis quelques critiques de ce barnum nocif. Certes, ce n’est pas le Goulag ni les caves de la Gestapo, mais l’esprit est le même : prosterne-toi ou écrase-toi !

Les gardiens de la docilité du spectateur lambda peuvent donc être rassurés : pour que les dénonciations des ravages causés par les offensives conquérantes de l’Olympisme lui parviennent, il faudrait qu’il fasse un gros effort de recherche, qu’il ne fera pas, pour ne pas se « prendre la tête ». L’agitation de quelques atrabilaires contre la pernicieuse bouffonnerie olympique restera quasi-clandestine (4). Les bâillons « positifs » auront su lui couper le sifflet. Elle aura brandi en vain ses cartons rouges.

Pendant ce temps, grâce à cette gigantesque opération de stupéfaction, tout ce qui est invivable continue.

Et que le populo ne s’avise pas de vouloir faire la fête autrement. Qu’il n’organise pas lui-même des moments de joie qui pourraient « offrir un enthousiasme partagé et hors des cadres » (5). Qu’il ne s’offre pas des charivaris où le plaisir trouverait moyen d’exister hors du marché et au cours desquels pourraient éclore des idées échappant au contrôle des maîtres. Il risquerait fort d’en être puni. Steve Maia Caniço l’a bien senti (6). Les fêtards de Redon qui voulaient lui rendre hommage également (7). Et bien d’autres qui voulaient juste se détendre un peu hors du carcan, ou tout simplement respirer. La liesse populaire, nos maîtres l’aiment bien, à condition qu’elle remplisse la fonction qu’ils lui attribuent : tenir fermement le collier.

Les ravis de la crèche capitaliste cesseront-ils un jour de se faire balader jusqu’à épuisement total dans le marathon du pognon fou ? Arriveront-ils à récupérer la balle et cesser de tirer contre leur camp ? Aller jusqu’en finale de l’insoumission. Ça, ce serait du sport !

Gédicus
8 août 2024

1- Car les nombreuses variétés d’activités sportives sont embrigadées là pour remplir une seule fonction, être le tremplin permettant d’exalter la conception des rapports humains promotionnée par l’idéologie dominante : un combat où seul compte le fait de gagner, où l’essentiel n’est pas l’action, la manière de la mener et le plaisir qu’on peut y prendre, mais le fait d’arriver premier, décrocher la médaille. Ce couronnement étant le seul critère de réussite, il faut en déduire qu’il n’y a pas d’autre comportement raisonnable pour faire sa vie que de battre les autres. C’est ainsi que les maîtres s’assurent que leurs serfs, en guerre permanente entre eux, ne risqueront pas de s’entendre pour les détrôner.

2- Des « produits » consommables : Les champions sportifs ne sont que ça. Aussi sympathiques que soient quelques uns d’entre eux, ils sont le résultat d’une entreprise de production qui les cueille quasiment à la sortie du berceau pour en faire ces stupéfiants « performers » qui auront pour fonction d’envoûter les foules pendant la très courte période de leur apogée, et qui devront se prêter sans rechigner à toutes les corvées de la starisation sous peine d’être vite ringardisés. Que cette fabrication ait souvent des effets néfastes sur leur santé physique et psychique importe peu. Une fois que le jouet à servi, peu importe dans quelle poubelle il se retrouve. Qu’elle soit quelquefois très dorée n’y change rien.

3- « Quand le sage pointe le déni démocratique, l’imbécile regarde les Jeux Olympiques. » Zantrop, Lundi matin N° 439, 2 août 2024.

4- Voir les actions du groupe « Saccage 2024 » et celles des « peines à jouir » bordelais.

5- Pierre Douillard-Lefèvre, Nous sommes en guerre, Grévis, 2021.

6- Steve Maia Caniço, 24 ans, est mort noyé dans la Loire à Nantes après une intervention policière contre une fête « non autorisée » dans la nuit du 21 au 22 juin 2019.

7- Dans la nuit du 18 au 19 juin 2021 à Redon, la police réprime très violemment un « Teknival » organisé en hommage à Steve Maia Caniço. Un jeune homme de 22 ans a la main arrachée par une grenade.

Jean-Claude Leroy - Abonné·e de Mediapart
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