Un article un peu long, avec du jargonnage, mais sans doute des idées et rappels intressants à piocher. Extraits :
Interrègne, Partie III – La guerre sociale aura-t-elle lieu ? - Groupe Révolutionnaire Charlatan
Interrègne, Partie III – La guerre sociale aura-t-elle lieu ? - Groupe Révolutionnaire Charlatan
Cette semaine, le Groupe Révolutionnaire Charlatan poursuit ses analyses de situation présente. Après avoir fait l’Etat des lieux d’une décomposition et s’être mouillé avec la gauche dans son marécage, il propose dans cette dernière partie d’ausculter les faiblesses, les limites et parfois le pathétique de ce qui se voudrait être un « milieu » révolutionnaire.
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Quand bien même elle ne se produirait que dans un seul district industriel, une révolution sociale se place au point de vue de la totalité, parce qu’elle est une protestation de l’homme contre la vie déshumanisée, parce qu’elle part du point de vue de chaque individu réel, parce que la communauté dont l’individu s’efforce de ne plus être isolé est le véritable être collectif de l’homme, l’être humain.
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Tous les mouvements ont une fin, mais chaque défaite n’est qu’une étape dans la prise de conscience de celles et ceux qui y ont pris part. Les Gilets Jaunes ont perdu, leur mouvement a échoué à obtenir le changement de vie et de société qu’il portait en germes. Les gens sont rentrés chez eux, non sans s’être acharnés, conscients de leur défaite, mais également conscients d’avoir pour un temps agi sur le cours de l’histoire. C’est cette conscience de l’agir historique qui doit devenir le sujet central de la discussion dans nos milieux. Ce sentiment encore diffus, qui travaille au corps des segments grandissants de la population, se joue à chaque nouveau soulèvement et c’est lui que les oppositions spectaculaires de la politique institutionnelle tentent fébrilement de museler. Qu’est-ce qu’une élection sinon un gel, une suspension de l’Histoire dont les processus s’effacent temporairement ?
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Le constat opère désormais sur tous les derniers mouvements de grève ou d’émeute : chaque secteur de la population amorce son moment de révolte et d’imprévisibilité, et la résistance face à l’Etat paraît à nouveau possible, individuellement et collectivement.
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Plutôt que de considérer tous ces moments d’insurrection dans leur temporalité propre, il faut donc les prendre dans le mouvement général en germe en 2016 et amorcé en 2018, le temps long des apprentissages et des changements de perception. De ce point de vue, nous ne parlons pas d’échecs mais de symptômes, d’une suite de moments de fièvre qui témoigne d’un changement de configuration dans les rapports entre la population et le pouvoir. En plus d’ébrécher tout un édifice d’illusions, ces moments radicalisent cumulativement la situation : de plus en plus de gens ont vu, participé, appris, combattu, souffert, rêvé, regretté, réfléchi
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La promesse de l’abondance, et avec elle de la démocratisation progressive, n’est plus à l’ordre du jour ; l’heure est au pillage généralisé, engagé par le centre qui a déjà pris la part du lion dans l’État. L’extrême droite attend au tournant ; l’explosion de l’affect raciste, la double promesse d’une épuration institutionnelle et d’une régénération nationale, épousent parfaitement dans ses plans les nouveaux impératifs de l’économie.
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Nous insistons donc sur la persistance des effets provoqués par la rupture du statu quo dans des secteurs grandissants de la population, et sur la répétition diffuse et accélérée de ces ruptures. Cependant, un mouvement similaire s’opère au sein du régime, parmi les forces de gouvernement et de répression : la “grenade dégoupillée” de la dissolution de l’Assemblée nationale n’était rien de moins qu’une manifestation dans la sphère du pouvoir du processus de mûrissement des contradictions réelles refoulées, qui a atteint un nouveau stade et que la campagne électorale est immédiatement venue recouvrir de ses fausses oppositions spectaculaires pour la gestion de l’État. L’alliance de fait avec le Rassemblement Nationale scelle en quelque sorte ce pari : la rupture du statu quo, rendu définitive par les différents soulèvements depuis 2018, appelle l’accélération de la mise à mort du compromis historique, mais c’est l’Etat qui entend s’en charger. C’est désormais la force, et elle seule, qui régit les relations avec les catégories périphériques, là où l’on imaginait encore un simple dépérissement économique et moral de ces catégories possible - comme ce fut le cas avec les grands centres ouvriers au moment des délocalisations.
Cette force s’exprime avec une violence croissante. Les émeutes Nahel ont fait preuve de la nouvelle capacité d’anticipation de l’Etat et contrairement aux précédentes émeutes, la réaction a été rapide et bien menée : corps d’élites dans la rue, couvre-feu, propos mesurés à la télévision et à l’Assemblée, sidération des populations dans les médias, censure systématique et rapide sur les réseaux sociaux avec la coopération directe des grosses plateformes. Pour qu’une répression aussi nette et organique se mette en place, il faut un protocole et une organisation préalable. Autrement dit, l’Etat n’oublie pas de se préparer à la confrontation, il apprend à la gérer avec brutalité mais aussi à déterminer son périmètre d’action et à lisser son discours. Cela signifie non seulement que la violence dont il témoigne ne va pas décroître, mais aussi qu’elle s’articulera de mieux en mieux avec les prises de parole officielles, les mesures judiciaires, le récit médiatique réactionnaire, etc.
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Une question qui revient souvent est celle de la force de politisation de la violence. Dans notre analyse du mouvement de colère des agriculteurs de janvier-février dernier [La gauche, le progrès et le paysan], nous écrivions : “ce qu’on observe, c’est que, depuis les gilets jaunes et de manière croissante, la population sait comment elle doit parler à l’État.” Toute expérience de la violence de masse, ou a minima d’une violence organisée, est libératrice en ce qu’elle rompt avec l’état permanent de dépossession de la vie quotidienne du travailleur-consommateur-citoyen. La capacité de la gauche à dépolitiser la violence pour en faire la simple expression d’un ras-le-bol démocratique est un tour de passe-passe bien connu. Mais le fantasme inverse, qui veut faire de la violence émeutière une sorte d’autoroute vers la conscience politique, révèle en quelque sorte l’origine commune des idiomes de l’ultra-gauche et de la sociale-démocratie : le besoin de rationaliser à partir d’une situation qui semble bloquée, à partir d’un sentiment de révolte noyé dans l’inertie d’une époque.
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La centralité de l’émeute joue le même rôle chez certains que le syndicat chez d’autres : c’est une mystification nécessaire pour supporter le peu d’envergure d’un “camp social” auquel personne ne voulait renoncer, en même temps que le résultat affectif d’un certain mode de politisation individuel partagé.
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la gauche actuelle offre un refuge immédiat aux déçus et aux vaincus de la guerre sociale en leur promettant le changement par les urnes. Le récent ralliement d’une part non négligeable des milieux radicaux à la chimère électoraliste et à l’alarmisme antifasciste ne représente pas autre chose. Et la facilité avec laquelle le chantage moral au vote s’est imposé, proportionnellement à la réticence devant les tentatives de cliver et de faire polémique, traduit la paralysie d’un mouvement fragilisé au point de craindre que prendre parti accentue sa faiblesse, voire signe son éclatement et sa dissolution. On comprend mieux la tendance de ces milieux à s’ouvrir à tout et n’importe quoi, et à diluer leur radicalité éprouvée dans les offres politiques alternatives du moment – mélenchonisme, décolonialisme bouteldjiste, antifascisme démocratique, ouvriérisme trotskiste, théories post-modernes. Nos échecs doivent être les arguments de notre patience et de notre persévérance, et non les prétextes de nos compromissions et de nos abdications.
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Car le vide théorique qui règne à gauche crée un manque qui pousse les radicaux déçus autant que les électeurs frustrés à regarder ailleurs à la moindre secousse. Les conditions d’existence vont continuer de se dégrader, et de nouveaux secteurs de la population seront amenés à se soulever. Chaque fois, une frange de ces secteurs ira grossir les rangs du “peuple de gauche” et alimenter la grande entreprise de récupération. Mais chaque fois, des franges du “peuple de gauche” ressentiront le besoin de se rapporter aux soulèvements et aux révoltés. Le caractère imparfait du refuge électoraliste, son incapacité à créer une communauté humaine agissante dans un monde d’atomisation et de dépossession, ne lui permet pas de répondre à l’exigence existentielle croissante des révoltés, et à son besoin théorique lié.
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Puisque les masses européennes sont trop engourdies par les subsides de l’impérialisme, il ne reste qu’à se décharger sur le combattant de la liberté algérien, chinois, vietnamien ou palestinien des tâches de la libération universelle. L’intellectuel européen, qui avait déjà renoncé à lutter sérieusement, changea simplement d’idole réifiée. Mais cet idole, pris dans des contradictions encore plus grandes, et prisonniers lui aussi des fétiches de la période précédente, échoua tout aussi lamentablement, troquant sa tenue de guérilléro pour le costard des républiques bourgeoises. Après avoir remplacé la chose par l’apparence de la chose une énième fois, il ne restait plus personne sur qui se rabattre pour incarner le combat universel ; la lutte armée en Europe fut alors la queue de comète du mouvement ouvrier, la dernière manifestation d’espoir envers le contre-projet de société que devaient porter les masses opprimées.
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Il y a bien entendu nombre d’intuitions utiles, de reformulations pertinentes, de nouveaux thèmes abordés qui ont ouvert des possibilités à leur époque. La médiation des rapports sociaux par la marchandise, la dépossession et la misère de la vie quotidienne, l’urbanisme : toutes les questions qui dépassent le matérialisme vulgaire ont réussi à anticiper et nommer certaines mutations du capitalisme. Mais l’inertie de notre époque étant le produit de l’idéologie, de l’environnement mental de l’homme et de ses représentations, il faut dépasser les constats partiels qui n’amènent que des solutions partielles ; refonder ces questions comme un tout, sans chercher à nommer le problème central qui dominerait tous les autres - spectacle, idéologie, technologie, etc...
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On peut dépasser ces constats pessimistes et considérer le problème de l’idéologie au-delà de la forme, en interrogeant le contenu des mésusages d’une doctrine. Les insurrections nous apprennent que les révolutions naissent sous des drapeaux différents de ceux qu’elles finissent par adopter, le plus souvent en partant de revendications matérielles ordinaires, en poursuivant des buts peu ou mal définis, et en formulant des mots d’ordre aussi flous que les idées du moment. C’est même inévitable : un révolté passera d’abord au moulinet des références évidentes. Les Gilets Jaunes ont mobilisé 1789 et la Révolution française parce qu’elle fait partie du programme scolaire et du roman national. Cette révolution, irrécupérable pour ceux instruits de son caractère bourgeois, voulait dire autre chose. Au-delà des analyses historiques profondes, 1789 et la Révolution française ont répondu à la volonté des gilets jaunes d’imager et d’imaginer l’ordre de grandeur de leurs aspirations. Sa symbolique a irrigué le mouvement - bonnets phrygiens, guillotines, représentation de Macron en figure royale, etc. - sans jamais acquérir plus de poids ou de sens que le port du gilet haute visibilité. C’est la différence entre fétichisme du passé et mobilisation d’un répertoire utile ; et cela apparaît plus clairement encore quand les références évoluent sans cesse, changent selon les circonstances, ne se figent pas sur un objet, signe de dynamisme et de vitalité du mouvement.
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Nous sommes contraints d’éclore sur un sol empoisonné par le fétichisme et l’appauvrissement théorique, et de juger les révoltes à partir de ce qu’elles poussent les gens à penser et accomplir plutôt qu’à leur cohérence interne. Juger les gens non sur leurs idées, mais sur ce qu’elles font d’eux.
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Les dernières décennies ont vu le délabrement des vieilles doctrines, le développement de celles postmodernes, et la diffusion écrasante d’un mode de vie politique engendré par l’atomisation - qui est à la fois cause et conséquence des deux premiers mouvements. Ce triple phénomène se répercute dans les différentes formes de politisation - sectes léninistes, groupuscules autonomes, organisations syndicales d’arrière-garde, militantisme queer, “créateurs de contenu” décoloniaux -, qui représentent autant d’aspects critiques mais compatibles avec le capitalisme actuel dans son l’évolution historique. Loin de s’exclure mutuellement, elles constituent un tout et forment souvent un ensemble composite tant à l’intérieur des groupes que dans la pensée des individus, où peuvent se côtoyer sans problème une fascination ridicule pour les syndicats, des éléments d’un léninisme orthodoxe et une idéologie progressiste débridée. La face visible de ce phénomène a été abondamment mise en scène par les médias réactionnaires comme une sorte de contre-culture ou de “cancel culture” woke ; malgré la force apparente de ses mouvements, l’ampleur de la vague réactionnaire en retour rappelle que malgré la plasticité du capitalisme, sa capacité à ingérer la contradiction pour l’ajouter au tout, la société bourgeoise reste construite sur des rapports de domination et d’exploitation trop violents pour être pacifiables dans ce sens. L’importance prise par les politiques de l’identité est moins le signe d’un nouveau type de mouvements sociaux adaptés aux temps post-modernes, comme l’annoncent certains universitaires et propagandistes de ces approches, qu’une maladie sénile du gauchisme, manifestée par une démoralisation et un insularisme de classe.
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Ces trois séquences illustrent l’érosion de l’engagement et la disparition du prolétariat révolutionnaire. Cette tendance au repli sur soi et au purisme idéologique se retrouve aujourd’hui partout dans les milieux radicaux - à ceci près que les doctorants et les carriéristes ont remplacé les porte-flingues et les ouvriers enragés. Face à la misère intellectuelle encore radicalement plus grave des autres milieux, le désir de changement se fait timide, spasmodique ; une bonne partie de la militantsia radicale préfère désormais se complaire dans le consumérisme militant, l’activisme à outrance, le “happening” radicool ou la critique des entre-sois voisins et concurrents, plutôt qu’amorcer une remise en cause générale qui pose la question moyens et des fins.
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Dans la lente déliquescence de la militantsia de gauche, s’est installé un ensemble de théories et pratiques post-modernes qui, face au vide laissé par la critique radicale unitaire, est venu affirmer que la dispersion en lutte sectorielles impuissantes était une force plutôt qu’une fatalité. Partant des luttes historiques contre les discriminations, les théories post-modernes ont pendant un temps essayé de les présenter comme substitut à l’émancipation prolétaire. Là déjà, elles occupaient un vide ; désormais, elles occupent surtout des carrières et des chaires à l’université. Le “classisme” est venu remplacer le prolétariat, comme la pride marchandisée à outrance est venue remplacer le FHAR et les streamers d’internet les fellagas de la révolution algérienne.
L’oppression devenue maître mot, il n’y a plus de mot pour désigner le tort fondamental d’être exclu du libre usage de sa vie : ce tort ne se calculant plus que dans les coordonnées présentes de la société marchande. La subversion des vieilles normes consiste alors surtout à ouvrir de nouveaux marchés et achever de faire du consommateur libre et égal la figure finale du progrès humain. Le droit suprême de l’individu à jouir sans entrave de plaisirs sans bonheur, d’une consommation de sexe, d’applis et de dopamine sur commande, est devenu l’horizon final du libéralisme politique, jamais affirmé mais partout visible. Le post-modernisme n’est que la parure radicale de cette attitude de consommateur hédoniste-dépressif. Chacun sait poser ses limites, se défaire de relations encombrantes, et tout un vocabulaire psychologique fait d’anglicismes et de mots-valises sert à justifier l’individualisme total en matière sociale et affective.
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Mais pour compatibles avec le libéralisme contemporain que soient ces causes sectorielles, elles restent des combats légitimes contre des injustices réelles là où ne subsiste plus aucun combat universel pour unir les catégories séparées ; elles parviennent à partir du quotidien pour donner un sens politique aux injustices vécues, ce qui constitue une prémisse nécessaire. Et sans doute la compréhension nouvelle des discriminations précise-t-elle davantage les formes de domination que nous souhaitons abolir dans la société moderne, à condition toutefois de ne pas se contenter d’énumérations et de postures morales
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D’une part, les Soulèvements ont prouvé qu’il était possible de sortir des secteurs de la gauche et de la population de leur léthargie, et de redynamiser la contestation au-delà du calendrier traditionnel du “mouvement social”. D’autre part, le pouvoir a montré qu’il n’avait aucun remord à traiter comme de la chair à canon ennemie une part grandissante des manifestants, et à justifier un tel traitement.
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Préparer les sentiers des réflexions que les assemblées libres voudront mener, désigner les problèmes qui ne manqueront pas de se manifester, et travailler les imaginaires pour qu’un esprit révolutionnaire puisse naître - indépendamment d’une stratégie complètement planifiée, qui serait de toute manière vouée à l’échec, ou de projections ridicules sur ce que devrait être la société idéale et la fonction que chacun voudrait y occuper.
Affirmer qu’il n’y a pas de pratique révolutionnaire sans théorie révolutionnaire, c’est affirmer qu’aucun changement radical de la vie n’est possible sans critique de la totalité de ses aspects. A la question “que pouvons-nous ?”, nous répondons donc : reprendre la réflexion sur le sens historique de notre action. Il n’est pas question ici de réinventer l’eau chaude, de repartir de zéro pour refonder l’idéologie dans l’époque, ou encore de rédiger le manuel stratégique pour la conquête du pouvoir. Celles et ceux qui attendent des réponses “pratiques” recherchent un modèle à rallier ; nous n’en avons pas. Nous pouvons simplement étudier l’histoire du combat de l’humanité pour son émancipation, en tirer des conclusions sur les échecs et les possibilités qu’ont porté ses soulèvements, et attaquer sans répit tout ce qui menace de répéter les erreurs et les trahisons du passé.
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Il ne s’agit pas, comme on a pu l’entendre dire au moment des émeutes Nahel, de mettre des mots dans la bouche des révoltés ; il s’agit d’entendre leurs mots et d’assurer le lien entre ceux-là et ceux des autres, entre les manières de concevoir la révolte que les révoltés conçoivent et toutes les cibles que la théorie, la recherche critique et le souvenir des précédentes révoltes a su désigner.
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L’histoire récente nous rappelle qu’il ne suffit pas que les conditions d’une révolte soient réunies pour qu’elle s’accomplisse, et encore moins pour qu’elle prenne ensuite d’elle-même le chemin de l’émancipation. Combien de soulèvements qui semblaient sur le point d’entraîner la société vers des possibilités inimaginables la veille encore se sont subitement arrêtés ? La facilité du retour à la normale ne mesure pas forcément la faiblesse des révoltés, mais plutôt la précarité de la conscience quand elle n’a pas de référents extérieurs, de modèle à suivre, d’étendard à brandir. Les récentes secousses ressenties dans d’autres pays étaient plus politiques que sociales ; des moments de rupture qui, s’ils ont mis en crise l’appareil d’État et forcé des gouvernements à démissionner, n’ont pas empêché l’armée ou la partie de l’élite la moins compromise dans le précédent régime de s’installer dans le fauteuil encore chaud du dernier chef d’État. Combien de fois la porte s’est-elle entrouverte puis subitement refermée depuis le Printemps Arabe, la Syrie, le Yémen, l’Euromaïdan, le Chili, le Nicaragua, le Soudan, le Hirak algérien, le Sri Lanka, la Birmanie ?
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Ce ne sont donc pas seulement des révolutions qui ne parviennent pas à trouver leur forme. L’enjeu se situe au-delà de la distinction entre révolution sociale et politique. Chaque fois, les conditions semblent réunies pour rendre le pays ingouvernable et permettre aux groupes engagés en faveur d’un changement de système de poser la question du changement révolutionnaire, même progressif et archipélisé. Mais la rupture n’est pas assez forte et ne semble pas imprégner la société suffisamment pour prolonger l’état de désobéissance et d’insurrection permanentes. La phase libérale-démocrate initiale reprend vite le dessus sur le reste, et l’incapacité à poser la question de l’abolition de l’ordre existant, que quelques groupes minoritaires espèrent voir émerger des éclats du mouvement, précipite le retour en arrière. Comme si une révolution sans étendard flottait dans la tête de certains secteurs révoltés désorientés, ne parvenant pas à nommer le sentiment de liberté et de solidarité ressenti dans l’événement, et découvrant avec amertume l’impasse dans laquelle les a laissé leur élan brisé. Les innombrables paraphrases qui contournent le problème central de ce paradoxe - pas de révolution réelle sans abolition du système précédent - était déjà dénoncées par Marx, dans la période d’avant 1848 :
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Ce qui manque, plus qu’une théorie ou une pratique révolutionnaire, c’est l’existence même d’un modèle révolutionnaire. Pendant le XIXe siècle, les révoltés d’Europe se battaient tous à partir d’une interprétation de 1789, de 1791 ou de 1793 ; des idéaux démocratiques de l’Assemblée Générale, ou de ceux plus brûlants de la Convention, ils tiraient leurs modèles, leurs formes politiques, leurs modes insurrectionnels et jusqu’à leurs chansons. Les chambres parlementaires, les drapeaux, les hymnes nationaux : tous les éléments constitutifs du système politique républicain, qui recouvre aujourd’hui la planète, semble presque sortir du sol à chaque “modernisation”, ont été inventés par des poignées d’hommes sincères dans la fièvre du Paris insurrectionnel. Certains n’étaient même pas destinés à durer, et les voilà bicentenaires. Ces périodes d’agir historique, où les minorités actives, dans les circonstances adéquates, s’emploient consciemment à changer le monde, le marquent pour toujours. L’internationalisme du futur n’aura peut-être besoin que d’une seule explosion, massive et renversante, pour inspirer les indigents de la planète entière, qui ne peuvent pas se satisfaire du statut-quo, et ne le savent peut-être pas encore.
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Le milieu radical peine globalement à saisir les éléments positifs de la crise du système démocratique et de la désinhibition de la société. Mais peut-on simplement reprocher aux gens les faiblesses et les insuffisances de leurs combats, quand celles-ci sont consubstantielles au système ? L’individu qui agit et qui pense contre le système marchand, l’État et la société moderne n’est pas moins affecté par ce qu’il aspire à détruire. Des individus réduits à l’état de monades ne peuvent pas se hisser hors du marécage de la gauche par la simple volonté ; aucune “pureté militante” n’est à la hauteur des enjeux si la société elle-même ne porte pas les possibilités d’un changement. La théorie critique doit être impitoyable avec la société capitaliste, autant qu’elle doit comprendre le lien de totalité entre le modelage des affects et des comportements dans une société atomisée, et la faiblesse à vivre et à penser de ceux qui prétendent l’abolir.
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