Résister au RN en milieu rural : ne rien lâcher, être visible et présent dans les cercles de sociabilité

Quelques articles sur la présence de la gauche dans les campagnes

vendredi 19 juillet 2024

- Résister au RN en milieu rural

Les campagnes successives des européennes et des législatives, décrétées par Emmanuel Macron à l’appel de l’extrême droite, invitent apparemment à l’union de notre camp social et à la réflexion politique. Elles invitent aussi à prendre la mesure de la progression de l’extrême droite et de nos forces à gauche. Nous ne sommes pas majoritaires dans le pays, mais nous représentons encore un tiers du corps électoral dans une période où la propagande visant à diaboliser nos représentants fait rage. Ces aspects nous éloignent de la démoralisation ou de la démobilisation et devraient plutôt nous galvaniser.

Selon moi deux éléments d’importance ont émergé de notre camp depuis trois semaines, l’attention portée au problème de la gratuité scolaire (dont il faudra discuter plus longuement ailleurs) et enfin la nécessité de regagner la bataille idéologique dans les territoires ruraux. Les résultats de Fabien Roussel et François Ruffin ont démontré que la stratégie visant à s’éloigner de la « radicalité » ou de la figure de Jean-Luc Mélenchon ne produisait pas les effets attendus. Ils permettent de penser que, dans les campagnes, comme dans les quartiers populaires, la seule ligne payante est celle d’une gauche décomplexée, comme pourrait le dire Nicolas Sarkozy. Ainsi, on a vu plusieurs appels publics à avancer la lutte dans les campagnes. Le thème apparaît ainsi dans l’entretien d’Olivier Besancenot et Ugo Palheta pour Hors-Série et dans celui que Benoît Coquard a accordé à Frustration.

J’aimerais partager ici quelques éléments de réflexion issus de mon expérience de militant de gauche dans un territoire rural traditionnellement de droite en train de glisser peu à peu vers l’Extrême droite
(...)
Benoît Coquard montre bien qu’au-delà des affects racistes, la recherche du conformisme, de la respectabilité, et la détestation d’Emmanuel Macron sont des mobiles puissants du vote RN dans les classes populaires rurales. Il rappelle aussi qu’on assiste depuis les années 1950 à :

« Un bouleversement profond des logiques d’appartenances en milieu rural. D’une vie sociale rattachée à une localité, on passe à un rapport beaucoup plus large à l’espace environnant. Concrètement, le « ici » désigne davantage des cercles d’interconnaissance qu’un lieu précis ; l’espace connu et utilisé, c’est celui où l’on connaît du monde. »
(...)
« La sociabilité de ces campagnes en déclin continue d’être intense et vitale. Car, justement, elle permet à un style de vie populaire basé sur l’interconnaissance, l’autonomie, la camaraderie, l’hédonisme, de se perpétuer par-delà des changements structurels globaux qui pourraient le fragiliser. »
(...)
C’est ce mode de sociabilité qui met en difficulté les militants de gauche, bien plus que leur proposition qui répond à des besoins réels des habitants des campagnes, notamment le retour de services publics de proximité engageant des relations interpersonnelles. D’autre part, l’éloignement géographique et le manque d’infrastructures, notamment de transport en commun, rendent le recours à la voiture omniprésent ce qui implique un effort relativement important, et donc un certain niveau d’engagement, quand le déplacement a pour motif une réunion politique.
(...)
Notre problème ne tient donc pas tant au contenu programmatique du discours que nous portons, mais plutôt à la difficulté de le rendre audible, avec toute la dimension physique que cela peut avoir. Comment se faire entendre quand tout le monde vit « à 20 minutes » et peut légitimement préférer passer une soirée tranquille, en famille, avec des ami.e.s ou des amant.e.s, ou devant un match, que de se taper une heure de route pour une réunion ? Et comment faire connaître nos propositions sans les voir déformées par le filtre médiatique si on ne peut espérer réunir que des militantes et des militants déjà convaincus ?
(...)
Ce ne sont donc pas les propositions programmatiques, ou notre antiracisme qui nous empêchent de convaincre, c’est l’écran médiatique et les modes de sociabilités qui reposent sur l’interconnaissance.
Pour pouvoir reprendre la main, à la campagne, la gauche doit d’abord continuer à s’opposer fermement au RN et à toutes ses thèses, sans quoi elle changerait de nature, mais elle doit aussi montrer son opposition systématique à la macronie et à ses représentants. Ils sont honnis. C’est pourquoi toutes les stratégies qui viseraient à se rapprocher des thèses du RN ou de la macronie en reprenant leur manière de reformuler les problèmes sociaux ou politiques de ce pays en termes identitaires ou sécuritaires sont vouées à l’échec. Pour convaincre hors des « tours » et des centre-villes, il va falloir assumer à la campagne le même programme de gauche « radicale » seul à même de répondre au manque de revenu, de travail et de service public.
(...)
À mon avis, l’une des premières choses à faire pour pouvoir être entendus et agir efficacement dans les zones rurales est donc de rompre avec ces groupes ou en tout cas de leur refuser l’initiative. Il faut créer de petits cercles de militants autonomes, liés par des rapports d’affections et d’intérêt pour une cause ou plusieurs, et se faire connaître partout. Nous devons aussi renouer avec de vieux modes d’expression comme l’affichage et le graffiti pour exister dans la rue (la campagne ce sont aussi des rues), puisque nous sommes systématiquement caricaturés dans les médias et qu’en général la presse locale rechigne à relayer nos évènements. Mener en quelque sorte une guérilla pacifiste contre l’empire médiatique et économique.
(...)
Pour cela, il faut réussir à recruter parmi nos militants des hommes et des femmes bien intégrés dans ces cercles d’interconnaissance qui font le tissu social rural. Enfin, je pense que l’aide de figures nationales ou de militants des quartiers populaires ne serait pas de trop. Nous devons organiser des rencontres afin de battre en brèche certains clichés sur les quartiers populaires, les musulmans et plus généralement les personnes racisées qui ont aussi cours parmi les militants de gauche. Certains n’ont parfois jamais réellement discuté avec des habitants des quartiers populaires ou avec des musulmans voire même avec des personnes racisées. Réciproquement, ces rencontres pourraient permettre à certains militants éloignés de la ruralité de développer une lecture plus fine des enjeux ruraux.
(...)
Enfin, comme nous y encourage Benoît Coquard, nous devons adopter les attributs de la respectabilité de nos voisins, comme l’attention au travail, à la voiture, la fréquentation de clubs de sport pour espérer entrer dans ces cercles d’interconnaissances où se déploient des discours RN. Cela signifie aussi être capable de supporter ces discours, ce qui n’a rien d’aisé, pour ne pas nourrir une image caricaturale du militant de gauche donneur de leçons. Il ne s’agit donc pas de chercher à convaincre frontalement des militants racistes de changer d’opinion, à mon avis c’est peine perdue. Il s’agit de démontrer que les opinions de gauche peuvent aussi être assumées par des gens ordinaires, respectables qui n’ont en définitive que peu de choses en commun avec le portrait qu’en font les médias de masse. À ce prix, peut-être parviendrons-nous à rassembler des petits cercles de militants et à rendre l’atmosphère plus respirable dans des espaces de plus en plus saturés par le RN.

- voir aussi :

  • Benoît Coquard : “la gauche doit aller dans les petites villes” - Dans son livre Ceux qui restent, paru en 2019, le sociologue Benoît Coquard sort des discours convenus sur la France “des territoires” (comme disent les politiques), “périphérique” (comme disent les éditocrates) ou “moche” (comme dit Télérama). Sans doute parce que c’est un milieu qu’il connaît et dont il vient, il ne tombe dans aucun des pièges d’une sociologie surplombante qui parlerait au nom des gens, avec un regard vu d’en haut (de Paris, généralement). Son travail anthropologique permet de comprendre les ressorts de la politisation dans le monde rural et des petites villes et d’éviter deux grands écueils répandus quand il s’agit de parler de ces électeurs : d’un côté un écueil misérabiliste, qui met de côté la xénophobie et le racisme pour insister sur l’expression de souffrance que ce vote constitue. De l’autre une position morale qui insiste sur l’ignominie que constitue ce choix électoral et se refuse d’en étudier les causes. C’est pourquoi je me suis entretenu avec lui au sujet des ressorts et la diffusion du vote RN et des difficultés qu’a la gauche à parler à ces catégories populaires hors des métropoles. Il en ressort des pistes à mon sens essentielles pour retrouver une capacité à partager nos idéaux égalitaires partout et auprès de toutes les classes sociales dominées.
  • Dans les campagnes, où est passée la gauche ? - Selon notre chroniqueur, le vote pour l’extrême droite dans les campagnes n’a rien à voir avec le racisme ou le patriarcat. Il viendrait de l’abandon de ces territoires par la gauche et du mépris de l’« ancien monde » que représenteraient les chasseurs et les paysans.
  • Juliette Rousseau : « La fracture entre la gauche et les ruralités est quasiment totale » - « Les ruralités sont un espace que la gauche ne pense pas, qui ne l’intéresse pas », écrit la militante bretonne Juliette Rousseau. Elle pourrait pourtant s’inspirer des pratiques de « ploucs » pour stopper le RN.
  • En terres rurales, « les oubliés de la politique » prêts à choisir le RN - Dans la commune rurale de La Ferté-Gaucher, le Rassemblement national a obtenu plus de 47 % des voix aux européennes. Sentiment d’abandon, peur de l’immigration... Les habitants veulent miser sur le RN.

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