Quelques réflexions critiques sur les mirages de la civilisation industrielle « décarbonée qui respecte la nature », des projets absurdes portés aussi bien par des « écologistes » médiatiques que par des industriels malins et avisés.
- Opportunisme et mensonges : rendre « cool et vert » le désastre technologique productiviste ?
- De jolies icônographies techno-futuristes à la sauce Smart masquent la réalité
L’ÉCOPPORTUNISTE (Cyril Dion)
Dans son "Petit manuel de résistance contemporaine" paru en 2018, Cyril Dion se demandait si le « projet de nous réenchâsser dans la nature à la manière des peuples premiers » que portent « les partisans de la Deep Green Resistance » était « souhaitable » ou non. En guise de réponse, il commençait par : « je ne saurais le dire ». Puis, après quelques développements, concluait que ce n’était sans doute pas un super projet étant donné qu’il n’avait que « peu de chances de soulever les foules ». L’intéressant, l’amusant, c’est qu’en 2021, désormais que les nouveaux écologistes à la mode dans les grands médias (Morizot, etc.) ont rendu l’idée acceptable en France, Cyril Dion affirme l’importance cruciale de… « se réensauvager, […] se réenchâsser dans le vivant » !
♫ Il y en a qui contestent ♫
♫ Qui revendiquent et qui protestent ♫
♫ Moi je ne fais qu’un seul geste ♫
♫ Je retourne ma veste ♫
♫ Je retourne ma veste ♫
Toujours est-il que ce retournement de veste est appréciable. Le réensauvagement, se réenchâsser dans le vivant, c’est une bonne idée, c’est assez abstrait, mais c’est une belle idée.
Maintenant, quelques remarques concernant les propos que tient Dion dans la vidéo ci-jointe, une interview en date de 2018.
1. « On aura toujours une forme d’industrie. »
Qui est ce « on » ? Pourquoi devrait-on toujours avoir une forme d’industrie ? Quelle loi physique nous y oblige ? Aucune. Y a-t-il toujours eu « une forme d’industrie » ? Non. « On » sera-t-il éternel ? Cette affirmation est-elle autre chose qu’absurde ? Sans doute pas.
2. « Les tenants de l’écologie radicale disent carrément que la civilisation industrielle est une erreur, qu’il faut la démanteler et revenir à être des chasseurs-cueilleurs. »
Caricature, facile. DGR (il fait notamment référence à DGR en l’occurrence) ne dit pas que nous devrions tous redevenir des chasseurs-cueilleurs. Seulement que nous devrions démanteler la civilisation industrielle, oui, et (re)constituer des sociétés aux modes de vie soutenables et égalitaires. Il n’y a pas un seul mode de vie soutenable pour l’être humain. La chasse-cueillette n’est pas l’unique option.
Des petites sociétés agraires soutenables, il y en a eu. Et d’autres, des sociétés plutôt basées sur la pêche, etc. En outre, beaucoup de peuples dits chasseurs-cueilleurs recouraient à d’autres techniques de subsistance, de l’horticulture, un peu d’élevage, etc. Bref, une affirmation moitié vraie, moitié homme de paille.
3. Les questions cruciales selon Cyril Dion : « Est-ce qu’on a besoin de continuer à avoir une industrie ? », « est-ce qu’on veut continuer à produire de l’énergie, de l’électricité ? », « est-ce qu’on veut continuer à se déplacer avec des machines ? », « est-ce qu’on veut continuer à utiliser des outils qui nous permettent de communiquer les uns avec les autres à travers la planète ? »
La première question est correcte. Il est pertinent, important, de se demander si l’on a besoin de l’industrie. Mais il la pose, semble-t-il, par erreur, par inadvertance, il ne voulait pas vraiment dire ça, étant donné ce qu’il venait de dire juste avant (« on aura toujours une forme d’industrie »), d’où les questions suivantes, qui sont, elles, hautement douteuses.
En effet, plutôt que « est-ce qu’on veut continuer à produire de l’électricité ? », « est-ce qu’on veut continuer à se déplacer avec des machines ? », « est-ce qu’on veut continuer à utiliser des outils qui nous permettent de communiquer les uns avec les autres à travers la planète ? », il vaudrait mieux se demander d’une part si la production d’électricité, de machines, d’outils de communication planétaires est compatible avec le respect de la biosphère, des autres espèces vivantes, des communautés biotiques, avec des écosystèmes en bonne santé, avec des modes de vie soutenables, bref, si elle peut être écologique &, d’autre part, si elle est compatible avec la démocratie, avec des modes de vie favorisant la liberté humaine, individuelle et collective. Il vaudrait mieux, en tout cas, si nature et liberté nous importent. Si l’on se fiche des deux, c’est une autre affaire. Il s’agit d’ailleurs d’une question encore plus fondamentale : que désire-t-on ? que désirez-vous ? Qu’est-ce qui vous importe le plus ? La liberté ? (La vraie, l’autonomie, pas celle de choisir quelle chaîne de télévision regarder ce soir parmi des milliers ; pas la liberté d’obéir aux règles d’un système sociotechnique prenant toute notre existence en charge du berceau à la tombe). La prospérité du vivant ? Que cesse la destruction de la nature ? Qu’on puisse encore bénéficier d’internet et Netflix pendant quelques décennies ?
Éluder ces questions cruciales l’amène à soutenir les imbécilités qu’on sait, le développement des industries de production d’énergie dite verte, propre, renouvelable, etc., les technologies dites vertes en général, bref, la continuation du désastre social et écologique, mais sous couvert d’écologie.
(Les implications sociales et politiques de la technologie, les liens entre complexité ou sophistication technologique et autoritarisme, Cyril Dion n’en dit jamais rien, n’a peut-être même jamais examiné le sujet. Tout comme, il ne dit rien des véritables implications écologiques des technologies et industries qu’il encourage.)
4. « Mais qui va dire non ?! »
souffle, dépité, l’interviewer, Clément Montfort (effondrologue vidéaste), l’air de dire : personne, ou presque, ne souhaite (ne pourrait souhaiter) en finir avec la civilisation industrielle. Ce qui est exact. Et constitue une des données essentielles du problème. « Parce qu’avant ça, y’a le tourisme qu’on pourrait réduire ! », s’exclame l’écolo né de la dernière pluie acide, ne comprenant manifestement rien des dynamiques de la civilisation (industrielle), prêtant à un « on » parfaitement indéfini le pouvoir de supprimer ou d’atrophier les plus superflues des industries (comme si, même si un « on » doté d’un tel pouvoir existait, cela permettrait de résoudre le problème de l’insoutenabilité fondamentale de toute la civilisation industrielle, de toutes les industries qui la composent), & semblant penser que le seul problème d’aujourd’hui est écologique (comme si la dépossession, l’exploitation et la domination généralisées des êtres humains qu’imposent l’État le capitalisme, qui sont constitutives de toute la civilisation industrielle, de toutes les industries, de toute l’industrie, n’étaient pas un problème ou n’existaient pas). Mais, bien entendu, ce n’est pas dans les rangs de l’effondrologie que l’on trouve des analyses sérieuses de la situation présente, des problèmes de notre temps.
5. « Moi je pense que, honnêtement, ça [le « récit » que proposerait DGR, en tout cas selon Dion] n’embarquera personne. »
Parce que, voyez-vous, l’écopportuniste choisit ses propos, ses « récits », en fonction de leur aptitude à plaire aux foules. Ça s’appelle démagogie : « politique par laquelle on flatte les masses pour gagner et exploiter leur adhésion. » Pour lui, la question n’est pas : ce que je dis est-il censé ? Vrai ? Intelligent ? Mais : cela va-t-il plaire aux spectateurs de France Télévisions qui vont visionner mon film subventionné par Orange et l’AFD ? D’ailleurs : cela va-t-il plaire à l’AFD, à Orange, à UGC, à France Télévisions ? (Il m’a un jour reproché de vouloir « avoir raison tout seul ». Mieux vaut avoir tort en troupeau.)
Concernant le culte du « nouveau récit » auquel Dion adhère, comme bien d’autres ces temps-ci, voici ce qu’il écrit dans un tweet très récent :
« Ce que Zemmour parvient à faire et qui mobilise toute l’attention, c’est produire un récit. Un récit manipulateur, simplificateur, souvent abject, mais suffisamment simple et bien mis en scène pour toucher des gens. Or, en face, il n’y a pas de grand récit. Ou si peu… »
Ce que les crétins qui déplorent l’absence de « grand récit » mobilisateur occultent ou oublient, c’est d’une part que « récit » désigne une narration ou une présentation « de faits vrais ou imaginaires », et qu’il est, dès lors, assez étrange de recourir à cette expression. Les Dion suggèrent-ils qu’il est acceptable de raconter n’importe quoi aux gens, du moment que cela les stimule ? Manifestement, oui. D’autre part, si l’on considère, par charité, que les Dion entendent par « récit » d’autres analyses, d’autres idées que celles que les grands médias diffusent habituellement, et des idées vraies, on en conclut pareillement qu’ils sont fièrement stupides.
Des analyses, des perspectives différentes de celles qu’on entend à longueur de journée dans les médias de masse, il en existe un certain nombre. Seulement, les médias de masse ne sont pas des organes de diffusion ouverts à tout vent. En tant qu’entreprises majeures du capitalisme technologique, ils obéissent à un certain fonctionnement, décortiqué par Noam Chomsky et Edward Herman, par exemple, dans La Fabrication du consentement. C’est pourquoi on retrouve souvent des interviews de Cyril Dion dans Libération, Télérama, Les Échos, ou sur TMC, LCP, France 24, France Inter, etc., mais (beaucoup plus) rarement des interviews de José Ardillo, Michel Gomez, Maria Mies, Bertrand Louart, Lierre Keith, Derrick Jensen, Renaud Garcia ou PMO, etc. C’est pourquoi France Télévisions diffuse et finance les documentaires de Cyril Dion, mais pas ceux des copains anti-industriels.
C’est encore pourquoi L’Obs (qui est partenaire du dernier film de Cyril Dion, intitulé « Animal ») a récemment publié une interview croisée, un « face à face » entre le représentant des écolos, Cyril Dion, et la représentante de l’agro-industrie, Christiane Lambert, de la FNSEA. Voilà le genre de mise en scène que produisent les médias de masse. Voilà comment ils fabriquent l’opinion des gens en leur présentant un nombre limité de camps, de perspectives, triées sur le volet.
En se plaignant de l’absence de récits, ou, disons mieux, d’analyses, pour s’opposer aux Zemmour, Cyril Dion occulte bêtement le problème principal, qui n’est pas l’absence de perspectives autres, mais la difficulté pour ces perspectives, malvenues dans les grands médias (contrairement à lui), d’atteindre les gens.
6. « Ou on a une posture hyper radicale […], on considère que l’être humain est un parasite […]. »
D’abord, les vues de DGR et d’autres écologistes radicaux, néoluddites, primitivistes, naturiens, etc., ne sont pas des « postures », mais des analyses, des perspectives, des réalisations auxquelles nous sommes parvenus (quand nous rappelons que les énergies dites vertes, renouvelables ou propres n’ont rien de vert, ce n’est pas une « posture », mais un fait, quand nous soulignons qu’aucune industrie n’est écologique, ce n’est toujours pas une « posture », c’est aussi un fait, etc.). Cela dit, on ne s’étonnera pas que la différence entre « posture » (« attitude adoptée pour donner une certaine image de soi ») et « analyse » ou « perspective » soit floue, voire inexistante à ses yeux, étant donné que l’écopportuniste choisit ses opinions comme des postures : en fonction de « l’image de soi » qu’elles lui procurent.
(Cyril Dion semble faire partie de ces gens qui ne réfléchissent pas trop, qui se prononcent en faveur de tout ce qui paraît vert, de tout ce qu’on dit propre, soutenable, durable ou renouvelable, meilleur, en tout cas moins pire, de tout ce dont on dit que cela « va dans le bon sens ». C’est le principe même de l’écopportunisme.)
Aussi, la radicalité désigne simplement le fait d’avoir examiné le problème dans son entièreté, désigne simplement, en fin de compte, l’honnêteté et la pertinence, le fait d’avoir réfléchi à la chose sérieusement, en prenant en compte tous ses tenants et aboutissants, plutôt que superficiellement, comme Dion.
Ensuite, aucun de nous ne considère l’être humain comme « un parasite ». La civilisation est un mode de vie parasitaire, oui. Mais la civilisation et l’être humain, ce n’est évidemment pas la même chose.
7. Donc, en fin de compte, on en vient à LA question, selon Dion : « Comment est-ce qu’on crée une civilisation qui peut… éventuellement… se mettre en accord avec la nature, en harmonie avec la nature, le plus possible ? »
Dans son énonciation de cette jolie phrase, on a l’impression qu’il a du mal à dissimuler un certain malaise, l’impression qu’il ne croit pas fort à ce qu’il raconte, au formidable « récit » qu’il nous propose. Et pour cause, ce dernier constitue une absurdité, presque une contradiction dans les termes. Une civilisation (industrielle) soutenable, c’est une obscure clarté.
Dans un article pour Reporterre, Dion déclare qu’un de ses principaux objectifs consiste à « conserver le meilleur de ce que la civilisation nous a permis de développer », qui comprend notamment « la capacité de communiquer avec l’ensemble de la planète », notamment au travers de l’Internet, cette « incroyable innovation permettant de relier l’humanité comme jamais précédemment ».
C’est ainsi que Cyril Dion défend l’« écologie industrielle » de son amie Isabelle Delannoy, dont le livre L’Économie symbiotique a été publié chez Actes Sud dans la collection qu’il gère. & voici le « grand récit » de Delannoy, tel que Dion le présente (tenez-vous bien, ça décoiffe) :
« L’économie symbiotique d’Isabelle Delannoy imagine une société où nous parviendrions à potentialiser la symbiose entre l’intelligence humaine (capable d’analyser scientifiquement, d’organiser, de conceptualiser), les outils (manuels, thermiques, électriques, numériques…) et les écosystèmes naturels (capables d’accomplir par eux-mêmes nombre de choses extraordinaires). […] Le récit d’Isabelle Delannoy reprend et articule de nombreuses propositions portées par les tenants de l’économie du partage, de la fonctionnalité, circulaire, bleue, de l’écolonomie… »
Un best-of des illusions vertes, en somme.
Isabelle Delannoy prend notamment pour exemple « l’écosystème industriel » [sic] de Kalundborg, au Danemark, sur lequel elle s’attarde particulièrement parce qu’il constituerait, selon elle, « un des écosystèmes industriels [re-sic] les plus aboutis ». Or, si elle précise bien qu’on y trouve une « centrale thermique » (elle parle aussi d’une « centrale énergétique »), elle ne précise pas qu’il s’agit d’une centrale au charbon (oups !). Et oublie également de mentionner que le cœur de ce formidable « écosystème industriel », c’est une raffinerie de pétrole (re-oups !). Dans l’ensemble, il s’agit simplement d’une zone industrielle qui optimise un peu son fonctionnement : qui est plus efficiente, et donc plus rentable ! Isabelle Delannoy vante également, comme illustration du nouveau monde éco-industriel qui vient, quelques entreprises ayant gagné en efficience, comme Rank Xerox, « spécialisée dans la fabrication de photocopieuses », ou « Interface, le leader mondial de la moquette en dalles », ou encore l’entreprise Michelin, qui « a diminué de plus de 3 fois sa consommation de matière et a augmenté sa marge » ! Alléluia ! Un concentré d’imbécilités, de fausses solutions — et même bien pires que fausses, d’idées manifestement, visiblement, ostensiblement absurdes.
Mais forcément, puisque les choses que Delannoy présente comme des « logiques économiques et productives » qui participent « à répondre à [la] déstabilisation de l’écosystème global Terre » et à « inverser la tendance » sont avant tout des « modèles rentables ». Le capitalisme n’est pas mentionné une seule fois dans tout son livre, ne constituant apparemment pas un problème à ses yeux. Elle considère d’ailleurs Paul Hawken, entrepreneur états-unien et promoteur du « capitalisme naturel » ou « capitalisme propre », comme un pionnier du domaine dans lequel s’inscrit son travail. Ce même Paul Hawken qui affirme que « le réchauffement climatique est une chance », et dont le livre Drawdown : Comment inverser le réchauffement planétaire a lui aussi été publié aux éditions Actes Sud dans la collection gérée par Dion. Paul Hawken qui soutient toutes les avancées technologiques possibles pour lutter contre le réchauffement climatique : géo-ingénierie (« épandre de la poussière de silicate sur la terre (et les mers) pour capter le dioxyde de carbone », « reproduire la photosynthèse naturelle dans une feuille artificielle » ou mettre en place « une nouvelle industrie durable de captage et de stockage de milliards de tonnes de dioxyde de carbone prélevés directement dans l’atmosphère », etc.), « autoroutes intelligentes », avions alimentés par des biocarburants, camions tout électriques, et autres absurdités hypertechnologiques.
Et Cyril Dion de conclure ainsi la préface du livre Drawdown de Paul Hawken : « J’espère donc que cet ouvrage constituera une véritable feuille de route dont se saisiront les élus, les chefs d’entreprise et chacun d’entre nous. »
Cyril Dion se fait donc très explicitement le promoteur d’un capitalisme industriel vert, notamment en promouvant les plaidoyers à la noix d’Isabelle Delannoy et de Paul Hawken &, dans le même temps, affirme sur le site de la revue Terrestres que « le capitalisme est incompatible avec une société réellement écologique », se revendique anticapitaliste.
♫ Je suis pour le communisme ♫
♫ Je suis pour le socialisme ♫
♫ Et pour le capitalisme ♫
♫ Parce que je suis opportuniste ♫
La civilisation éco-industrielle (éco-capitaliste) que les Dion, Hawken, Delannoy, etc., nous font miroiter dans un « grand récit » autorisé dans les médias de masse (et au Sénat, et dans les ministères, et subventionné par France Télévisions, l’AFD, etc.) n’existe pas. C’est une vue de l’esprit — pire, un mensonge. Aucune technologie verte n’est verte (ce qui commence à être su, et pourtant continu d’être tu). Produire et déployer des machines à produire de l’énergie dite verte, propre ou renouvelable à destination d’autres machines (pas encore dites vertes, propres ou renouvelables, mais ça viendra) n’aura jamais rien d’écologique. Technologie (les hautes technologies, les technologies modernes) et industrie sont en outre synonymes d’exploitation sociale, de dépossession, d’asservissement au capitalisme et à l’État.
Verdir la civilisation technologique n’est pas une option. La démocratiser non plus : technologie et industrie possèdent leurs exigences, leurs implications sociales et politiques irréductibles. Pour ceux qui tiennent à la nature et à la liberté, une seule possibilité : son démantèlement. Nous débarrasser de nos chaînes technologiques et des écrasantes dominations sociales abstraites, impersonnelles, que constituent l’État et le capitalisme (et l’industrie) ; mettre fin à la destruction du monde ; dissoudre la civilisation industrielle en une multitude de petites sociétés, de sociétés à taille humaine (condition, mais pas garantie, d’une démocratie réelle, c’est-à-dire directe), rudimentaires sur le plan technologique, mais riches et diverses sur le plan social, humain, et les plus autonomes possibles ; à défaut de « grand récit », nous avons cet horizon, improbable en l’état des choses, mais le seul qui nous paraisse censé, désirable. Bien entendu, la probabilité qu’il soit subventionné par l’AFD, France Télévisions et partenaire de L’Obs est à peu près nulle. Qu’importe.
8. Dans une interview récemment publiée sur le site du quotidien rudement anticapitaliste Les Échos, Cyril Dion répand la bonne parole : « N’allez pas faire un métier juste pour gagner de l’argent. Le militantisme c’est une chose, mais là où on a le plus d’impact c’est dans ce qu’on fait tous les jours ! N’acceptez plus d’être les bras et les cerveaux d’un système qui va dans le mur. » Bon, d’accord. Seulement, juste après, il ajoute : « Faites de la place pour créer de nouveaux boulots. On a besoin de tellement de choses pour réparer le monde : de nouveaux ingénieurs, de nouveaux agriculteurs, de nouveaux artisans... Devenez charpentier, couvreur, électricien — même si ce sont des métiers souvent dévalorisés. Vous êtes à une époque où vous pouvez le faire et vous trouverez des gens pour vous donner votre chance comme on m’a donné la mienne. »
Donc, ne faites pas un métier juste pour gagner de l’argent, mais devenez électricien, ingénieur, couvreur, etc. Ou créez de nouveaux « boulots » à intégrer dans le « capitalisme propre » de demain (ce fameux « capitalisme responsable », « plus respectueux et plus efficace », ainsi que le formule Pascal Demurger, le patron de la MAIF, également partenaire du dernier film documentaire de Dion). C’est facile. Tout est réalisable. J’y suis parvenu, alors pourquoi pas vous ?! Quand on veut, on peut. Vive le rêve américain.
Misère.
En bref, Cyril Dion est un imbécile, qui raconte tout et n’importe quoi, et surtout n’importe quoi, et dans l’ensemble, en règle générale, promeut des mystifications relevant très explicitement du capitalisme vert.
L’article : https://www.partage-le.com/2021/12/03/lecopportuniste-par-nicolas-casaux/
DE L’ART DE RENDRE COOL LE DÉLIRE (DÉSASTRE) TECHNOLOGIQUE
D’après Léo Grasset, « youtubeur scientifique » dont la chaîne (« Dirty Biology ») compte plus d’1,2 million d’abonnés, la technologie renforcerait notre « relation avec la nature ». Dans une vidéo publiée en septembre 2021, il affirme en effet que « les GPS et la 5G vont renforcer notre relation avec la Nature ». Bon. Quoi d’étonnant à ce qu’un « youtubeur scientifique » fasse preuve d’une idolâtrie crasse de la technologie ? Rien.
Cela dit, comment, d’après lui, « les GPS et la 5G » vont-ils « renforcer notre relation avec la Nature » ? Simple : en nous procurant la possibilité de « suivre et s’attacher émotionnellement » à la nature via le numérique, de regarder des animaux en directs sur un écran d’ordinateur ou de smartphone, des reportages animaliers, bref, de regarder des trucs sur des animaux sur un écran. Voilà la formidable « relation avec la nature » célébrée par le « youtubeur scientifique » — qui nous affirme ainsi que non, contrairement à ce que prétendent quelques khmers verts technophobes réactionnaires, la technologie ne nous éloigne pas de la biosphère, pas du tout ! C’est même au contraire !
Il y a, dans cette idée, une stupidité ou une duperie remarquablement audacieuse, mais surtout une grotesque inversion de réalité. Ce qui, physiquement, littéralement, nous coupe du monde, de la nature — le numérique, la technologie — serait donc ce qui nous y relie. La médiation permanente entre nous et la nature serait relation, lien, connexion (la liberté, c’est l’esclavage, la séparation, c’est le lien). Rudement scientifique.
Léo le « youtubeur scientifique » (aussi « influenceur ») aurait pu s’intéresser aux nombreuses études scientifiques qui soulignent ce fait évident (nul besoin d’études scientifiques pour le saisir) que les êtres humains passent en moyenne de moins en moins de temps au contact des éléments, de la nature, aussi bien quotidiennement qu’hebdomadairement ou annuellement (moins de 5h par semaine pour plus de la moitié des États-uniens). Bref, que les gens sont de moins en moins en contact, en lien, en relation, avec la nature. Mais non, il était bien plus scientifique d’expliquer qu’étant donné que le numérique nous offre la possibilité d’observer la nature à travers lui, c’est donc qu’il nous en rapproche.
Il aurait également pu s’intéresser aux nombreuses études qui mettent en lumière ce fait évident (nul besoin d’études scientifiques pour le connaitre) que « le savoir naturel des enfants s’effondre », que « les jeunes générations sont de moins en moins informées sur la nature et connaissent de moins en moins de faits élémentaires la concernant ». Par exemple cette étude qui nous apprend que l’enfant américain moyen sait reconnaître 1000 logos d’entreprises mais moins de 10 plantes ou animaux de la région où il vit. Ou ce récent sondage britannique qui nous apprend que « 83 % des enfants âgés de 5 à 16 ans ne savent pas identifier un bourdon », que « 82 % d’entre eux ne savent pas reconnaître une feuille de chêne », et que « près de cinq sur dix ne savent pas reconnaître une campanule ». Ou cette autre étude britannique qui nous rapporte que « 60 % des jeunes préfèrent regarder la télévision ou jouer à l’ordinateur plutôt que de sortir jouer dehors ». Mais, là encore, non. Étudier la situation générale, la réalité, pour parvenir à une conclusion honnête ?! Quelle drôle d’idée ! Mieux vaut prétendre, en confondant le savoir accumulé dans des ordinateurs et le savoir réel des gens, que grâce aux nouvelles technologies, « on » comprend mieux « la vie des animaux ».
Pour sa défense, il pourrait y avoir un fond de vérité dans sa bêtise si le « on » dont il parle ne désignait pas un ensemble de personne mais un ensemble de ressources numériques et physiques : effectivement, avec le développement technoscientifique, des connaissances sont massivement produites et accumulées sur de nombreux sujets dans l’infrastructure numérique (et dans des livres). Cela ne signifie aucunement que les individus en général en savent davantage qu’avant (d’un point de vue purement quantitatif, c’est-à-dire absurde) : c’est une prétention/confusion commune des technophiles que de prétendre qu’« on » en sait plus qu’avant pour la raison qu’il y a plus de connaissances disponibles qu’avant (les deux propositions ne sont pas équivalentes). Simplement, des connaissances s’accumulent, y compris sur la nature, qui peuvent être consultées — mais le sont rarement — par les gens en général. C’est un trait commun des technophiles et autres cybernéticiens que de fétichiser la production abstraite d’informations. Plus d’information serait gage d’amélioration de la vie pour les êtres humains (logique capitaliste de base : plus, c’est mieux). Dans la réalité, tel n’est évidemment pas le cas. La production de « plus d’information » ne signifie pas la production de plus de bonnes informations, d’informations importantes, intéressantes, utiles et disponibles pour tout un chacun. (Aussi, préalablement à l’internet, beaucoup de connaissances étaient stockées dans de nombreuses bibliothèques en accès libre, y compris dans des bibliothèques en forme de grands-parents, par exemple, que bien peu s’avisaient de consulter. Tas d’hypocrites.)
Pour notre imbécile privilégié (« youtubeur scientifique »), qui exhibe fièrement, dans ses vidéos, ses voyages à l’international, ses séjours dans de lointains et exotiques endroits, par exemple dans des atolls de la « Polynésie française », la technologie, c’est génial, non seulement parce que cela « nous » permet d’en apprendre plus sur la nature, mais aussi (et en conséquence) parce qu’en équipant des animaux (qui n’avaient pourtant rien demandé) de balises, « on » peut très marginalement résoudre de micro-problèmes écologiques engendrés par le développement technologique — qui (par chance !) garantit une production incessante, renouvelable, de nouveaux problèmes — ce qui, en retour, garantit un développement technologique perpétuel en vue de tenter de les solutionner. Évidemment, en se rendant dans de tels paysages et en choisissant un tel sujet, il propose au cybernaute moyen un reportage bien plus séduisant, bien plus glorieux, pour la technologie, que s’il avait étudié la manière dont elle sert à contrôler et fliquer tous les êtres humains, à réprimer les manifestants, militants et autres grévistes, à harceler les pauvres, à donner des cancers aux uns et des diabètes aux autres, parfois aux mêmes, à détraquer les corps en général, à produire des armes toujours plus destructrices et dangereuses, y compris des armes biologiques, à assurer la domination des riches et des puissants sur les sans-dents, les non-propriétaires, les sans pouvoir, à exploiter, détruire ou polluer la nature de manières toujours plus nombreuses et nuisibles.
Mais revenons-en aux GPS et à la 5G. Si Léo le youtubeur chante les louanges de ces instruments, précisément, c’est parce qu’ils se combinent pour donner naissance au projet technoscientifique appelé « internet des animaux » — qu’il trouve évidemment merveilleux — qui consiste à équipe des centaines de milliers, peut-être des millions, d’animaux et d’insectes de balises et autres capteurs en vue de pouvoir monitorer tous leurs faits et gestes en temps réel partout sur Terre. Il était temps que tous les animaux, au même titre que les humains, soient eux aussi surveillés en permanence par « l’œil omniscient » des satellites. Plus de contrôle, pour plus de domination, pour plus de contrôle, etc. Comme l’explique le New York Times : « les gens du monde entier pourront un jour se connecter avec une application pour smartphone à ce que l’on appelle l’internet des animaux afin de suivre leur oiseau, tortue ou poisson préféré pendant sa migration, un voyage surveillé par la station spatiale pratiquement en temps réel. » Formidable. « Plus ta vie aliénée grandit, plus tu accumules ton être aliéné. Tout ce que l’économie t’enlève de vie et d’humanité, elle te le remplace en images et en représentations ; tout ce que tu ne peux pas faire, tu peux en être le spectateur. » (Bodinat)
Un projet aussi éthiquement, socialement, humainement et écologiquement irréprochable ne pourra qu’améliorer le sort des animaux, de la planète et des êtres humains.
En bref :
1. Non, la technologie (le développement technologique) ne nous rapproche pas de la nature, ne nous amène pas à en savoir davantage sur la nature, c’est (manifestement) le contraire.
2. Oui, dans le fatras colossal d’informations qu’il entasse frénétiquement, le système technologique en produit aussi qui sont intéressantes, utiles, que l’on pourrait juger bonnes selon différents critères. Seulement :
a. ces informations n’ont rien d’essentielles pour mener une bonne vie, constituer des sociétés démocratiques, épanouissantes. Les êtres humains savaient comment mener des vies heureuses avant l’invention d’internet (depuis, c’est plus difficile à dire).
b. les coûts sociaux et écologiques de cette production d’une quantité minime (au regard du reste) de connaissances intéressantes mais non-essentielles par le système technologique sont tels (destruction inexorable du monde, incarcération des populations humaines dans un Meilleur des mondes toujours plus dystopique, inégalitaire, inique) qu’il devrait nous apparaître évident que l’on devrait s’en passer (du système technologique dans son ensemble et donc des connaissances qu’il produit ou aurait pu produire).
3. La technologie ne sauve pas la planète, les animaux, les plantes, etc. Ni ne les sauvera à l’avenir. Elle les détruit, et continuera de les détruire.
4. Quel énorme con.
La fuite en avant technologique continue inexorablement.
Il est chaque jour plus urgent de l’endiguer. Le dernier livre de Theodore Kaczynski, traduit par Alec Six et Romuald Fadeau, dénonce avec justesse le désastre technologique (en cours depuis des décennies) et expose les raisons (qui devraient être évidentes) de cette urgence.
La technologie est une force incontrôlée et incontrôlable de manière rationnelle et démocratique. Soit nous arrêtons son développement et la démantelons (ou précipitons l’effondrement du système technologique), soit elle continuera d’anéantir le peu de liberté qu’il nous reste en nous incarcérant toujours plus dans le Meilleur des mondes, tout en dévastant la planète.
Réactionnaires et progressistes unis dans l’adoration du techno-monde
& une autre fournée, fragments de l’actualité d’un monde délirant, stade infantile de l’agrégation planétaire de l’humanité en une unique termitière géante, une grande machinerie sociotechnique que (plus) personne ne contrôle — principalement voire uniquement mue, semble-t-il, par ses impératifs de maintenance et de développement (infini), son inertie.
Certains continuent pourtant de considérer tout ça comme un « progrès » en contraste de ce qui existait par le passé (qu’ils continuent de considérer, de manière grossièrement monolithique, comme sombre, triste, violent, malheureux, pénible et inégalitaire, et ce partout et depuis la nuit des temps, laquelle a fort heureusement, et récemment, été dissipée par les Lumières, la bonne fée électricité, les néons, etc.). Le déni aussi possède son inertie. Et la bêtise.
D’autres, parfois les mêmes, conscients de la nature quelque peu imparfaite (hum) de cette situation, mais persuadés qu’il n’y a rien de foncièrement problématique dans la technologie, l’industrie, dans les dispositions, les caractéristiques fondamentales de la civilisation industrielle (dans le principe de l’État-nation, le faire société à 70 millions, voire à 8 milliards), espèrent remédier au problème en la réformant, par exemple en plaçant les bonnes personnes au pouvoir (le mal découlant, selon eux, du fait de ne pas avoir les bonnes personnes au pouvoir). D’où différents partis jouant chacun leur variation sur le thème du comment avoir une bonne civilisation industrielle (technologique), juste et écologique. D’où, autrement dit, un seul Parti, le parti technologiste, mais accommodé à plusieurs sauces.
Cependant que les opposants radicaux au techno-monde, au totalitarisme technologique, continuent d’être qualifiés de technophobes et/ou de réactionnaires par les adeptes du progrès technologique, les fondamentalistes du technologisme. (Il est d’ailleurs tristement amusant de constater que les véritables réactionnaires, par exemple les différentes sectes religieuses, ne s’opposent pas à la technologie et à l’industrie, s’accordent finalement, sur ces questions, avec les anti-réactionnaires, les progressistes).
Les États, les gouvernements, les industriels, les capitalistes, sont le problème
« Rentabiliser le désert » (tristement et inutilement infécond, sur le plan financier, depuis la nuit des temps). « Change[r] le visage de la nature afin de la sauver » (recouvrir 5000 hectares de terres de machines à produire de l’énergie en vue d’alimenter d’autres machines : détruire la nature afin de la sauver). « Des éoliennes et des panneaux solaires » qui « poussent » au milieu de champs de pétrole (le pétrole est un bon engrais). Un cargo « zéro émission et, bientôt, zéro équipage », une « grande avancée technologique et une petite contribution écologique pour un secteur maritime qui cherche à réduire son empreinte » (des activités marchandes en voie de déshumanisation totale, littérale + l’habituelle réduction de l’écologie à une question de bilan carbonique, c’est-à-dire l’occultation de tout ce qu’implique, matériellement et socialement, la construction d’un tel cargo, + l’occultation de la question de son usage : à quoi va-t-il servir ? son utilisation sera-t-elle bonne pour les écosystèmes ? poser la question c’est y répondre : évidemment pas). En Afrique du Sud, une société d’investissement dans le secteur de l’énergie « détenue à 100% par des femmes noires » (combo féminisme + antiracisme) qui fournit de l’électricité solaire (photovoltaïque) — c’est-à-dire vertueuse, propre, renouvelable et verte, décarbonée ou bas-carbone — à Amazon. Du progrès de l’écologie.
(Bien entendu, et plus sérieusement, tous ces développements sont autant de nuisances supplémentaires que la civilisation industrielle inflige à la nature, et qui participent de l’exploitation de l’humain par l’humain constitutive du capitalisme. Si votre solution au problème de l’inexorable destruction de la nature par la civilisation industrielle implique la construction en usine de machines à produire de l’énergie pour alimenter d’autres machines, selon toute probabilité, vous vous plantez lourdement. Tous les « écologistes » qui déplorent quelque « échec de la COP26 » ne comprennent pas grand-chose aux problèmes contemporains. Les États, les gouvernements, les industriels, les capitalistes, sont le problème. S’attendre à ce qu’ils soient la solution, est, pour ainsi dire, complètement débile. Tout ce qu’on peut espérer, lors d’une COP, c’est que les décisions prises soient moins mauvaises que prévues. Un moindre mal. & bien évidemment, par définition, l’écologie du moindre mal n’a aucune chance de mettre un terme à la catastrophe.)
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