Une première lecture de la loi dite « anti-casseurs » vient d’être validée par l’Assemblée Nationale à majorité Larem. Celle-ci permet, entre autres, la possibilité pour les préfectures et les autorités administratives de conduire des arrestations à buts préventifs. L’exécutif, et ce même s’il s’en défend, et ce même s’il n’utilise pas ce droit, a désormais les mains libres pour arrêter qui bon lui semble, sur des motifs qui sont de l’ordre du doute ou de la présomption de culpabilité.
Un article paru dans le Canard enchainé (en date du 30/01, intitulé « les incroyables consignes du parquet sur les gilets jaunes ») présente des circulaires officieuses de procureurs poussant les Officiers de police judiciaire à conserver les manifestant en garde à vue « le plus longtemps possible » et ce « même en cas d’erreur ». L’article ajoute que les procureurs poussent à conserver tous les noms des personnes mises en garde à vue dans un fichier prévu pour (TAJ), et ce même si la garde à vue n’aboutit à aucune poursuite.
La loi anti-casseur vient simplement amplifier et réaffirmer ces pratiques résultant des lois dites anti-terroristes de 2015, 2016 et 2018, mais dans un but cette fois purement politique.
Ce n’est pas peu dire que le choc est profond. L’inquiétude légitime. Les propos de Charles de Courson, député de centre-droit, à l’Assemblée nationale et présent lors du débat sur cette loi, dénonçant « une folie » et « une dérive comparable au régime de Vichy », ne sont pas là pour l’atténuer.
Pourquoi ce message dans ce groupe ?
Tout simplement, parce qu’il m’a semblé qu’il n’est plus possible de délier et de séparer les actions civiques.
A juste raison, notre groupe vient conforter l’idée que je me fais de la solidarité entre les humains. Nous souhaitons, en tant qu’ils restent eux-mêmes, que les gens que nous aidons puissent s’intégrer dans la vie collective française. L’œuvre que nous produisons (et d’autres parmi vous bien plus que moi) procède d’une forme de ce qu’appelait Simone Weil : l’enracinement. Les différents cours de français, ce petit signe de main quand on se croise, etc. enracinent ces gens, non pas de manière à les clouer au pilori mais afin que des signes inconnus et les langages cryptés de notre monde leur soient accessibles. Un jour, ils en feront ce qu’ils en voudront, librement. Toutes ces pratiques nous enracinent nous aussi, les « accueillants ».
Dans quoi nous enracinons-nous, telle est la question que je pose ?
De quelle glaise est faite la France aujourd’hui ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ?
Le mouvement des gilets jaunes nous pose ces mêmes questions.
Collectivement la France en son for est profondément égalitariste et libérale (au sens propre), les travaux anthropologiques d’Emmanuel Todd nous l’apprennent. Aussi lorsqu’on accusât, au début des manifestations, les gilets jaunes d’être racistes et fascistes, il convenait de se rappeler que la société d’où ils (ce « ils » vaut pour un « nous » et ce pour la suite du texte) provenaient, était atomisée, individualisée, que la structure du travail salarié émiettait ses acteurs, les délaissant dans une solitude qui porte un nom : le déracinement. Un déracinement propice au rejet de l’autre.
Simone Weil, encore elle, a parfaitement analysé de manière philosophique la structure profondément malade de la société française. Elle a démontré comment la France a été fragmentée par le pouvoir depuis presque un millénaire, à un point tel que les Français, profondément déracinés et esseulés, ne seraient plus capables d’accueillir en l’état (et elle écrivait en 1944 ! ) de nouvelles populations sans violence ni rejet… Et oui, pour bien accueillir, il faut d’abord se sentir bien chez soi ! Appliquer des couches de malheurs sur d’autres couches de malheurs, cela ne forme pas un pays…
Toutefois, l’histoire le montre, il suffit d’un rassemblement, d’une révolte, d’une révolution, d’un mouvement pour voir ce qu’il sort collectivement des Français : c’est l’égalité, c’est la fraternité, quelques soient la couleur, les cultures... Voilà le moment d’union lors duquel la France égalitaire et juste se reforme et intègre chacun d’entre nous au sein d’un esprit collectif. La constitution de 1789, largement dévoyée par celle bourgeoise et terroriste de 1793, avait fait émergée des désirs égalitaires qu’on n’ose plus rêver aujourd’hui… La commune de 1870 renouvellera le genre. Et le CNR de 1946 le confirmera. Rassemblés, unis, les Français ont une intelligence politique hors du commun, et surtout une intelligence du cœur. Cela se fait dans le mouvement, et ce mouvement dégrade les photographies anciennes que l’on se faisait de la France dans des instants moins dynamiques.
Le mouvement des gilets jaunes poursuit cette histoire.
Des Français qui par leurs pratiques individuelles ou familiales étaient jusqu’alors divisés au sein d’une classe moyenne atomisée se rassemblent dans leur déclassement. Et ils voient : ils voient que leurs problèmes, leurs aliénations, leurs douleurs sont des phénomènes politiques. Ils voient que, parce qu’ils se rassemblent, ils sont bafoués, mutilés, mis en prison… Ils voient si bien qu’on leur crève les yeux. Ils voient qu’eux-mêmes subissent exactement les méfaits subis par les « racailles », par les « réfugiés », par les « clandestins »… Ils voient qu’il existe des sous-Français, des métèques (au sens grec du terme : celui qui n’est pas citoyen et qui donc ne pas participer à la vie de la cité : esclaves, femmes, habitants d’autres villes), et qu’eux-mêmes sont pris dans ce processus destructeur…
Voilà où je voulais en venir : ce qui touche aujourd’hui les gilets jaunes, cette loi profondément liberticide mais pas seulement, l’ensemble de ces divisions et les produits de ces divisions, toucheront n’importe quelle association ou groupes de gens frisant avec la légalité, voire même la moralité… Les méfaits que subissent déjà les différentes associations et aidants de réfugiés, les militants, seront renforcés.
A mon avis, il ne faut donc plus distinguer les problèmes. Il faut au contraire les mêler les uns aux autres. Il faut donc intégrer les difficultés d’accueil et de vivre des réfugiés dans ce pays au mouvement des gilets jaunes qui traduit l’impossibilité de vivre pour ceux qui sont là. Il me semble qu’aujourd’hui, d’une façon ou d’une autre, nous sommes tous touchés par la difficulté d’accueil. Et pas seulement des réfugiés. Nous-même. Notre place. Nos divisions.
Le mouvement des gilets jaunes est un processus en cours. Le juger à partir d’une grille d’analyse ancienne, c’est le préjuger, le déjuger, le décrédibiliser, à tort, il me semble, et de manière prématurée… Chacun a la possibilité d’entrer en lui, de le modeler avec ses propres pensées, ses propres contradictions et ses oppositions. Se séparer d’une partie de la vie des Français, ne pas prendre en compte l’Autre, Français ou non, c’est perpétuer le séparatisme et le déracinement. Et c’est exactement contraire à l’esprit de ce groupe que nous formons en ce moment, ou du moins l’esprit que je m’en fais.
Il me semble donc qu’il est de l’ordre du possible, en tant que future association, que d’intégrer dans sa charte cette problématique. Ou du moins d’en discuter. Si en termes d’actions cela ne se traduit par rien pour le moment, ce ne serait pas si grave. La définition d’un esprit présidant au groupe, elle, me semble plus importante. Peut-être lors d’une réunion ?
Bien amicalement,