« Étant militant LGBT russe pendant quelques années, j’ai développé l’habitude de tout enregistrer. C’est une ‘déformation professionnelle’ qui peut m’être utile dès que je suis en contact avec la police ». Serge est photographe et vit à Lyon depuis 2015 avec le statut de réfugié politique. Il explique : « J’ai beaucoup voyagé, j’ai été dans une quarantaine de pays et j’ai observé très souvent des violences inexplicables de la part de la police partout dans le monde. Je n’idéalise pas la société française. Je ne diabolise pas la société russe, mais je pense juste que les proportions de bien et de mal sont différentes. Je n’ai pas vraiment été étonné par la réaction disproportionnée de la police française, juste par les circonstances ».
Suite à la répression subie en Russie, Serge a déposé deux requêtes auprès de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) dont l’une a déjà été jugée en sa faveur. Il a également partagé publiquement l’expérience répressive russe, par exemple en témoignant sur RFI et Streetpress. Pourtant, c’est bien dans la « patrie des droits de l’homme » qu’il a été gravement agressé par des policiers présumés. Il nous raconte : « J’ai vécu en France la plus grave violence policière à mon égard. En Russie bien sûr j’en ai rencontré, mais toujours moins grave que celle-ci ».
Motif d’interpellation xénophobe ?
Le 14 mars 2023, Serge décide d’aller voir sa voisine d’en face afin de s’assurer que celle-ci a pris conscience de la gêne qu’elle a créé deux jours plus tôt pour les habitant lors d’une soirée bruyante et tardive. Celle-ci ne répond pas et semble passer un appel téléphonique. Selon la plainte déposée par Serge (pour violences volontaires en réunion par personnes dépositaires de l’autorité publique), « dans la minute suivant cet appel téléphonique, à 21h42, plusieurs personnes se présentaient au 1er étage de l’immeuble, l’une d’elles se présentant comme ‘avocat’, et [lui] indiquaient qu’il devait descendre car des fonctionnaires de police l’attendaient dans la rue ».
Serge poursuit : « À 21h46, deux personnes en civil sont montés en me disant qu’ils étaient policiers. Ils m’ont montré un badge bleu clair avec le mot police au centre de couleur bleu foncé. Ils parlaient avec agacement et sans m’écouter. Très vite, l’un d’eux a commencé à tordre ma manche et à serrer très fort mon bras. J’étais choqué par cette agression gratuite, d’autant plus que je ne savais même pas s’il représentait vraiment la police. J’ai dit que j’étais prêt à descendre de suite. Je demandais seulement qu’ils s’en aillent devant moi car je ne voulais pas tourner le dos à quelqu’un de si violent ».
« Je crois que cette agression était alimentée par un sentiment d’impunité, renforcé peut-être par un motif xénophobe. Je ne suis pas noir, pas arabe mais je suis évidemment étranger. Je parle avec un accent. Et un des flics [supposés] en civil m’a dit ‘mais vous êtes quoi ? Vous êtes allemand ?’. Dès le début ils voulaient montrer leur supériorité, leur pouvoir et leur mépris ».
« Ma tête frappait contre chaque marche »
À 21h51 (toujours selon la plainte consultée par Flagrant déni), « cinq ou six personnes supplémentaires en civil montent à l’étage, se présentant toutes comme ‘policiers’, sans pour autant montrer leur badge. J’ai dit que je trouvais la violence physique de leur collègue inacceptable. Immédiatement après cela, ils m’ont mis au sol en tirant mes pieds et en tordant mes bras. Je criais que ça me faisait mal, et un homme a commencé à appuyer fort sur ma gorge avec son genou. C’était horrible. Je sentais que j’allais mourir, mais je ne pouvais même pas le dire ni même respirer. Dès qu’il a laissé ma gorge, d’autres m’ont fait ‘descendre l’escalier’ du 1er étage en me traînant par les jambes, de telle façon que ma tête frappait contre chaque marche, en ignorant mes cris d’horreur ».
« Mon cas est assez représentatif car je n’arrive pas à expliquer leur comportement autrement que par des motifs sadiques. Huit personnes contre une, à laquelle on reproche du bruit vers 22h alors qu’ils en font bien plus. Comme la [présumée] policière en civil qui crie « on est la police » au lieu de montrer son badge. Même s’ils étaient polis (ce qui n’était pas le cas), même si j’étais malpoli (ce qui n’était pas le cas), même si je refusais de descendre (ce qui n’était pas le cas), ils auraient pu me faire descendre en bas facilement à huit sans violence et sans agression ».
« C’est d’ailleurs cette violence qui m’a fait croire que j’avais bien affaire à des policiers. Personne d’autre ne peut se comporter ainsi dans de telles circonstances. Et pour eux, c’était juste quelque chose de tellement habituel, comme un réflexe. Grâce à l’enregistrement, on peut compter le temps exact pendant lequel il m’a étranglé. Lorsqu’ils ont tordu mon bras et tiré mes pieds, j’ai crié de douleur. Quand ils ont laissé ma gorge, j’ai crié d’horreur. Entre ces cris, il y avait dix secondes relativement silencieuses. C’est dix secondes pendant lesquelles un genou était sur ma gorge, alors qu’ils bavardaient calmement entre eux. Ils n’étaient pas stressés et ne semblaient pas être excités. Ils bavardaient calmement, c’était juste un moment de ‘travail normal’ sans témoins, car dans la rue ils ont commencé immédiatement à jouer des personnes très polies, relâchées, bienveillantes même ».
« Le problème selon [la police] n’est pas [son] comportement violent mais sa publicité »
À 21h52, Serge est sorti dans la rue. Les supposés policiers changent d’attitude : « ils m’ont dit en riant que je pouvais ‘arrêter mon cinéma’, rentrer chez moi et ‘faire mes traitements’. Ils ont continué leur soirée au bar, d’où ils sont apparemment venus plus tôt ». Serge remonte chez lui et vingt minutes plus tard des policiers en uniforme se présentent à son domicile. Pour Serge, « il semble que ma voisine connaissait personnellement quelqu’un et qu’elle l’a appelé en premier, avant de composer le 17 et de dire que je ‘frappais violemment à sa porte’. Je leur ai raconté ce qu’il s’était passé, j’ai dit que mes agresseurs étaient sûrement toujours au bar et que l’on pouvait descendre ensemble pour les identifier mais les policiers ont catégoriquement refusé ».
« Je crois qu’ils étaient persuadés que mes agresseurs étaient bien leurs collègues et ils faisaient tout pour les couvrir. Je pense que c’est leur logique ordinaire : si la violence de la police est dévoilée et qu’il y a un procès, peu importe la décision : cela devient public et cela discrédite l’institution. Le problème selon eux n’est pas le comportement violent mais sa publicité. Les policiers en uniforme m’ont dit qu’ils remonteraient peut être après avoir fait un tour en bas mais je ne les ai pas revus. Je suis resté chez moi dans un état terrible, moralement et physiquement ».
« Le comportement violent de la police est sans frontières »
« Un jour, en demandant à des policiers la raison d’une manifestation, l’un d’eux m’avait répondu que c’était contre la police alors que c’était contre les violences policières. C’est une perception typique. Je dirais que le comportement violent de la police est sans frontières. J’ai même l’impression qu’il est préférable d’être sadique pour faire partie des forces de l’ordre. Il y a bien sûr ceux qui viennent servir pour protéger les gens, pour rendre le monde meilleur, etc. Mais soit ils sont un jour cassés par le système, soit ils démissionnent. ».
« Ma pensée était très claire : je vais mourir »
Serge se rend chez un médecin le lendemain, où il reçoit 5 jours d’incapacité totale de travail (ITT). « J’ai toujours des maux dans la nuque. Et malheureusement les médecins n’ont pas pu localiser la source, donc il faut continuer à chercher. J’ai parfois des problèmes pour m’endormir. Mon cou craque quand je tourne la tête. Mon médecin traitant m’a bien dit que la méthode d’étranglement avec un genou était très dangereuse, qu’elle peut avoir des conséquences très graves jusqu’à la mort. J’aurais pu par exemple être paralysé. Et cela, sans parler du préjudice moral. Quand il a mis le genou sur ma gorge, je ne pouvais plus respirer du tout. Et ma pensée était très claire : je vais mourir, maintenant je vais mourir ».
« Je crois que généralement personne ne veut mourir, surtout comme ça. Quand vous voyez que votre vie est en danger, qu’est ce que vous faites ? Vous essayez de fuir ou de crier. Je ne pouvais faire ni l’un ni l’autre. Plus tard, ça m’a fait penser à Navalny [opposant au régime russe] qui décrivait son empoisonnement par arme chimique : ‘Tu ne peux pas dire pourquoi mais tu sais que tu vas mourir’. Maintenant, je connais cette sensation. C’est une expérience unique, que je ne conseille quand même à personne. Normalement, je suis curieux, je veux essayer beaucoup de choses mais il y a des limites. C’était une expérience imposée. Je ne la cherchais pas, je ne la voulais pas et je ne dis pas merci à ceux qui me l’ont donnée ».
« Ça n’empire pas, c’est juste filmé maintenant »
« Il n’y a pas beaucoup de différences en fait entre la police russe et française. Les deux ont la sensation que tout leur est permis. Le seul problème potentiel est que ce soit rendu public. D’ailleurs il y avait une très bonne phrase que Will Smith, comédien afro-américain, a dite sur les violences policières : ‘It is not getting worse, it’s getting filmed’ (‘Ca n’empire pas, c’est juste filmé maintenant’). On peut bien dire qu’elles sont pareilles partout. Je ne vois pas beaucoup de différences entre la France et la Russie dans ce contexte. Mais J’espère au moins qu’en France ils auront à répondre de leurs gestes ».
« Dans beaucoup de cas, la violence policière reste cachée, impossible à prouver. Mais mon dossier est rempli de preuves. Trouver les personnes qui m’ont agressé, que ce soient des flics ou des civils, est tout à fait possible. Et pourtant, il n’y a pour l’instant pas une seule convocation ».
« Je sais bien où la tolérance à la violence d’État peut mener. Et depuis février 2022, le monde entier l’observe »
« Je n’ai pas vraiment été étonné par la réaction disproportionnée des agresseurs, juste par les circonstances. Quand des gens en civil disent ‘on est la police’ et que compte tenu de leur comportement, on n’en doute presque pas, cela veut dire que la violence représente la police mieux qu’un badge. Et à mon avis, ça doit inquiéter surtout et avant tout la police. Elle ne doit pas ignorer la maladie qui dévore son organisme de l’intérieur. Elle doit l’avouer et guérir ».
« Mais si des affaires pareilles sont classées sans suites, malgré toutes les preuves, ça voudrait dire que tout est permis pour la police. Pour les civils, il ne resterait qu’à patienter et à souffrir apparemment. Cela doit être d’abord la préoccupation de la société française car c’est une question critique de santé sociale. Je sais bien où la tolérance à la violence d’État peut mener : je l’observais en Russie depuis longtemps. Et depuis février 2022 [début de la guerre en Ukraine], le monde entier l’observe. Est-ce l’avenir que les français cherchent pour eux-mêmes ? Sinon, les cas comme le mien ne doivent pas devenir normaux ».