Un chien noir amical balade dans le jardin. Sous un auvent improvisé, on cloue des palettes entre elles. Accroché au mur, un grand drap peint en vert claque au vent et clame : “Terres menacées, habitons-les !” Bienvenue à la ZAP de Pertuis. Dans ces trois lettres-là, on peut aussi bien comprendre zone à protéger que zone à patates, comme le revendiquent les habitants des lieux. “C’est comme on veut”, sourit Cath, une des fers de lance de Soulèvement de la terre Pertuis. Pour les occupants de cette maison destinée à être détruite dans le cadre du projet d’extension de la zone d’activités de Pertuis, l’essentiel est d’en faire l’épicentre de la lutte contre l’artificialisation des terres. “La question ici est celle de l’accaparement et de la bétonisation des surfaces agricoles”, pose Karl, grosses godasses aux pieds, bonnet rouge sur la tête.
Pour comprendre ce qui se joue à Pertuis, il faut remonter à une dizaine d’années en arrière. Un projet émerge dans cette commune de 20 000 habitants qui, bien que vauclusienne, est aujourd’hui rattachée à la métropole Aix-Marseille Provence. Il tient lui aussi dans un acronyme : ZAE, zone d’activités économiques. La zone d’activité commerciale de Pertuis, dite ZAC Saint-Martin, court depuis les années 80 le long de la D 956 ou route d’Aix. Une enfilade, pas toujours très heureuse, de ronds-points et de rues transversales qui desservent les rituelles enseignes de fast-food, agences bancaires et moyennes surfaces, mais aussi des entreprises locales, quelques terrains en friche et des habitations. Il y a une dizaine d’années, il est question de l’agrandir, sous l’impulsion de Roger Pellenc, maire divers droite de la ville depuis 2008.
Recours contentieux
“En 2013, la communauté d’agglo du Pays d’Aix déclare d’intérêt communautaire le projet d’extension. En 2014, le conseil municipal prend une délibération pour créer une zone d’aménagement différé, puis en 2018, le projet en gestation est divulgué officiellement”, rembobine Bernadette Cailleaux-Puggioni de l’association Terres vives Pertuis, née en réaction au projet. Elle ne fait pas partie des “Zapistes”, mais vit de l’autre côté de la départementale dans une maison dont le terrain sera rogné par la future extension. À partir de 2018, les Pertuisiens découvrent l’ampleur des ambitions : 86 hectares sont “gelés” pour former une réserve foncière. Y pousseront “des industries high-tech liées notamment à la présence d’Iter”, le réacteur thermonucléaire expérimental installé à 20 kilomètres, assure Roger Pellenc qui voit là “un projet avant-gardiste, aux dernières normes environnementales, porteur de milliers d’emplois.” Une centaine de propriétaires vont devoir vendre tout ou partie de leurs terres, une trentaine de familles qui vivent sur place seront, elles, expropriées.
Sur les 86 hectares, nous avons calculé qu’aujourd’hui 70 %, sont productifs. Ce sont des terres extrêmement fertiles.
Sur la table de sa salle à manger, Bernadette Cailleaux-Puggioni déroule un plan et montre les contours de la future zone d’activités économiques qui, bien plus grande que l’actuelle, déborde largement à l’est et à l’ouest de la route d’Aix. Du bout du doigt, Bernadette pointe les taches vertes et hachurées qui symbolisent les terres actuellement cultivées. “Sur les 86 hectares, nous avons calculé qu’aujourd’hui 70%, sont productifs. Ce sont des terres extrêmement fertiles, car nous sommes dans le bassin alluvionnaire de la Durance. Ici poussent des patates, des asperges, des vignes…”, détaille celle qui verra son actuelle propriété rabotée de 3000 mètres carrés.
Sur le terrain, deux juments paissent une herbe encore marquée par la gelée blanche de la nuit. "Mes chevaux, je les mets où ? Dans ma cuisine ? " interpelle Bernadette. Après l’enquête publique menée du 2 décembre 2019 au 2 janvier 2020 qui a vu plus de 200 Pertuisiens exprimer leur avis, le rapport parcellaire de la commissaire-enquêtrice relève que ces terres sont en partie inondables. Elle décrit le dossier ficelé par la métropole, que l’État a rendu d’utilité publique le 25 juin 2020, comme “correct au regard des prescriptions du code de l’expropriation, quoiqu’incomplet au regard de l’analyse environnementale.”
Annick Massey et Bernadette Cailleaux-Puggioni, membres de l’association Terres vives, dénoncent un projet d’artificialisation de terres agricoles dans lequel “l’humain est piétiné”.
Bernadette soupire : “Mais pourquoi bétonner tout ça ?” Le 28 décembre 2020, les associations Terres vives Pertuis, Foll’avoine, France nature environnement, l’Étang nouveau, la Confédération paysanne du Vaucluse et SOS Durance vivante ont déposé un recours contentieux contre l’extension auprès du tribunal de Nîmes. Il n’est pas suspensif, les travaux peuvent donc démarrer.
Patates, fèves, blé
À quelques centaines de mètres de chez Bernadette, la question de la bétonisation traverse aussi les Zapistes. Avant d’investir la maison qu’ils squattent depuis le 24 novembre, les membres de la ZAP ont symboliquement investi la terre. Sur une parcelle prêtée par un propriétaire bientôt exproprié, ils ont planté des pommes de terre au printemps. Puis, dans les beaux sillons de terre grasse et brillante, ils ont semé du blé et des fèves, cet automne. “Nous voulons être force de proposition et préserver ces terres en y cultivant des plantes médicinales, des jardins potagers, en y installant des ruches, un poulailler…”, glisse Anto, un des membres de la ZAP. Pour éviter que la petite ZAD ne s’étende, la mairie a fait rendre inhabitables, à coups de pelleteuses, deux maisons voisines cédées à l’amiable par les propriétaires. Les squatteurs, pour leur occupation illicite des lieux, sont également sous le coup d’un référé qui sera étudié ce jeudi 6 janvier par le tribunal de Pertuis.
Les arguments des Zapistes laissent Roger Pellenc de marbre. Le maire reçoit au rez-de-chaussée de l’Hôtel de ville. Jogging bleu et discours bien rodé, celui qui est aussi un entrepreneur très implanté localement défend le projet pour sa “modernité” et réduit sèchement ceux qui luttent contre à “une poignée d’opposants politiques qui cherchent à tout instrumentaliser par idéologie”. Il l’assure, la métropole Aix-Marseille Provence a un besoin impératif de foncier pour y implanter des industries. L’avenir est là, dans ces futures usines construites sur des terres arables. “En plus, notre problème, c’est que nous manquons d’agriculteurs qui s’installent”, argue-t-il.
Combien d’entreprises, pour combien de postes, ambitionne-t-il d’attirer ? “J’ai 1600 demandeurs d’emplois à Pertuis. Iter nous dit qu’il leur manque 40 hectares pour des entreprises et des centres de recherche. Ils les trouveront ici dans le cadre de ces espaces stratégiques en mutation”, affirme Roger Pellenc. Une société de traitement de pistaches et une autre de cornichons, sont aussi sur les rangs, comme d’autres boites locales désireuses de s’agrandir. “Tout cela fait des milliers d’emplois !”, martèle le maire. Et puis, s’agace-t-il, il connaît très bien son affaire puisqu’il est également le premier vice-président du conseil de territoire délégué au développement économique.
Risque de conflits d’intérêts
Roger Pellenc, fondateur de Pellenc SAS et de plusieurs entités “petites soeurs” (Pellenc Bâtiment, Pellenc energy, Pellenc Selective technologies…), ne serait-il pas l’un des principaux bénéficiaires de la zone à venir ? Selon les opposants de l’extension, 30 hectares des 86 à construire, viendraient accueillir des activités liées à ses sociétés. Il minimise. Dix hectares iront bien vers la société Pellenc SAS. Mais il l’a vendue, évacue-t-il. Il en reste toutefois, à 77 ans, un conseiller stratégique rémunéré. Reste que les entreprises Pellenc Energy et Pellenc Selective Technologies devraient elles aussi trouver là de nouveaux espaces pour se développer sur un total de “15 à 20 hectares”, reconnaît l’élu. Aucun risque de conflit d’intérêts pour celui qui cumule les fonctions de maire de Pertuis, donc de décideur, de vice-président du conseil de territoire du pays d’Aix délégué au développement économique, donc de représentant de la métropole qui porte le projet, et de chef d’entreprise local attributaire de l’opération d’urbanisme ? “Non”, répond tout de go Roger Pellenc. “La transparence ça existe !” La question mérite pourtant d’être soulevée, notamment auprès de la métropole. Gérard Bramoullé, qui a succédé à Maryse Joissains à la présidence du conseil de territoire aixois, s’étonne. “Roger Pellenc n’est plus actionnaire de Pellenc SAS”, dit-il. Certes, mais les autres sociétés ? Le vice-président de la métropole se montre embarrassé et promet qu’il sera “vigilant pour éviter tout danger de l’ordre d’un conflit d’intérêts, et cela pour protéger autant le projet, le territoire, que Roger Pellenc lui-même.”
Le risque de conflit d’intérêts agite d’autant plus les opposants que les terres de la future ZAE devraient être rachetées à leurs actuels propriétaires à vil prix par l’établissement pubic foncier (EPF) PACA – qui met en œuvre des stratégies foncières publiques pour le compte de la métropole Aix-Marseille-Provence. Assise devant un thé à la table de sa salle à manger, Bernadette Cailleaux-Puggioni ne décolère pas : “Amputée de la moitié de son terrain, ma maison va perdre beaucoup de sa valeur. On nous propose un euro du mètre carré ! Donc moi, on va me donner 3000 euros ? Mais je fais quoi avec ça ?” Le maire, comme Gérard Bramoullé pour la métropole, conviennent que ce prix est trop bas. Ils promettent des achats autour de 4 ou 5 euros le mètre carré. Roger Pellenc veut, dit-il, du “gagnant-gagnant”. Il garantit que les propriétaires impactés “seront bien indemnisés”, voire “auront un logement encore mieux qu’auparavant”.
Certains logements ont été cédés à l’amiable, et partiellement détruits pour éviter que la ZAD voisine ne s’étende.
Expropriés, pour aller où ?
Ses promesses ne pèsent pas lourd face à la crainte de tout perdre. Pour aller chez François Nocella et sa compagne Priscilla Vermeulen, il faut passer un petit pont qui enjambe un fossé plein d’eau et de roseaux. Ils vivent dans ce cabanon de vacances devenu leur habitation depuis 1996, entourés de champs et d’épaisses haies. Au loin, des poules caquètent et le soleil d’hiver éclaire le vaste jardin. Ici le platane planté par le grand-père de François pour sa naissance, il y a 47 ans et, plus loin, le chêne qu’il a, lui, mis en terre lorsque son fils est venu au monde. Entre les deux le chat noir Salem fait sa vie.
“Il y a deux ans, on a reçu un courrier pour nous annoncer que la zone d’activités allait être étendue et qu’on allait nous faire une proposition. Depuis, plus rien. On attend”, se désole François. Les premiers courriers d’expropriation sont partis, François et Priscilla savent que des voisins ont reçu les leurs. “Et nous, on va nous exproprier aussi ? Quand ? Pour aller où ? On ne sait pas du tout ce qui va se passer. On a peur. Alors, on a un peu perdu le goût de tout. Ça a tout freiné dans notre vie”, glisse Priscilla. Envolés leur projet de mariage et celui d’acheter un cheval à leur fille de 13 ans. Elle souffle, fataliste : “Tout le monde s’en fout de nous. On est comme du bétail.” Leur avenir est suspendu à l’évolution du projet, aujourd’hui lié à l’avancée de la procédure judiciaire lancée par les associations.
Priscilla passe ses mains dans les poils d’un autre matou blanc et roux. Cette assistante vétérinaire regarde ses chats et ses chiens et sa voix s’étrangle à l’idée d’aller vivre un jour en appartement. Son regard court des vignes aux haies de cyprès. “Je comprendrais qu’on nous vire pour faire un hôpital, un truc pour sauver des vies.” La sienne, elle le redoute, risque de ne plus être tout à fait la même désormais.
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