Non, nous ne serons jamais quittes

lundi 27 janvier 2025, par 604.cafe.

De septembre à décembre 2024 s’est tenu le procès dit “des viols de Mazan”.
Les médias, divers collectifs et personnalités politiques saluent en chœur une “prise de conscience historique”, capturant ainsi une colère largement partagée, et laissant croire que le modèle politique même qui produit les violences de genre serait capable de se remettre en question et de changer.

On ne s’est jamais vu, on ne s’est jamais parlé, mais quelque chose à travers Gisèle Pélicot nous a percutés. D’un coup, le temps s’est arrêté, et la vérité nous est apparue d’une manière si brutale qu’elle a tout éclairé de sa lumière crue : ce qui nous a construit, ce qui a toujours sonné faux et injuste, ce monde qui nous entoure, jusqu’à notre plus profonde intimité. Des déclencheurs, il y en a déjà eu, à travers nos histoires intimes ou d’autres affaires publiques. Cette fois, nous y faisons face dans la même profonde empathie pour Gisèle. On admire son courage de politiser son procès en refusant le huis-clos, de faire de son cas particulier une caisse de résonance. On se connecte à une colère latente à laquelle on s’accommodait presque et qui là, prend une autre dimension : on rompt avec une solitude, comme lorsqu’on lit un livre écrit par des inconnus et qui semble écrit pour nous. Une fenêtre s’est ouverte avec fracas, on a senti qu’on était nombreuses et nombreux à se dire : non, stop, plus jamais, ça doit s’arrêter maintenant. Malheureusement, le pas d’après, le pas politique, celui qui aurait pu donner suite à cet appel des tripes, fut bien vite étouffé par la machine institutionnelle. Comme un rendez-vous manqué.

Au début, on a tenu cette affaire à distance. Soit parce qu’elle nous faisait trop violemment écho, soit par saturation de la routine médiatique habituelle : l’accumulation de tragédies mises en équivalence finit par nous anesthésier, et tout devient juste « l’horreur de plus ». Ce dispositif nous maintient dans l’impuissance. Pourtant on y pensait chaque jour, c’était trop criant pour ne pas regarder les choses en face. On a donc fait le choix de ne pas réduire cette histoire à un énième fait divers glauque, ni a sa capture médiatique. Mais plutôt de se pencher sur ce qu’elle raconte de l’ordre des choses, pour y voir clair et se donner des armes.

On ne peut pas le nier, l’affaire fait événement, non seulement par le positionnement de Gisèle, mais aussi par sa dimension explicite : il n’y a jamais eu autant d’images et donc de preuves de viols (20 000 photos et vidéos archivées par son ex-mari), la soumission chimique rend l’absence de consentement indiscutable, et pourtant la négation du qualificatif de viols est largement partagée par les accusés. Ceux-ci sont nombreux et leurs profils ordinaires (51 accusés : un journaliste, un cadre, un infirmier, des militaires, électriciens, plaquistes, la plupart mariés et pères de familles).
Tout ces éléments dessinent de fait une contradiction d’apparence, certes déjà théorisée depuis longtemps, mais dont la démonstration prend une ampleur et une résonance exceptionnelles : la prédation se confondant avec la normalité, le violeur en « bon père de famille ». Coloniser le monde et les corps en les détruisant, tout en bénéficiant d’une place sociale, ce serait finalement juste la norme des rapports de genre et des rapports sociaux en général.
Mais ça ne suffit pas de le constater, il faut aussi en tirer les conséquences. La société en tant que telle est un système de prédation, on ne peut donc plus vouloir sa transformation mais sa destruction. Si on veut se battre contre ce modèle tout entier, il nous faut aller au bout de ce que cela implique : une révolution.

Pourtant, et au fond comme toujours, les termes du débat public autour de ce procès ne sont que des bâtons dans les roues d’une possible et réelle rupture avec ce monde : on nous parle de changer la société, les lois, les mentalités, d’exiger des peines maximales, une redéfinition juridique du viol, etc. Ce discours ne sert que le train-train réformiste, qui ne fait qu’enfermer à nouveau l’horreur dans le même cadre qui lui a permis de se produire. Il est là le foutage de gueule : pense-t-on vraiment que la Justice et l’État pourront nous apporter une quelconque consolation, une quelconque réparation ? On parle ici d’irréparable, pour Gisèle et pour toutes les autres. La Justice, c’est cette maîtresse d’école qui veut nous faire croire qu’un jour on sera quittes. Non, nous ne serons jamais quittes. Ceux qui attendaient quelque chose du procès, ont bien sûr été déçus. La justice et l’État seront toujours décevants, tout simplement parce qu’ils font partie du problème qu’ils prétendent régler, et que leur rôle ne sera toujours au fond que de maintenir la paix sociale. Pourquoi après un dévoilement aussi insupportable, ne nous sommes-nous pas toutes et tous retrouvés dans la rue pour attaquer les tribunaux, pour dire en actes : "on arrête tout" ? Parce que le réformisme est là pour étouffer la révolte, en prenant le problème en charge : voilà à quoi servent la justice et toute institution. Apporter des réponses toutes faites et améliorer la machine qui nous détruit, récupérer la colère pour la faire rentrer dans les clous. On nous promet des lendemains meilleurs derrière les mêmes barreaux d’une société qui ne se nourrit que de pouvoir, et voilà comment chacun rentre chez soi - avant même d’en être sorti.

Certains déplorent qu’il aura fallu une affaire aussi grave pour que les gens se rendent compte. C’est la différence entre le fait et l’événement : d’un côté on sait, de l’autre on éprouve. On les connaît les viols et les agressions sexuelles, on la connaît la violence que produit un monde patriarcal. Mais la reconnaître en nous et autour de nous, repérer ses schémas parfois insidieux, puis décider de dire non, ça n’est pas si simple et il faut parfois un événement pour passer le cap. Ça a été le cas de nombreuses personnes, bouleversées par Gisèle, qui ont chaque jour fait des kilomètres pour la soutenir, de celles qui grâce à elle ont trouvé la force de dépasser la honte ou le silence. De ces hommes, qui se sont décidés à remettre en question leur propre conditionnement d’hommes. Ou encore de toutes ces personnes qui ont, pendant ce procès, levé le voile sur leurs propres histoires, et réalisé qu’elles avaient elles-mêmes subi et intégré voire accepté cette violence dans leurs rapports.

Pas besoin d’aller très loin dans l’analyse pour comprendre comment la norme produit le viol. Déjà, la norme produit le genre et la hiérarchie de genre : le chemin est tout tracé. Arrêtons-nous un instant sur la production du rôle social féminin dans le modèle dominant hétéronormé - reproductible dans toute relation ne remettant pas en cause ce paradigme. « La femme » donc, doit intégrer et normaliser tout un tas de mécanismes, également rendus désirables, qui visent à être mise à l’entière disposition affective et sexuelle de l’homme. Être la propriété de l’homme, de gré ou de force. Être proie, de gré ou de force. On le vit dans la banalité du quotidien : intégration du devoir conjugal au détriment de son propre consentement, sexualité sous le régime du chantage ou de la culpabilité, priorisation du désir de l’homme au détriment du sien, sentiment d’avoir une dette sexuelle ou affective dans une situation intime ou sociale qui rend la possibilité du « non » très difficile (la drague ou le taf par exemple : je t’ai payé un verre ou je suis ton supérieur hiérarchique). Le pire c’est qu’on peut le vivre en s’en foutant (ou le croire), tellement on a pris l’habitude de se détacher de notre corps ( « c’est un mauvais moment à passer » ).

En somme, la règle c’est : être un objet au service de l’homme. Ou à l’image de l’homme (ce qui revient au même), lorsque ce qui est attendu d’une femme forte c’est de viser la place tout en haut de l’échelle. Cette objectivation est une opération du pouvoir : ranger les êtres dans des catégories binaires (l’homme/la femme , ou par exemple le blanc/le noir), et les placer sur une chaîne alimentaire soi-disant naturelle. Chaque identité devient alors un objet gouvernable, causant toujours un tort à l’étage du dessous. Voilà pourquoi cette affaire ne parle pas seulement de la domination homme-femme. D’abord parce que ce découpage même fait partie du problème, et qu’il n’y a pas que les femmes qui subissent la violence patriarcale. Si l’on veut la fin de cette domination, il nous faut voir bien au-delà d’une volonté d’égalité ou d’inversion des pôles. On doit viser la destruction pure et simple du système de domination comme rapport hégémonique entre les êtres. Et voir que celui-ci est certes un des piliers du modèle politique en place, mais pas le seul.

Pendant le procès, on a pu entendre ces réactions : « rendez-vous compte, les inculpés sont des hommes insérés dans la société, qui travaillent, qui ont des vies de familles. » C’est peut-être le moment de voir le lien et de remettre en cause la société et ses plus fidèles collaborateurs, comme la famille ou le travail, et de les regarder comme ce qu’ils sont vraiment : des institutions qui nous soumettent à leur emprise. Institutions dont on est obligé de jouer le jeu si on veut avoir droit à une existence sociale, voire à une existence tout court. Le prix à payer : l’enfermement dans des rapports de merde, et un engagement à les reproduire. Le travail, entreprise de soumission à une économie basée sur la contrainte, l’exploitation et la destruction, n’a par définition rien d’incompatible avec la prédation. On peut en dire autant de la famille : assignation à une appartenance non-choisie, dont la cellule fermée et sa valorisation permettent une division entre une façade sociale pour laquelle il suffit de jouer son propre rôle (le « bon père de famille »), et un noyau intérieur dont l’opacité sacrée est propice aux secrets et à la violence. Être « inséré » dans la société signifie bien jouer le jeu de cette économie de la soumission généralisée : produire de la valeur économique et sociale pour faire tourner l’industrie de la normalité, en fermant les yeux sur ce que cela implique vraiment. C’est bien là le principe de tout ce qui institue et normalise : ne jamais questionner le sens de ce qu’on fait, et ainsi reproduire sans cesse du pouvoir. L’institution, c’est cette emprise qui fait le ciment de la société. Il n’y a qu’en dynamitant les deux que d’autres rapports au monde pourront se trouver.

Cette affaire doit nous donner le courage de nous organiser pour faire face à cette guerre qui nous est faite, quel que soit notre genre, tant que quelque chose en nous résiste. L’ennemi qu’on affronte revêt bien des visages. Les prochains conflits seront à chaque fois une occasion de lui porter des coups et de trouver d’autres manières d’agir contre cette logique dévastatrice. On peut arrêter de subir et trouver des prises ensemble. Il n’y a pas de formule magique, les lignes de front sont face à nous et parfois entre nous. Mais partager une appartenance révolutionnaire et avoir un horizon commun, c’est déjà un bon début : on peut choisir de se subjectiver autrement que par toutes les catégories qui nous ont été assignées - bien qu’elles existent et que tout dans ce monde veut sans cesse nous y ramener. On peut choisir de se lier avec des camarades de tous genres sur des bases de refus communs politiques et éthiques, et en chemin se réapproprier les questions de l’amour, de l’amitié, de l’intimité. Ça ne signifie pas que les rapports de genre disparaîtront, mais c’est dans un commun politique que l’on peut puiser les ressources pour affronter ces enjeux. Il y a aussi de la joie à chercher dans les interstices du pouvoir des amitiés qui se nourrissent d’une confiance et d’une estime politique qui dépassent nos particularismes, et à se mettre en jeu ensemble quand s’ouvrent des batailles.

La moindre des réponses à cette affaire, ça aurait été un soulèvement. Aucune histoire, aucun déclencheur ne se ressemble, mais on a en tête l’exemple des émeutes et des occupations de fac au Mexique en 2019, en réaction aux féminicides quotidiens, et au viol d’une fille de 17 ans par 4 flics. L’appel que certains d’entre nous ont ressentis à travers Gisèle, c’est un commun de résistance, mais bizarrement sans espace à sa mesure pour le politiser et éprouver ensemble ses conséquences. Malgré cela, on s’est formulé à soi une promesse, une amorce de désertion : il y a des choses qu’on n’acceptera plus, dans l’intime comme dans tout espace de la vie. On sait que ces refus sont partagés quelque part et qu’ils peuvent à la moindre étincelle nous mettre en mouvement. On veut les prendre au sérieux et leur donner un prolongement, non pas pour améliorer ce monde, mais pour en sonner la fin.

Le vacarme médiatique a couvert de son bruit le message de cet événement. Mais il nous est parvenu, silencieux et souterrain. Gardons précieusement en nous ce qu’il n’a pas pu exprimer, chérissons cette colère qui nous a regardés droit dans les yeux, et à la prochaine occasion, retrouvons-nous pour enfin lui donner corps. Non, nous ne serons jamais quittes, et la prochaine fois, ce sera le feu.

604.cafe


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