« Il est minuit moins cinq ! » a déclaré la journaliste de TF1. « Non, il est minuit moins une, nous avons une semaine pour convaincre » a rétorqué Clémentine Autain. Dans ce moment un peu dépressif, il n’est pas inutile de repréciser certaines choses et, pour moi, de montrer qu’il n’y a nul renoncement. La gauche n’a plus droit à la moindre erreur.
Jean Baubérot-Vincent - Professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des Hautes Etudes. Auteur, notamment, de deux "Que sais-je ?" (Histoire de la laïcité en France, Les laïcités dans le monde), de Laïcités sans frontières (avec M. Milot, le Seuil), de Les 7 laïcités françaises et La Loi de 1905 n’aura pas lieu (FMSH)
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« Il est minuit moins cinq ! » a déclaré la journaliste de TF1. « Non, il est minuit moins une, nous avons une semaine pour convaincre » a rétorqué Clémentine Autain. Effectivement, il faut tout faire pour. La gauche n’a plus droit à la moindre erreur. Et si elle a déjà réussi à éviter le pire grâce à une union précieuse, le règlement de compte interne à LFI a été une faute morale, mais aussi, le bon score réalisé par les exclus le rappelle, une faute politique.
Pour ma part, c’est dans des conjonctures aussi difficiles que je ressens douloureusement mon âge, qui n’a rien à envier à Mathusalem ! Et l’énergie que me pompe mon rôle d’aidant.
Quand on me demande de donner mon point de vue, j’ai l’impression d’avoir déjà écrit ce que j’avais à dire, notamment, en 2012, où je tentais d’analyser dans La laïcité falsifiée (La Découverte) la capture du terme « laïcité » par Marine Le Pen, devenue alors présidente du Front National, et, au fur et à mesure des différentes rééditions du « Que sais-je ? » sur L’Histoire de la laïcité en France (PUF), la manière dont la conception politico-médiatique dominante de la laïcité glissait de gauche à droite. C’était déjà, en 2003 après le 11 septembre et Jean-Marie Le Pen parvenu au second tour de la présidentielle, la construction politique, selon l’expression de François Baroin, d’une « nouvelle laïcité » culturelle et identitaire, qui devait permettre à la droite de combattre et la gauche « droit de l’hommiste » (je cite) et l’extrême droite. Une partie de la gauche l’a également adoptée. On sait ce qu’il en est advenu.
Dans ce moment un peu dépressif, il n’est, cependant, pas inutile de repréciser certaines choses et, pour moi, de montrer qu’il n’y a nul renoncement. Je vais donc tenter d’apporter mon (tout) petit grain de sel dans l’indispensable réflexion collective. Il consiste à réfléchir à partir de ce qu’indiquait, déjà en 2010 (pour l’édition française), l’intellectuel italien Raffaele Simone, dans un ouvrage assez prémonitoire : Le monstre doux. L’Occident vire-t-il à droite ? (Gallimard) et qui, à mon sens, n’a peut-être pas suscité en son temps, dans la gauche française, l’attention qu’il méritait.
La réflexion de Raffaele Simone s’enracine dans l’expérience vécue alors en Italie avec les années Berlusconi. Pour lui, ce qui se passait dans la péninsule transalpine révélait un état de choses plus général. L’idée centrale, telle que je la comprends, était la suivante : la prévalence de l’image, et de l’image massifiée, sur le sens (donc un phénomène civilisationnel lourd, et éminemment socio-culturel) allait avoir des conséquences massives sur le plan politique en assurant l’hégémonie d’une « droite nouvelle » en Occident.
Raffaele Simone est apparu à certains un peu rabat-joie car il mettait en cause ce qu’il appelait le « fun » c’est-à-dire la conjonction de l’amusant, du superficiel, de l’anecdotique et du spectaculaire. Mais, naturellement, ce n’est pas le « fun » en lui-même qu’il dénonçait (le droit à avoir des moments où on ne se « prend pas la tête », le droit de se divertir, même de façon superficielle) c’est la construction socio-politique d’une société où ce fun devient socialement hégémonique, où il est imposé sans relâche, écrasant, ou, plus subtilement, marginalisant ce qui lui résiste.
Par exemple, la nécessité pour une « info » d’être « sexy » pour retenir l’attention et accéder à une visibilité médiatique nettement plus importante qu’une autre « info » pourtant beaucoup plus structurelle. Mais, justement, en étant structurelle, permanente, cette dernière ne fait pas événement (médiatique) !
« Le spectacle est idéologique » affirmait déjà Guy Debord (La Société du spectacle, Gallimard, 1992). Et Simone ajoute : « Le réel se déréalise de plus en plus en une sorte de […] jeu vidéo généralisé ». Par ailleurs, un fondement essentiel de la rationalité, la capacité de distinguer réalité et fiction s’altère : « Les guerres ou d’autres catastrophes peuvent être “vues” comme des spectacles, c’est-à-dire de pures fictions. Elles tuent […] ceux qui s’y trouvent, mais elles ne font pas de mal à celui qui les regarde ». Ce qui est arrivé, depuis lors, confirme largement ce diagnostic.
Ces dernières décennies, la gauche tente de se raccrocher aux Lumières, de mettre en avant cette référence historique, mais cela apparaît comme une nostalgie dérisoire si elle ne prend pas en compte la question principale à laquelle nous sommes dorénavant confrontés au niveau du système de représentations : la déconnexion profonde entre l’émotion et la rationalité. L’image, produite à la chaîne, se relie à de l’émotionnel et, passée en boucle dans les chaînes d’infos, diffusée par les réseaux sociaux, elle « imprime », impressionne, fabrique une mémoire qui n’a plus rien de rationnel.
Raffaele Simone pointe une nouvelle culture globale, éminemment politique, qu’il nomme « monstre doux », développant une intuition de Tocqueville sur un possible « despotisme du futur ». Ce despotisme « démocratique » serait « plus étendu et plus doux [que celui des tyrans], et dégraderait les hommes sans les tourmenter » (De la Démocratie en Amérique).
Dans cette société, écrit Tocqueville, le pouvoir cherche à fixer les êtres humains « irrévocablement dans l’enfance […] Il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; […] il réduit enfin chaque nation à n’être qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux ». La stratégie dite de « normalisation » du RN peut être envisagée dans l’optique du « monstre doux » ; mais ce que ni Tocqueville ni peut-être même Simone n’avaient prévu, c’est à quel point ce « monstre doux » se montre également un monstre dur car il a besoin de boucs émissaires. Et l’« étranger », ou celui qui est désigné comme tel, en est la figure récurrente.
Il me semble important de souligner que les deux aspects sont étroitement liés. Face aux discours stigmatisants, des rectifications ont été faites d’innombrables fois. Et nul besoin d’être à bac + 15 pour savoir, au niveau de son « vécu » propre, que, des travailleurs agricoles aux soignants, en passant par de multiples autres métiers (bâtiment, etc), ces « étrangers », ou Français dit « d’origine étrangère », font marcher la machine, s’avèrent absolument indispensables.
Pourtant (et s’ils ont un grand rôle, les « médias Bolloré » et Cie n’expliquent pas tout), cette réalité structurelle ne fait pas spectacle, et si, quelque part, on sait bien ce qu’est la réalité de la vie quotidienne, de la vie sociale, cela ne rentre pas dans l’image dominante que la société veut se donner à elle-même, en tout cas dans celle qu’on réussit à lui imposer et que beaucoup intériorisent. Petite musique d’un « monstre doux » qui les berce !
Comme, dernièrement, j’ai travaillé sur les élections législatives de mai 1906, qui ont suivi de quelques mois la loi de séparation des Eglises et de l’Etat (9 décembre 1905), je ne peux pas m’empêcher d’effectuer une petite comparaison avec aujourd’hui.
À l’époque, la droite était convaincue de gagner des dizaines de sièges (50 disaient les uns, 75 affirmaient d’autres) et la gauche redoutait le verdict du suffrage dit « universel » (en fait masculin). Pourquoi ces espérances et ces craintes ? Les élections s’effectuaient dans un climat tendu, la France apparaissait fracturée, irréconciliable. De graves incidents avaient émaillé l’inventaire, par l’administration, des biens ecclésiastiques, opération nécessaire pour transmettre ces biens aux futures associations qui allaient assurer l’exercice du culte.
Une campagne de désinformation massive présentait cette mesure comme une « spoliation » effectuée dans le cadre d’une « persécution » des catholiques. Les opérations d’inventaires, en février-mars 1906, ont fait 3 morts, 2 « catholiques » et 1 « républicain » ; néanmoins, dans les ouvrages, même savants, qui traitent de la période il n’est question que des 2 morts catholiques, le troisième est oublié (ce qui montre bien l’impact de cette désinformation, y compris sur des historiens) !
Sans doute parce qu’ils travaillèrent à une époque où la rationalité semblait triomphante, les historiens (Jean-Marie Mayeur, Maurice Larkin, …) qui ont rectifié l’historiographie dominante (largement catholique), dans les années 1960 et 1970, n’ont pratiquement pas insisté sur cette campagne de mensonges, se contentant de ne pas reproduire les faux stéréotypes qu’elle véhiculait, de ne plus présenter les catholiques de cette époque comme des « victimes » et de montrer que la loi de séparation était, en fait, politiquement « libérale » (au sens de la « liberté de conscience »).
Dans le climat actuel, où les fake-news sont si nombreuses, où une guerre hybride de propagande est déjà en cours avec la Russie, j’ai été, naturellement, beaucoup plus sensible à une telle campagne et aux thèmes qu’elle mettait en avant (l’un d’entre eux était antisémite : les « républicains » devaient piquer leurs biens aux catholiques pour rembourser « l’argent juif » qui alimentait, prétendait-on, leur caisse électorale !).
Mais ce qui est frappant, et ce qui contraste avec notre douloureux aujourd’hui, c’est l’échec de ces rumeurs, utilisant pourtant avec abondance tous les moyens de propagande de l’époque (journaux, brochures, tracts, affiches apposées sur les églises affirmant qu’elles seraient fermées si les gauches l’emportaient, …). À la surprise générale, ces élections de 1906 ont constitué un « Waterloo » pour l’opposition du centre et de la droite (unis en la circonstance) : les partis de gauche ont gagné 60 sièges.
La principale raison de ce résultat me semble être le décalage entre la propagande massive de désinformation et l’expérience quotidienne des paysans (c’est eux qui constituaient l’enjeu électoral principal) qui voyaient la pratique du catholicisme se dérouler paisiblement, dimanche après dimanche, et pouvaient constater que, contrairement à ce qui était prétendu, rien n’avait été enlevé dans les églises. Autrement dit, le savoir lié au vécu a, me semble-t-il, prédominé (la gauche ayant eu, avec Clemenceau et Briand, l’intelligence d’arrêter les inventaires, apparent recul et, aujourd’hui, on crierait à la « trahison » de la laïcité !).
Maintenant, ce savoir vécu ne semble plus prédominer, notamment sur la question dite de l’immigration ou des dits Français d’origine étrangère et (de fait) les Français « de couleur » - j’ai déjà écrit que tant qu’on ne s’apercevra pas que les pseudo « Blancs » sont rose, et donc « colorés » comme les copains, il y aura un problème ! Hors de toute considération éthique sur le respect de la dignité humaine, les réalités basiques, celles que tout un chacun peut expérimenter (l’aspect socio-économiquement indispensable de cette « catégorie » de la population) sont escamotées, flouées par la prédominance du médiatique (au sens large), de l’image (imaginaire).
Et il est possible d’effectuer un constat semblable sur les questions liées au changement climatique, à la biodiversité, etc. Il est rationnellement ahurissant de voir le peu de place que ces questions ont occupé dans la campagne électorale, y compris dans les régions les plus impactées. Là, c’est le devenir de toute la population qui, bernée par le « monstre doux », devient la cible du monstre dur !
Voilà quelques petites choses que je peux écrire. Vu la situation où je me trouve et ma mobilité réduite, ma façon de résister consistera surtout à persister de travailler sur : comment redonner vie à la rationalité et (big problème !), comment la concilier avec l’émotion, qui a sa légitimité propre, de travailler aussi sur le rapport à la « vérité » (un gros mot aujourd’hui, qui me semble pourtant indispensable de relégitimer) et, dans mon champ précis, la « vérité historique » qui n’est jamais absolue mais dont rechercher la consistance me paraît être une démarche fondamentalement de gauche.
Ceci sans m’enfermer dans une tour d’ivoire, car la coupure entre ceux qui ont eu la chance (le privilège) de pouvoir faire de la recherche et les autres est aussi un méga problème. Ce n’est pas grand-chose, sans doute, mais comme dirait Alain Souchon « C’est déjà ça » .