Sous la pluie, dans le froid, ce 17 novembre, le jaune donnait un air pimpant aux ronds-points de Crest. Filtrant les véhicules, on y rencontrait des éleveurs, agriculteurs, petits salariés, retraités, artisans taxi. Leurs motivations sont singulièrement concordantes : une ponction fiscale devenue intolérable dont la transition énergétique n’est que le prétexte. Pire : une tromperie. « Mon mari et moi, nous avons deux smic et deux enfants. Nous ne nous en sortons plus. Il ne reste rien à la fin du mois. On travaille, on travaille, mais impossible de mettre le moindre argent de côté », explique une dame de Chabrillan. Ou encore ce cadre commercial, toujours sur la route, qui avoue un salaire de 2500 Euros, laminé par l’augmentation de ses charges. On vit aussi un bus vide, dont le chauffeur, vêtu de jaune, fit plusieurs tours d’honneur en klaxonnant sous les hourras.
On comptait, quelque 180 manifestants au rond-point de Casino et 70 à celui d’Intermarché. Un Intermarché [1] solidaire, qui affichait une banderole : "Tous unis contre la vie chère » Voilà, pour le coup, du populisme 100 % pur jus : prétendre défendre l’intérêt des gens quand la réalité est tout à l’opposé. La vie est chère, parce qu’avant tout les revenus ne sont pas suffisants, rendus exsangues par la rapacité "d’élites" ayant perdu toute référence morale. Bref : l’exact opposé de ce que demandent les gilets jaunes.
A quel bord politique les gilets jaunes se raccrochent-ils ? La plupart réfute quelque proximité que ce soit avec un quelconque parti politique. « La politique ? Personne n’y croit plus » : telle est la réponse générale. « J’étais socialiste. Enfin quand le socialisme signifiait encore quelque chose » explique l’un. L’extrême-droite ? « Les gens votent à l’extrême droite parce qu’ils n’ont pas d’autres recours, aucun parti pour porter leur voix. Ils se trompent : mais il faut les comprendre », explique un gilet jaune.
L’extrême droite est-elle derrière ce mouvement, comme le prétendent les conservateurs de tout poil ? Avec un peu d’effort, on en dégotte une poignée : « Je suis pour la liberté. On ne peut plus rien faire dans ce pays. Dès qu’on fait quoi que ce soit, c’est une avalanche de règles, de taxes. Marre ! », dit l’un qui arbore treillis de chasse et boucle d’oreille. Un autre renchérit : « J’ai une moto 1000 cm3. Avec la limitation à 80, on ne dépasse pas la cinquième et on consomme plus qu’en sixième ». Mais l’un dans l’autre, l’extrême droite apparaît fort rare dans les rassemblements crestois.
La gendarmerie ne portait pas de gilets jaunes : elle en aurait reçu l’interdiction. Ce qui n’interdisait pas aux bleus se mêler aux groupes de manifestants pour échanger de plain-pied de citoyen à citoyen. « Vous savez, confie l’un, la gendarmerie est à l’image de la société ». Rudoyés par leur administration, voyant eux-aussi leurs conditions de vie se dégrader, comment le gendarme lambda ne partagerait-il pas les préoccupations gilets jaunes ?
Difficile dès lors de faire appliquer la semonce d’Edouard Philippe de réprimer tout blocage de la circulation. Rodomontade officielle d’un côté, mais dans l’ombre, probablement la consigne officieuse de faire profil bas. Les forces de l’ordre sont-elles d’ailleurs fiables ? Chacun sentait bien, côté jaune comme bleu, qu’une simple étincelle pourrait enflammer en bloc la prairie.
Pas d’incident grave à l’heure où j’écris, sinon quelques automobilistes énervés. Mais la plupart du temps, un sourire, quelques mots échangés, assuraient un passage sans anicroche et dans la bonne humeur.
Il y eu toutefois une tentative de forçage par un gros SUV 4X4, du genre qu’aime Anne Hidalgo, Eric Piolle (maire de Grenoble), François De Rugy (ersatz de minisrte de l’environnement), auxquelles ils confèrent sans barguigner, le macaron vert. Trois manifestants se retrouvèrent sur le capot du monstre, entrainés sur plusieurs mètres. Il aura fallu l’intervention musclée de la gendarmerie pour arrêter l’assassin potentiel et son char d’assaut vert.
Son conducteur n’est pas inconnu des lecteurs de Ricochets. Nous l’avions croisé dans un article intitulé « Macadam agonie ». A deux pas des lieux où il s’apprêtait à commettre ses homicides, l’énergumène y flanquait un grand coup, de pied à une biche agonisante étendue sur la chaussée, « pour vérifier si elle est toujours vivante. Je sais ce que je fais, ajoutait l’excité. Je suis de la fédération de chasse ». Torturer un animal à l’agonie ou tuer un manifestant ? Quelle différence au fond. Pourquoi jurerais-t-on que le chauffard-chasseur nourrit des idées d’extrême-droite ?
C’est bien là le paradoxe profond de ce mouvement protéiforme : il clive au-delà de cadres politiques désormais obsolètes. Telle est bien la nature d’une crise : le passé s’écroule, tandis qu’aucun futur clair ne se dessine encore.
ci-dessus : arrestation du chauffard
Paroles de gilets jaunes
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