Le travail, un concept naturalisé et sacralisé, un idéal bourgeois et capitaliste repris par presque tous les bords politiques

Le travail est une religion abstraite de la souffrance

samedi 15 mars 2025

Le travail est un concept naturalisé, universalisé et sacré, souvent non questionné, même à gauche, où le marxisme et l’ouvriérisme ont repris à leur sauce cette forme d’abstraction.
Avec le retour du pétainisme via l’extrême centre et le regain de militarisation et de réarmement, il est temps de démonter le travail, ce concept bourgeois et capitaliste lié à l’asservissement et à la souffrance, où l’Etat et le libéralisme ont consacré la glorification et la rationalisation de la servitude généralisée.

Travailler ou vivre ?

« Métaphysique du travail : La carrière historique d’un concept apparemment suprahistorique », par Robert Kurz

- « Métaphysique du travail : La carrière historique d’un concept apparemment suprahistorique », par Robert Kurz

- Extraits :
(...)
Économiquement, selon cette doctrine (marxiste), le « travail » comme forme universelle d’activité humaine est dégradé par la domination des propriétaires capitalistes en un rapport d’exploitation. Sociologiquement, c’est la « classe ouvrière » qui doit se constituer politiquement en « parti du travail » pour mettre fin au rapport social de l’« exploitation de l’homme par l’homme » et parvenir à une « libération du travail ». Cette théorie soi-disant fermée et inébranlable de la société et de l’histoire a aujourd’hui perdu de sa vérité ; elle apparaît même comme antique et poussiéreuse. Malgré cela, le concept même de « travail » a conservé sa validité et son évidence. Comment expliquer cet étrange état de fait ?
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En vérité, le « travail » a toujours été un idéal bourgeois et capitaliste, bien avant que le socialisme ne s’en empare. La doctrine sociale chrétienne ne cesse de vanter les mérites du « travail ». Le libéralisme a lui aussi canonisé le « travail » et promet, tout comme le marxisme, sa « libération ». Toutes les idéologies conservatrices et d’extrême droite vénèrent le « travail » comme un dieu sécularisé. « Arbeit macht frei » : voilà l’inscription que l’on pouvait lire sur le portail d’Auschwitz. Il est évident que la religion du « travail » est le système de référence commun à toutes les théories modernes, tous les systèmes politiques et tous les groupes sociaux. Ils rivalisent entre eux pour savoir qui, dans cette religion, fera preuve de la plus grande piété et tirera le meilleur parti des hommes.

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Qu’est-ce que ça peut bien signifier ? : « Il faut bien travailler ». Les hommes n’ont-ils pas toujours travaillé ? Autrement, il n’y aurait pas de nourriture, pas de vêtement, pas de logement et pas de culture. Rien ne vient de rien. C’est pourquoi l’ethos du « travail » dit, comme on le sait, que « celui qui ne travaille pas, ne doit pas manger ». Il ne fait aucun doute que les hommes ont toujours produit des choses et des idées pour vivre, jouir, faire des recherches et se divertir. Mais le « travail » est-il le bon concept, suprahistorique et universel pour cela ? Le « travail » est une abstraction, un mot d’une universalité ambiguë. Karl Marx a défendu cette universalité indéterminée, estimant qu’il s’agissait d’une « abstraction rationnelle », connue depuis les temps les plus anciens. Mais est-ce vraiment le cas ?

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Quand et dans quel contexte historique ce concept abstrait-universel d’activité sociale et économique a-t-il émergé ? Dans plusieurs langues culturelles, la racine du mot « travail » remonte à une signification qui désigne l’homme de peu d’importance, le dépendant ou l’esclave. Le « travail » n’est donc pas à l’origine une abstraction neutre et rationnelle, mais une abstraction sociale : c’est l’activité de ceux qui ont perdu leur liberté. Quelle que soit l’activité de ces personnes, qu’elles transpirent dans la mine ou dans les plantations, qu’elles servent les repas dans la maison comme domestiques, qu’elles accompagnent les enfants à l’école ou qu’elles éventent la maîtresse, il s’agit toujours de l’activité d’une personne définie comme serviteur. L’existence comme serviteur est le contenu de l’abstraction « travail ».
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Ce n’était pas l’activité en tant que telle qui était déshonorante, ni le travail manuel, mais le fait d’être soumis à d’autres hommes ou à un « métier ». Un homme libre pouvait occasionnellement construire un lit ou une armoire, sans être pour autant menuisier de par son métier. Il pouvait occasionnellement faire du commerce, sans être pour autant commerçant. Il pouvait occasionnellement écrire des poèmes, sans être pour autant poète (surtout pas comme gagne-pain). Celui qui était formellement libre, mais qui devait se soumettre à un travail rémunéré à vie dans une branche quelconque de la production, était devenu « de peu d’importance » face à cette activité et n’était guère plus considéré comme un esclave. L’activité de l’amateur libre n’était donc pas nécessairement plus maladroite ou de moins bonne qualité que celle de l’« homme de métier » non libre.
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Dans une sorte de masochisme religieux, le christianisme a donc fait de la souffrance et du « travail » un objectif presque désirable. Les moines et les nonnes des monastères se soumettaient consciemment et volontairement à l’abstraction « travail » afin de mener, en serviteurs de Dieu, une vie conforme à la souffrance du Christ. Dans l’histoire des mentalités, la discipline, l’ordre, l’organisation rigoureuse de la journée et l’ascèse monastiques furent les précurseurs de la discipline d’usine ultérieure et du calcul du temps linéaire et abstrait de la rationalité de la gestion d’entreprise.
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Seul le protestantisme, en particulier dans sa forme calviniste, a fait du masochisme chrétien de la souffrance un objet d’ici-bas
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Cette mentalité protestante s’est associée à la soif d’argent des premiers États absolutistes modernes et à leur militarisation de l’économie. Alors que le chemin de croix menant au « travail » était à l’origine un choix volontaire, l’État en a fait une loi universelle de contrainte sociale. Le motif religieux de la souffrance a évolué pour devenir la fin en soi sociale sécularisée du « travail », masquée en « rationalité économique ». C’est ainsi que les hommes formellement libres de la modernité furent tous subsumés sous cette forme d’activité immature qui, dans l’Antiquité, était apparue comme l’existence de la servitude et, par conséquent, comme une souffrance.
(...)

L’activité libre et autodéterminée se réduisait au temps de vie du soi-disant « temps libre ». La sphère centrale du « travail », purifiée et transformée en domaine fonctionnel de la fin en soi abstraite, a séparé d’elle les sphères du logement, de la culture, de l’éducation, du jeu et, en général, de la vie. « Aller au travail » a commencé à signifier à peu près la même chose que d’« aller à la messe » par le passé, même si la société moderne a rapidement oublié l’origine historique et religieuse du « travail ». Reste le caractère positif redéfini d’un état de fait en réalité négatif et malheureux. Les hommes ont pris l’habitude de sacrifier leur vie sur l’autel du « travail » et de considérer comme un bonheur la soumission à un « emploi » déterminé de l’ extérieur.
(...)

Le libéralisme et le marxisme ont repris à leur compte cette religion du « travail » du protestantisme et des régimes absolutistes et ont parachevé sa sécularisation. Dans la totalité mondiale en perpétuel mouvement, la servitude est devenue liberté et la liberté est devenue servitude, c’est-à-dire l’acceptation volontaire d’une souffrance qui n’a de sens que pour elle-même. Le « travail » a pris la place de Dieu et, dans cette mesure, tous les hommes sont désormais des « serviteurs de Dieu ». Le management fait également partie du « travail » et prend sur lui la croix terrestre de la souffrance pour y trouver précisément sa puissance masochiste.
(...)

- Retrouvez des bouquins et d’autres articles qui critiquent le concept de travail et les fondements du capitalisme sur : https://www.palim-psao.fr/2025/03/metaphysique-du-travail-la-carriere-historique-d-un-concept-apparemment-suprahistorique-par-robert-kurz.html

- Sur le totalitarisme économique qui s’incarne concrètement par le travail : Les « démocraties » libérales et leur économie de marché avancée sont l’archétype même du totalitarisme - Qui est totalitaire ?

De fait, la plupart de la gauche hélas marche dans les mêmes ornières de l’acceptation du capitalisme, de l’Etat et du travail que les droites. Les divergences concernent principalement la (re)distribution des « richesses » (le fruit de ce qui est produit). Les droites veulent en réserver la plus grosse part aux riches, patrons et actionnaires, tandis que les gauches veulent en réserver la plus grosse part aux travailleurs (avec aussi des aides et services publics pour les pauvres et exclus). Mais sur le fond, tous les partis dits de gouvernement encensent pareillement le système technologique, le capitalisme, l’Etat et le travail, avec quelques variations sur les choix et priorités.

Le travail, un concept naturalisé et sacralisé, un idéal bourgeois et capitaliste repris par presque tous les bords politiques
Ouvriers, techniciens, patrons... ensembles pour la civilisation industrielle qui ravage le monde ?!

P.-S.

(illustration du logo : publicité du régime de Pétain)


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