Voici un texte remettant en cause le dogme moderne et capitaliste de la "mobilité", suivi de quelques remarques concernant la mobilité en Vallée de la Drôme.
On a parfois prétendu qu’un crime commis en commun fonde une société. Ce qui est certain, c’est que toute « honorable société » — toute mafia — impose sa loi du silence en mouillant dans ses agissements un maximum de gens. Les mafias du progrès ne procèdent pas autrement, elles cherchent à nous impliquer de quelque façon, à nous tenir par un petit avantage qui ferait de nous leurs complices. Sur le modèle d’une récente publicité d’EDF, selon laquelle nous aurions tous intérêt à l’existence de centrales nucléaires, puisqu’il nous arrive de préparer un gratin dauphinois ou d’écouter de la musique de Bach, il s’agit de nous réduire au silence au nom du cui prodest : le crime nous profite, c’est clair ; comme nous n’avons pas su l’empêcher, nous n’avons plus qu’à nous taire.
Toute la propagande en faveur du TGV -[ou de n’importe quelle innovation technologique en voie de généralisation]- peut ainsi être ramenée à deux sophismes, ou plutôt à un seul, opportunément réversible : ce qui nuit à tous profite néanmoins à chacun personnellement, du mal général sort le bien particulier — des paysages sont saccagés, des villages et des bourgs deviennent invivables ou disparaissent, des biens qui n’étaient à personne, comme le silence ou la beauté, nous sont ôtés, et nous découvrons alors combien ils étaient communs. Cependant, isolément, pour son propre compte de gagne-petit du progrès, chacun est intéressé, deux ou trois fois par an, à traverser la France en quelques heures. Il est donc dans le coup, il en croque, il lui est tout aussi interdit d’avoir un avis là-dessus que sur le salariat ou la marchandise, dont il est avéré chaque jour qu’il ne peut se passer.
Ce sophisme peut être renversé sans cesser de s’opposer à la vérité. Il devient alors ce qui nuit à certains profite néanmoins à tous, de ce mal particulier sort un bien général. Cette version-là sert chaque fois que quelque part des individus précis, réels — non pas « l’usager des transports » en général, le fantôme des statistiques de la SNCF — s’opposent aux diktats des aménageurs. Voilà qui serait d’un inconcevable égoïsme, sans exemple dans une société si uniment vouée aux intérêts universels de l’humanité.
À la base de ces piètres mensonges, il y a l’intérêt supposé du « transporté » à se déplacer toujours plus vite. Mais qui, aujourd’hui, avant que soit imposé à tous le besoin du TGV, est vraiment intéressé à se déplacer plus vite, sinon précisément ceux qui, armes et bagages, vont ainsi porter plus loin la désolation ? C’est cette clientèle que la SNCF dispute à l’avion. C’est pour ce fret humain standardisé et conditionné, ces « turbo-cadres » (comme ils se nomment eux-mêmes), qu’il faudrait traiter la plupart des villes de France comme des banlieues de Paris.
Seuls ceux qui vendent suffisamment cher leur propre temps, sur le marché du travail, ont intérêt à acheter le gain de temps proposé par le TGV. Mais la grande différence avec l’ancienne hiérarchie sociale, même si c’est encore là un avatar de la vieille société de classes, c’est que désormais ces privilégiés de la mobilité imposée, plutôt que permise, sont fort peu enviables, pour quiconque n’a pas perdu toute sensibilité : aucune rapidité de déplacement ne rattrapera jamais la fuite du temps monnayé, vendu au travail ou racheté aux loisirs. Raison de plus pour vilipender de tels « avantages », qui ne font le malheur des uns que pour permettre aux autres d’accéder à un lugubre simulacre de bonheur.
Mobilis in mobili
Si la mobilité conserve encore quelque peu son prestige ancien, elle ne peut pourtant plus permettre à quiconque d’échapper à la mobilisation par l’économie moderne. Ce que promettait la liberté de circulation a en réalité été détruit en même temps que la possibilité de ne pas en user : astreints au salariat, à la quête de moyens d’existence et aux loisirs organisés identiquement, les individus ont collectivement perdu dans cette course économique leurs raisons de quitter un lieu, comme de s’y attacher.
La libre circulation a été une des causes les plus sûres de renversement des despotismes, mais en fin de compte ce sont les marchandises qui l’ont conquise, tandis que les hommes, ravalés au rang de marchandises qui payent, sont convoyés d’un lieu d’exploitation à l’autre. Au terme de ce processus, la promesse d’émancipation que contenait le fait de ne plus être contraint de passer son existence dans un lieu unique s’est renversée en certitude malheureuse de ne plus être chez soi nulle part, et d’avoir toujours à aller voir ailleurs si l’on s’y retrouve. Le TGV correspond à ce dernier stade : il y a en effet une certaine logique à traverser le plus vite possible un espace où disparaît à peu près tout ce qui méritait qu’on s’y attarde ; et dont on pourra toujours aller consommer la reconstitution parodique dans l’Eurodisneyland opportunément placé à « l’interconnexion » du réseau.
Toujours les hommes ont cherché à s’affranchir de l’assujettissement dans lequel les puissants les tenaient par la délimitation de l’espace. Déjà les anciennes communautés s’étaient effritées à mesure qu’on préférait aux formes de vie réglée et étouffante la tentation de faire sa vie soi-même. Le développement économique, provoquant la remise en question des acquis par les nouvelles générations, l’innovation technique et une plus grande mobilité sociale, a pu longtemps capter ce désir d’inventer sa propre vie, de créer ses propres valeurs. Il a fallu qu’une fois débarrassée des obstacles que constituaient divers vestiges historiques, la vitesse toujours croissante du mouvement de l’Économie montre qu’elle ne menait pas à autre chose qu’à son emballement sur place, dans l’autodestruction de la société, pour que se développe massivement le désir d’aller chercher ailleurs non plus du nouveau, mais de l’ancien en quelque sorte, c’est-à-dire ce qu’on a vu ravager là où on vit.
Et ce n’est pas un hasard si le mot « évasion », qui désignait la fuite des esclaves, la cavale des taulards ou l’exil volontaire des transfuges de l’Europe de l’Est, sert aujourd’hui à qualifier, de la même façon, la ruée sud-estivale des civilisés hors des villes et du rythme épuisant du salariat.
(post de Nicolas Casaux)
- La mobilité permanente : évolution positive ou nouvel enfermement contribuant aux désastres ?
- Navette autonome prévue pour Crest/Eurre
Remarques sur la mobilité en Vallée de la Drôme
La mobilité « totale » contribue à la destruction d’un monde vivable, et on bouge toujours plus loin pour fuir des espaces mornes et moches, et aller détruire les derniers espaces non totalement colonisés.
Ici en Vallée de la Drôme et sa Biovallée®, comme ailleurs, élus et néo-entrepreneurs ne parlent que de mobilité et de transports, de « mobilité douce ».
Si on peut se réjouir de voir davantage de vélos, vont-ils réellement remplacer les voitures ? Ou vont-ils simplement profiter à certaines nouvelles couches de la population ?
Et si la mobilité « douce » sert surtout les cadres et startupeurs réfugiés des grandes métropoles (Paris, Lyon...) qui télétravaillent pour de grands groupes, se rendent à leurs bureaux partagés high tech, accentuent la circulation de TGV, contribuent à la Croissance capitaliste des nouvelles technologies qui perpétuent les désastres climatiques et écologiques, on n’est pas très avancé.
D’autant que, si rien n’est fait, et c’est le cas, ces entrepreneurs ou retraités provenant des grandes villes viennent ici participer au renchérissement de l’immobilier et à la gentrification.
On voit aussi avec effroi qu’il s’agit au passage de dévolopper des technologies numériques toujours plus poussées et complexes (5G, Intelligence Artificielle...) lesquelles contribuent à la catastrophe écologique et sociale.
La déplorable navette « autonome » sans conducteur prévue pour relier la gare de Crest et l’écosite de Eurre en est un triste exemple.
Davantage de technologies (matrice LED, applications mobile, géolocalisation, infrastructures connectées, Hydrogène... vantées par Dromolib et Biovallée®) pour développer de nouveaux marchés et faire se survivre le système capitaliste ne sauveront en rien le vivant et le climat que l’on connaissait, ça ne fait qu’aggraver les nuisances et les désastres qui en découlent en faisant durer la civilisation industrielle.
Il ne faudrait pas juste se focaliser sur la mobilité « douce » à l’intérieur du même système mortifère inchangé, mais plutôt voir :
- pourquoi bouge-t-on, pour allez où, pour faire quoi ?
- comment rendre tous les lieux de vie (petites villes, quartiers et villages) agréables, vivants, démocratiques, nourriciers, beaux (ainsi on serait moins tenter de toujours chercher « mieux » ailleurs, toujours plus loin, plus vite)
- comment travailler (et donc bouger) beaucoup moins en permettant une vie digne pour toustes
- comment supprimer toutes les activités inutiles et nuisibles d’un point de vue écologique et social
- comment faire l’éloge de la lenteur plutôt que de la vitesse toujours accélérée
Plutôt que se concentrer (en grande partie illusoirement) à vouloir rendre les mobilités « douces » (vertes, écologiques, soutenables) en restant à l’intérieur du système resté inchangé, mieux vaudrait changer radicalement de système, et ainsi diminuer fortement les trajets de transport. Un autre contexte faciliterait aussi la mise en place d’autres mobilités, lentes et socialement justes.
Les nouveaux poids lourd électriques et plus aérodynamiques ne vont pas changer grand chose si ils continuent à rouler toujours plus pour transporter les mêmes marchandises et produits industriels.
Mais bien sûr, essayer de rendre les mobilités « douces » dans le système techno-industriel existant est plus facile, mieux vu que lutter pour démolir et remplacer la civilisation capitaliste, surtout quand l’Etat distribue des subventions.