LE GRAND ENGOURDISSEMENT PSYCHIQUE
Dans un monde saturé d’alertes, d’urgences et de tragédies diffusées en continu, une autre forme de crise s’installe, plus insidieuse : celle de l’engourdissement. Sommes-nous en train de perdre, à force d’être exposés, la capacité même de ressentir ? Quand ressentir devient un acte de résistance.
De Gaza au Soudan, des catastrophes climatiques à l’épuisement algorithmique, l’effondrement émotionnel n’est plus un mal individuel : c’est le symptôme d’une civilisation en repli psychique.
Gaza sur mon écran. Le Silence dans ma poitrine.
Chaque soir, je fais défiler les images. Gaza saigne. L’Amazonie brûle. Je fais défiler.
Un enfant palestinien gît sous les décombres, d’autres tombent sous les morsures de la faim. Le Soudan disparaît des gros titres, tandis que des crimes atroces se perpètrent loin des caméras, a huis clos. Une fillette se noie dans la mer Égée pendant qu’une autre danse en direct. L’une après l’autre, les démocraties européennes basculent entre les mains de droites radicales qui, incapables de gouverner autrement que par le chaos, instaurent une atmosphère de peur permanente. Leur recette est connue : une propagande xénophobe et identitaire, qui agite le fantasme du déclin national pour mieux dissimuler leur vide politique. Et je fais défiler les images.
Je fais défiler, non par désir, mais par incapacité à faire autrement. Parfois, je m’arrête, non parce que je ressens, mais parce que je ne ressens pas, je ne ressens plus, et c’est cela qui me terrifie plus que tout.
Nous vivons une époque où le monde s’effondre en haute définition. La violence ne se dissimule plus : elle s’exhibe, scénarisée, démultipliée, projetée en boucle sur tous nos écrans. Et pourtant, ce n’est pas la révolte qui domine nos réactions, c’est un engourdissement profond. Il ne s’agit ni d’apathie ni d’indifférence, mais de quelque chose de plus pernicieux : une extinction progressive de notre capacité à ressentir. Une anesthésie mentale à l’échelle civilisationnelle. Ce que je nomme : le Grand Engourdissement psychique.
Ce texte n’est pas une supplique. Ce n’est pas un cri de détresse.
C’est une confrontation lucide avec une dérive que l’on finit, insidieusement, par considérer comme inévitable.
Quand tout fait mal, on ne ressent plus rien.
Images-chocs, appels à la solidarité, vagues de hashtags, tout déferle sur nos écrans à la vitesse d’un algorithme. Et pourtant, jamais nous n’avons été aussi peu traversés par ce que nous voyons.
Les conflits s’empilent comme des notifications oubliées : Ukraine, Gaza, Soudan, Congo, les pays du Sahel, la Nouvelle-Caledonie, la Martinique et j en passe.
Les eaux montent, les glaciers s’effondrent, des corps sans nom flottent dans la Méditerranée qui devient le plus grand cimetière de la planète.
Mais déjà, un nouveau mot-clé chasse le précédent. La mémoire est prise de vitesse.
Une étude publiée en 2024 par l’Université d’Utrecht révèle un constat glaçant : 64 % des étudiants néerlandais se disent émotionnellement détachés des crises mondiales, alors même qu’ils en suivent l’évolution chaque jour.
Ce n’est pas de l’ignorance. C’est une saturation. Une surcharge affective qui ne laisse plus de place au choc, à l’indignation, à la peine.
Le corps se met en veille. L’esprit décroche. Ce n’est pas que nous ne ressentons plus : c’est que nous sommes débordés, dissociés, épuisés de compassion.
Et cette nuance est tout sauf anodine : elle est politique. Elle est morale. Elle est existentielle. Elle trace la ligne de front entre la vigilance démocratique et la dérive autoritaire, entre la responsabilité et le renoncement. Car pendant que l’engourdissement émotionnel gagne la base, quelque chose de plus sinistre se prépare au sommet.
- Le grand engourdissement psychique
La montée de l’autoritarisme émotionnel
Ce à quoi nous assistons n’est pas une simple dérive. C’est une mutation politique profonde : une radicalisation du pouvoir qui ne cherche plus à soulager la souffrance collective, mais à l’exploiter.
Ils ne gouvernent plus, ils polarisent. Ils ne réparent pas, ils fracturent.
Ils ne consolent pas, ils accusent. C est la nouvelle donne.
Le mal-être devient ressource, la peur devient levier. À défaut de solutions, on désigne des coupables. La douleur sociale est recyclée en énergie politique, brutale, dirigée, rentable. Ce n’est plus de la gouvernance : c’est une ingénierie émotionnelle de la division.
Le résultat est sous nos yeux : Antisémitisme relâché. Islamophobie rampante. Racisme systémique. Misogynie bruyante. Transphobie décomplexée. Xénophobie légitimée. La haine ne se cache plus. Elle s’affiche. Elle circule en slogans, en lois, en likes. Elle est devenue un langage de pouvoir, brut, assumé, banalisé.
Ce n’est pas le vide politique. C’est la politique débarrassée de toute empathie. Une politique sans visage, sans tremblement, sans honte. Une politique qui ne cherche plus à convaincre, mais à soumettre. Dans un tel climat, ressentir devient un acte de résistance. Car tout pousse à l’anesthésie. Tout pousse au repli. Tout pousse à se refermer sur soi-même.
Et c’est précisément pour cela que ressentir est devenu subversif. Peut-être même, vital.
Anesthésie par conception
L’engourdissement n’est pas une anomalie. Ce n’est pas un accident du système. C’est une logique parfaitement intégrée : pensée, optimisée, monétisée et, bien souvent, gracieusement distribuée sous couvert de divertissement. Les plateformes sociales monétisent nos systèmes nerveux. La colère nous garde accrochés. La tragédie alimente l’engagement. Chaque mort devient un point de données. Chaque traumatisme, un leurre à clics.
Instagram sublime la guerre en filtre esthétique. TikTok transforme le traumatisme en tendance. X réduit le génocide à un duel de 280 caractères. Nous ne sommes plus témoins. Nous sommes consommateurs de la souffrance.
Et ce faisant, nous perdons ce qui nous rendait humains : la capacité de ressentir pleinement, de pleurer profondément, de répondre éthiquement.
Le langage de la lâcheté
Quand il s’agit de Gaza, les mots vacillent. On évite ceux qui dérangent : "génocide", "apartheid", "nettoyage ethnique". Non parce qu’ils seraient infondés, mais parce qu’ils font trembler les salons diplomatiques et dérangent les narratifs confortables.
Alors on recouvre l’horreur d’un vernis de langage. On invoque la "complexité" là où il faudrait nommer l’oppression. On prêche l’"équilibre" là où la justice est un cri étranglé.
Un enfant tué devient un "civil innocent". Un bombardement ciblé devient une "riposte", voir même une guerre préventive. Le nettoyage ethnique, une "mesure de sécurité". L’apartheid, un "conflit territorial prolongé" et le massacre de peuples un droit de réponse. Ce n’est pas de la neutralité. C’est de la lâcheté lexicale.
Une stratégie délibérée d’anesthésie linguistique. Un brouillard sémantique conçu pour neutraliser l’indignation avant qu’elle ne devienne action. On apprend aux citoyens à douter de leurs propres élans moraux. À ne plus croire leurs yeux. À relativiser leur colère. À détourner le regard. À ne plus ressentir. C’est ainsi qu’une guerre de mots devient une guerre contre la mémoire. Et que le silence devient complicité.
Gaza : miroir de notre effondrement. Gaza n’est pas seulement un désastre géopolitique. C’est un naufrage éthique. Un effondrement moral collectif. Non seulement pour ceux qui larguent les bombes, mais pour ceux qui regardent, en silence, les bras croisés, les cœurs fermés. Chaque missile qui s’abat nous met à l’épreuve. Pas seulement en tant que citoyens, mais en tant qu’êtres humains.
Combien de temps restons-nous face à une école pulvérisé, des hôpitaux rasés avant de faire défiler l’écran ? Trois secondes ? Quatre ? Cinq ? Et que devient notre âme quand elle nous hurle la réponse, intérieurement, c’est : « pas plus que ça » ? Gaza agit comme un miroir brutal. Elle révèle ce que nous sommes devenus : Des témoins saturés. Des observateurs dissociés. Des consciences fuyantes.
Témoigner de Gaza aujourd’hui, c’est faire face à une dissonance presque insupportable : entre visibilité et inaction. Entre horreur et quotidien. Entre lucidité et démission. Nous ne sommes pas engourdis parce que nous ne savons pas. Nous sommes engourdis parce que savoir est devenu une douleur impossible à porter.
Alors, pour survivre, on se débranche. On coupe le fil. On s’échappe du réel. Nous devenons des morts-vivants émotionnels. Présents sans présence. Informés sans mémoire. Touchés sans réponse.
Le moi post-empathique
Une nouvelle figure de notre époque émerge, discrète mais omniprésente : celle du "moi post-empathique". Il ou elle sait. Il connaît les faits. Elle voit les images. Il comprend les rapports de force, les enjeux, les responsabilités. Mais il ou elle ne ressent plus. Ou si elle ressent, elle n’agit pas. Ou si elle agit, ce n’est que par réflexe, une signature, un partage, une indignation formatée. Un geste sans poids. Un acte sans suite. Ce n’est pas de la cruauté. C’est de l’usure. Une fatigue morale. Un effondrement intérieur lent, silencieux. Un fatalisme fabriqué, puis imposé, comme une évidence à laquelle il ne faudrait surtout plus penser.
Mais cet épuisement, aussi humain soit-il, ouvre la porte à un danger plus grand encore : celui de l’indifférence. Et l’indifférence, elle, n’est jamais neutre. Elle est le terreau où pourrissent les démocraties. Elle est la brèche par laquelle les génocides s’infiltrent sans résistance. Elle est le vide affectif dans lequel s’engouffrent les régimes autoritaires, froids, cyniques, méthodiques.
Le "moi post-empathique" ne tue pas. Mais il laisse faire. Et c’est parfois tout ce qu’il faut pour que le pire advienne. Où sont les sanctuaires du ressenti ? Et pourtant, malgré le vacarme, malgré l’anesthésie généralisée, la résistance s’organise. Par endroits, elle surgit à bas bruit, presque fragile, mais profondément tenace. À Utrecht, Londres, Paris, Washington, Beyrouth, Sanaa, Ramallah, Oakland, Amsterdam, des poches de vie émotionnelle résistent à l’asphyxie ambiante.
Des cafés de vulnérabilité où l’on parle de deuil, sans filtre ni détour. Des veillées interreligieuses, là où les larmes circulent librement, sans appartenir à une seule foi. Des performances artistiques qui refusent la neutralité, qui blessent pour réveiller. Des cercles de jeunes, parfois perdus, qui réapprennent à nommer ce qu’ils ressentent, colère, tristesse, tendresse, peur, comme on réapprend une langue oubliée.
Ce ne sont pas de simples gestes émotionnels. Ce sont des gestes politiques. Parce que dans une époque qui récompense la froideur, s’ouvrir devient un acte d’insoumission. Dans une culture où l’engourdissement est la norme, ressentir est une déclaration de guerre.
Ces lieux, ces gestes, ces voix ne sont pas spectaculaires. Mais ils tiennent debout face au cynisme. Et cela, aujourd’hui, relève déjà de la dissidence.
Vers une écologie émotionnelle radicalement politique
Le Grand Engourdissement n’est pas un accident. C’est une stratégie. On nous apprend à nous taire. À réprimer la colère. À étouffer l’empathie. Voilà comment les systèmes technocratiques tiennent : non par la force brute, mais par l’anesthésie de l’âme, des âmes. En paralysant notre capacité à ressentir, ils neutralisent toute velléité de rupture. Toute insurrection morale. Toute désobéissance sensible.
Alors, que faire ?
Ramener l’émotion dans la vie publique. Reconstruire des espaces où la vulnérabilité n’est pas ridiculisée, mais partagée. Où l’indignation légitime n’est pas étouffée, mais honorée. Là commence la réparation démocratique : non par des réformes abstraites, mais par une vérité émotionnelle collective.
Il nous faut des assemblées civiques du ressenti. Des lieux où l’on parle de ce qui fait mal, de ce qui fait peur, de ce qui donne espoir. Car sans cela, la démocratie n’est qu’un décor creux.
Nous devons rendre l’école émotionnellement lettrée. Chaque élève devrait apprendre à nommer ce qu’il ressent. La conscience émotionnelle n’est pas un luxe. C’est une infrastructure civique. Comprendre ses émotions, c’est comprendre le pouvoir, l’injustice, la condition humaine.
Nous devons demander des comptes aux algorithmes. Les plateformes sociales ne doivent pas être tenues pour responsables uniquement des fake news, mais aussi de la violence émotionnelle qu’elles rendent banale, virale, inévitable. La régulation ne peut plus être purement technique : elle doit devenir affective.
Nous devons renforcer ceux qui prennent soin de notre société.
Les travailleurs de l’attention, soignants, éducateurs, assistantes sociales, psychologues, ne sont pas des acteurs secondaires.
Ils sont les premiers intervenants de notre société blessée. Ils doivent être protégés, financés, valorisés, et surtout les inciter à rester vigilants, à veiller, lucidement, au chevet d’une société qui vacille, que d’aucuns préfèrent déjà croire morte.
Nous devons financer la réparation artistique collective. L’art ne doit pas seulement être beau : il doit être utile. Il doit soigner. Il doit réveiller. Il doit se ré-accaparer son vrais rôle. La culture n’est pas un supplément d’âme. C’est une infrastructure émotionnelle.
Ressentir n’est pas une fragilité. C’est une puissance politique. Si nos cœurs peuvent encore se briser, alors ils peuvent aussi reconstruire. Un autre monde.
Pas plus tard. Pas demain. Maintenant. Avant qu’il ne soit trop tard.
Parce que si nous perdons la capacité de ressentir, nous ne perdons pas seulement la compassion. Nous perdons ce qu’il reste de notre humanité.
Et ce qu’il restera alors… ce sera le silence.
Mahad Hussein Sallam - Écrivain, chercheur et penseur social &
abonné de Mediapart