Horreur ! horreur ! disent tout bas les âmes.-- Horreur, hélas ! répond la Liberté. —Tout n’est que vols et que meurtres infâmes ;Le Mal est dieu dans la société.-- Oui, pour le mal il est un lit de roses,Oui, pour ce maître il n’est rien de trop doux-- Nous subissons la logique des choses. —-- Conservateurs... de quoi vous plaignez-vous ?Vous qui voulez des lois, une Justice,Dévots soutiens du temple du Pouvoir,Vous qui versez au tronc de la policePlus que n’eût pris l’inquiet Désespoir ;Si dans la rue un watchman vous inspecte,-- Lui, l’homme d’ordre, — à l’instar des filous ;S’il vous détrousse à quelque heure suspecte :Gens attardés, ... de quoi vous plaignez-vous ?Bourgeois, pour qui tout est trafic et lucre,Vous dont Mercure assiste les bazars,Agioteurs de coton ou de sucre,Pasteurs d’humains, moissonneurs de dollars ;-- Etablissez des banques de commerce,Battez monnaie avec de vieux licous...Au vent du Nord la peur vous bouleverse...Monopoleurs, de quoi vous plaignez-vous ?Vous qui rêvez de loisirs et de fêtes,Femmes du maître ou femmes de commis,Et gaspillez en de folles toilettesTout l’or et plus qu’encaissent vos maris ;-- Pour satisfaire au luxe de vos jupes,Un check vaut mieux qu’un pauvre billet doux.Vous vous vendez ; vos amants font des dupes...-- Coeurs sans amours, de quoi vous plaignez-vous ?Vous dont le bras, ouvriers et manoeuvres,Nourrit un monde oisif et corrupteur,Vous qui donnez le produit de vos oeuvresPour, — noirs ou blancs, — enrichir l’exploiteur.-- Sujets soumis, —, on vous parque, on vous fouette.-- Marrons, —, la faim vous traque dans vos trous.L’esclave-humain ne vit pas, il végète...Déshérités, de quoi vous plaignez-vous ?Soit république, empire ou monarchie,Nargue du nom : — c’est de l’autorité.-- Tant que, courbé sous une hiérarchie,L’on rampera dans la légalité ;Tant qu’on n’aura, — de riche à prolétaire,D’esclave à maître, — aboli tous les jougs,-- Civilisés, de quoi vous plaignez-vous ?Ah ! ce qu’il faut pour vivre en harmonie,-- Vivre du bras, du coeur et du cerveau —Pour nous sevrer d’un monde à l’agonieEt revêtir la puberté du beau,-- C’est de jeter à l’égout Code et Bible,C’est de fouler aux pieds sceptres et knouts,-- L’ordre anarchique est l’ordre imprescriptible. —Esprits obtus, de quoi vous plaignez-vous !
J. D.(Joseph Dejacque)
Nouvelle-Orléans, octobre 1857.
[Le Libertaire, Journal du Mouvement Social, 1re année, n° 1, 9 Juin 1858]