La bêtise est une bombe à fragmentation. Elle ne frappe pas seulement l’intelligence, sa cible de prédilection, elle se propage en trouant les consciences qui se mettent à pisser de partout. Celles — essentiellement gestionnaires — du monde étatique et politique ont célébré leur incontinence par des actions de grâce, qui leur étaient doublement profitables. Les notables ont pu, en toute immunité, remercier le ciel — fût-il celui d’Allah — de les avoir débarrassés d’une poignée d’irrévérencieux. Dans le même temps, ils se sont offert, avec une pompe nationale française, cléricale-laïque et républicaine, le luxe de sanctifier en martyrs de la libre pensée des héritiers de Daumier et de Steinlen usant du droit, reconnu à chacun, de conchier en leur totalité les drapeaux, les religions, les margoulins politiques et bureaucratiques, les palotins au pouvoir (dont ceux qui jouèrent des coudes dans la manifestation ubuesque). Ils faisaient montre au demeurant de beaucoup de modération, si l’on compare Charlie à l’Assiette au beurre, au Père Peinard, à la Feuille de Zo d’Axa.
Sans doute n’a-t-on pas assez ri de cette messe œcuménique, célébrant les vertus d’une civilisation exemplaire, qui n’en finit pas de détruire les valeurs humaines au profit de la valeur marchande (il ne manquait au défilé de mannequins que Lehman Brothers, qui eût fait plaisir à Bernard Maris).
Passé l’onde de choc, si bien récupérée par les gens de pouvoir, que reste-t-il dans les décombres ?
Le même chaos psychologique et social, si profitable aux entreprises multinationales et aux mafias bancaires.
Le renforcement de la seule fonction encore assumée par l’État : la répression (de qui, de quoi ? Circulez il n’y a rien à voir !). Le clientélisme de gauche et de droite. L’hypocrisie humanitaire et les victimes en quête de coupables. La stratégie du bouc émissaire (ce n’est pas le système qui m’écrase, c’est mon voisin). L’idéologie enfin, ce tout à l’égout et à l’ego des intellectuels. L’idéologie où prolifèrent des idées qui, séparées de la vie, la vident de sa substance et n’en sont que les simulacres.
Du XIXe siècle à il n’y a pas si longtemps, on s’est battu, torturé, massacré pour des idéologies, comme au XVIe siècle, où un poil de cul biblique envoyait au bûcher.
Hier la bonne parole communiste masquait les goulags, les prêches nationalistes envoyaient des millions d’hommes au casse-pipe, l’éloquence socialiste occultait la solidarité des corrompus, partout, sous la table des valeurs évangéliques s’appliquait le « tuez-vous les uns les autres » (à quoi les Rwandais et les Yougoslaves ont au reste obtempéré sans avoir besoin de la religion). Les idées passent, la tripaille reste. C’est ce que Lautréamont appelait la tache de sang intellectuelle.
Dans l’émotion provoquée par l’assassinat de Charlie, je n’ai pas entendu le cri de la vie. Or ce n’est pas la République, la France, la liberté de pensée qui ont été agressées, c’est notre droit de vivre comme nous voulons (je parle de vivre, non de cette survie où chacun fait où on lui dit de faire). Je ne dis pas que ce cri n’a pas retenti. Des millions d’êtres ont pressenti que ce qui était offensé, c’était leur humanité même. Je pense seulement que la conscience n’a pas encore fait son travail d’accouchement. Alors que l’obscurantisme émotionnel trouve partout des emplois.
Il faut en revenir à la base, à ce que nous vivons et voulons vivre, sans nous prendre au piège des symboles et des abstractions. Ce n’est pas si facile. Les grandes baudruches politiques ont crevé mais nous continuons à patauger dans leurs détritus.
Que reste-t-il de ces idéologies hier encore si puissantes ? Le clientélisme les a éviscérées. Les déclarations programmatiques n’ont que des résonances de pet médiatique. En revanche nous sommes environnés de ces paroles qu’évoque Rabelais : elles tournent affolées dans l’air parce que la gorge qui les a proférées, et où elles veulent retourner, a été tranchée.
On assassine la vie et les mots tournent en rond.
Qu’est-ce que la liberté de pensée sans la liberté de vivre ? Un « cause toujours » à l’usage du n’importe quoi. Le pouvoir se fout bien du peuple, il le piétine avec des mots en guise de bottines. Les bottes militaires ne sont même plus nécessaires.
Sous l’énormité du mensonge que l’économie diffuse à longueur de journée, il y a ceux qui courbent le dos, ceux que la peur du lendemain persuade d’avaler l’amertume du présent, ceux qui s’appauvrissent, s’enragent et se désespèrent sous le talon de fer du profit. Tout se joue sous le mensonge des mots.
La vie est aujourd’hui l’enjeu d’un véritable combat. Il se livre en chacun. La gueule de bois du désespoir, cet alcool frelaté, fait facilement vaciller et passer d’un comportement à son contraire. Entre résistance et passivité, on souhaiterait que la frontière fût nette. Elle ne l’est pas. Pourtant les enjeux sont clairs. La résignation et son impuissance hargneuse fabriquent avec une désolante facilité des apeurés ordinaires, des suicidaires, des tueurs, des terroristes (ainsi baptisés pour les distinguer des policiers en bavure, des milices des compagnies multinationales, des promoteurs immobiliers jetant les familles à la rue, des agioteurs multipliant le nombre de chômeurs, des ravageurs de l’environnement, des empoisonneurs de l’industrie agroalimentaire, des juristes du Marché transatlantique dont les lois l’emporteront sur celles des nations).
Vouloir vivre envers et contre tout est l’autre choix, plus passionnant, plus difficile : on est seul et il y a tout à créer. C’est cela ou sombrer dans la violence en la tournant contre soi et contre ses semblables.
Il n’est pas vrai que les mots tuent. Les mots servent seulement d’alibi aux tueurs. Quand l’énergie ne nourrit pas la joie de vivre, elle s’investit dans la haine, le ressentiment, le règlement de compte, la vengeance.
Avec sa peur du désir, de la nature, de la femme, de la vie libre, la religion est un grand réservoir de frustrations. Ce n’est pas un hasard si les désespérés y puisent les mots qui leur permettront d’assouvir leur goût de la mort, des mots dont la sacralité invente du même coup ce qui la heurte et dont elle a besoin, le blasphème.
Le blasphème n’existant que pour le croyant, il suffit de faire glisser les mots comme des coquilles vides et de les remplir : attaquer la politique du gouvernement israélien, c’est être antisémite, écrire « ni maître ni Allah », c’est être islamophobe, dénoncer les curés pédophiles c’est blesser le chrétien dans sa foi. Je ne sais plus qui disait : donnez-moi une phrase d’un auteur, et je le ferai pendre.
La violence endémique est partout, produite et stimulée par un système économique qui ruine les ressources de la planète, appauvrit la vie quotidienne, menace jusqu’à la simple survie des populations. Les multinationales ont intérêt à favoriser les conflits locaux et la guerre de tous contre tous. Quelles meilleures conditions que le chaos pour piller impunément la planète, empoisonner des régions entières avec le gaz de schiste ou l’exploitation des filons aurifères ?
C’est une stratégie peu coûteuse que d’enrôler dans des affrontements absurdes des gens qui, avec un peu de réflexion, risqueraient de dénoncer les manœuvres des exploiteurs et de se liguer contre eux.
Allez donc jouer le jeu des commanditaires en accordant plus d’importance à certaines catégories d’assassins qu’à d’autres. Sous quel label rangerez-vous le taré qui en Norvège a massacré une centaine de personnes au nom de la pureté ethnique ? Et l’écolier qui un beau matin tue froidement ses compagnons de classe ?
Encouragée ou non par des factions religieuses ou idéologiques, la bêtise a la même origine : l’ennui, la frustration, l’abrutissement, le désespoir, la sensation d’être pris au piège dont seul peut libérer un grand bond vers le néant.
C’est ce piège qu’il s’agit de briser en brisant l’économie marchande. Sur son passage, elle ne laisse aucune chance à la vie.
Il faudra bien que sur l’autre versant de la désespérance un grand rire se lève, un rire universel ne laissant aucune chance au commerce qui d’un homme fait une chose.
Le rire de la joie de vivre retrouvée.
Raoul Vaneigem, 12 janvier 2015