L’Utopie déchue.
Une contre-histoire d’Internet (XVe-XXIe siècle) débute par le constat d’un double échec. Le premier est celui des promesses émancipatrices portées par les pionniers d’Internet. L’informatique et les réseaux devaient permettre l’émergence d’une société plus libre et plus démocratique. Or c’est exactement l’inverse qui s’est produit.
Internet, après s’être introduit dans nos vies, est devenu un outil de surveillance et de contrôle entre les mains des États et des entreprises. « Au point où il est raisonnable de penser qu’il aurait été préférable que jamais l’ordinateur ne fût inventé. »
Le second échec est en partie personnel, celui de l’auteur, sociologue mais également hacktiviste, membre fondateur de l’association de défense des libertés numériques La Quadrature du Net. Félix Tréguer a participé à la plupart des grandes batailles militantes de ces dernières années, dont beaucoup se sont soldées par des défaites. Malgré tous leurs efforts, et les révélations d’Edward Snowden en juin 2013, les hacktivistes n’ont pas réussi à empêcher l’adoption des multiples lois liberticides ni à ralentir l’emprise des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) sur nos vies privées.
Ce sont en outre les idéaux mêmes des pionniers de la contre-culture numérique qui ont été récupérés et retournés contre les usagers. Un renversement qui a plongé la technocritique dans une impasse théorique dont elle peine à sortir.
Pour Félix Tréguer, ce double échec tient en partie à un manque de recul, à une incapacité de penser la technologie en dehors de celle-ci. « Si nous avons remporté quelques victoires, je crois que nous avons non seulement collectivement échoué, mais aussi péché par orgueil et naïveté, bercés que nous étions par l’“utopie Internet” », écrit-il.
Cet excès de confiance a conduit les militants à se reposer sur des modes d’action situés à l’intérieur du numérique et du cadre légal défini par les autorités. « Depuis dix ans, j’ai participé, avec bien d’autres… [à] une opposition de droit destinée à préserver le potentiel émancipateur d’Internet, en défendant la légalité de certains modes d’action politique novateurs permis par le numérique, ou en invoquant les libertés publiques contre les politiques de contrôle d’Internet promues par les États », constate Félix Tréguer.
L’Utopie déchue n’est pourtant pas un livre de résignation. Après ces constats amers, l’auteur appelle à « ne pas battre sa coulpe » mais à « identifier des erreurs et éviter de les reproduire ». Pour cela, un renouvellement de la technocritique est indispensable. « Après un demi-siècle d’informatisation du monde, on pourrait continuer à recycler, sans plus trop y croire, les mêmes discours et les mêmes recettes pour éviter que l’informatique ne nuise aux libertés. Sauf qu’en attendant, nous perdons l’essentiel des batailles. Pendant ce temps, les nuages s’amoncellent », prévient-il.
Pour sortir de cette impasse, L’Utopie déchue opère un changement de perspective en étudiant non plus les technologies en elles-mêmes mais les dispositifs de pouvoir et les rapports de force dans lesquels celles-ci s’inscrivent sur le long terme. Plus qu’Internet, le sujet d’étude devient « l’espace public » et les « stratégies multiséculaires » déployées par l’État pour contrôler celui-ci.
Cette approche, écrit Félix Tréguer, a le mérite de « replacer L’État au centre de l’analyse politique d’Internet ». Car « en tant que dispositif au travers duquel l’État tente de stabiliser les rapports de force et de domination, l’espace public constitue […] un dispositif de pouvoir ».
S’inscrivant dans la lignée de Michel Foucault, l’auteur raconte cette histoire de l’espace public sous la forme d’une « contre-histoire » centrée sur les combats pour les libertés dépassant largement le cadre de l’Internet et de l’informatique.
Elle débute en effet dès le XVe siècle et l’invention de l’imprimerie typographique qui, « dès son apparition », « apparaît comme un instrument de contestation politique ». Même si la diffusion des livres est encore limitée, l’imprimerie est, déjà, un moyen de communication mis à la disposition du peuple, notamment à travers les « placards », des textes imprimés de manière clandestine et affichés sur les murs des villes.
« Les placards inscrivent l’écrit dans la rue, là où le peuple peut se rassembler, et ils sont donc éminemment subversifs », explique Félix Tréguer, qui rappelle « l’affaire des Placards », lorsque, dans la nuit du 17 au 18 août 1534, « des textes injurieux et violemment antipapistes » sont placardés sur les murs de plusieurs villes de France, marquant le début des guerres de Religion.
Face au développement de cette nouvelle technologie, le pouvoir royal fait tout pour en limiter sa diffusion au sein de la population et en réserver l’accès à quelques imprimeries, centralisées et contrôlées par les autorités. Cette répression repose sur la notion de « raison d’État », née entre le XIe et le XIIIe siècle, et qui va s’appliquer au nouvel « espace public ».
Pour imposer celle-ci, l’État va user de « techniques de gouvernement » encore d’actualité : « le secret, la surveillance, la censure, la régulation des métiers du livre et la propagande ». On trouve, déjà à l’époque, les rapports de force qui marqueront plus tard la diffusion d’autres technologies potentiellement émancipatrices. Comme l’explique Félix Tréguer, « la police de l’espace public constitue bel et bien l’une de ces technologies de pouvoir fondatrices de l’État moderne ».
La Révolution française est souvent vue comme un moment de libération de la liberté d’expression. À tort, explique le sociologue. « En dépit des poncifs républicains et des analyses historiennes sur la “phase libérale” de la Révolution – et si l’on excepte l’avancée majeure que constitue l’abandon de la censure préalable en 1789 –, la police de l’espace public bientôt remise en selle se situe dans la continuité de pratiques de l’Ancien Régime. »
D’un côté, « l’Assemblée constituante dominée par la bourgeoise libérale posera immédiatement le principe d’une citoyenneté restrictive fondée sur la propriété » et aura tendance à considérer la liberté d’expression comme « avant tout celle des “élites éclairées” ». De l’autre, les menaces de guerres, de révoltes et les conflits politiques qui marquent les premières années suivant la Révolution provoquent un retour en force de la « raison d’État », devenue, dans les Constitutions de 1795 et 1799, « sûreté de l’État ».
Ainsi, « entre 1792 et 1793, le nombre de journaux publiés à Paris est divisé par deux, passant de 216 à 113 ». À peine levé, « le contrôle postal est rapidement réactivé par les révolutionnaires ». Et « la surveillance du peuple est perçue comme essentielle à la sauvegarde des bonnes mœurs et à ce que les révolutionnaires appellent alors l’“esprit public” ». « En matière de censure, poursuit Félix Tréguer, après l’abrogation de la censure préalable durant la Révolution, le XIXe siècle marque une période d’allers-retours constants entre les dispositifs de contrôle a priori et les lois réprimant les infractions a posteriori. »
Même la loi de 1881 sur la liberté de la presse, « l’une des grandes œuvres démocratiques et libérales de la Troisième République », est l’occasion de compromissions. Ainsi, elle « réprime les formes d’expression typiquement populaires : les “cris et chants séditieux” ». « Ces formes d’expression relèvent non pas de la presse mais, comme le dira un député en 1884, “de la police de la rue”, tant elles sont “susceptibles d’entraîner les foules, de rallier les hommes de désordre et de violence”. »
« À y regarder de plus près, pointe Félix Tréguer, il apparaît clairement » que la loi de 1881 « est donnée en contrepartie d’un corsetage de l’espace public urbain : en consacrant l’opinion publique telle qu’elle se donne à voir dans l’imprimé, l’État referme l’espace de la ville où la foule pouvait engager un rapport de force autrement plus menaçant ».
Quelques années plus tard, les « lois scélérates » de 1893 et 1894, prises pour réprimer le mouvement anarchiste, vont « définitivement rompre avec la promesse libérale du législateur de 1881 », notamment en introduisant le « délit d’apologie des crimes et délits ».
Un nouveau tour de vis est donné durant la Première Guerre mondiale. « Alors que la République entre dans une double guerre contre les puissances étrangères et les séditions intérieures, le télégraphe est rattaché au ministère de la guerre et ses applications limitées aux domaines militaire et administratif », rappelle l’auteur. Le conflit est également le prétexte à « une inféodation sans précédent des journaux au pouvoir, avec la mise en place en France par les autorités de “commissions de contrôle” chargées du “bourrage de crâne” ».
L’« état d’urgence numérique »
Mais, déjà, une nouvelle technologie de communication apparaît, que le peuple tente de s’approprier et l’État de contrôler : la radio. « Comme le sera plus tard Internet, elle est très vite investie de nombreuses utopies esquissant la possibilité d’un réseau de communication mondial ouvert à tous », raconte l’auteur. « Les sans-filistes forment un véritable pilier de la vie associative de la Troisième République, les radio-clubs français réunissant à la fin des années 1920 près de 60 000 membres. »
De son côté, « l’État entame alors l’édification d’un dispositif institutionnel destiné à la surveillance des ondes au sein de l’administration des PTT, un centre d’écoute est mis en place ». Dans les années 1930, « l’utilisation croissante de la radio amateur à des fins de militantisme (de l’extrême droite à la gauche radicale) » conduit le gouvernement à prendre plusieurs décrets réduisant drastiquement les libertés de radioamateurs.
Durant la Seconde Guerre mondiale, les ondes radio sont également utilisées par la propagande nazie, qui « se fait parfois passer pour des émissions amateurs dans le but de décrédibiliser les responsables politiques français, tandis que les stations privées avaient activement participé à la propagande du régime de Vichy. Jusque dans les années 1970, le souvenir de ces manipulations et compromissions justifiera le retour du monopole public sur toutes les émissions radiophoniques, acté par une ordonnance du 23 mars 1945 ».
Dans les années 1970, le mouvement des radios libres reprend le combat de la libération des ondes dans un paysage radiophonique « sclérosé et dépolitisé », dominé par le monopole de l’ORTF. Les associations multiplient les émissions pirates, déjouant autant que possible les brouillages des autorités et les menaces d’arrestations.
Il faudra attendre 1981 et l’arrivée de la gauche au pouvoir pour que soit mis fin au monopole de l’État sur les ondes. Le mouvement des radios libres, auquel participent de nombreux passionnés de technologie, a durablement marqué le monde militant. « Au-delà du monde de la radio, il aura une influence durable sur l’activisme médiatique, et notamment sur les stratégies de résistance qui, bientôt, se déploieront sur Internet ».
À cette époque, le réseau ne s’est pas encore propagé au sein du grand public. Mais l’informatique et la révolution numérique ont déjà profondément influencé les esprits et donné naissance à « deux utopies techniciennes concurrentes ». La première est « celle des bureaucraties d’État qui conçoivent l’ordinateur non seulement comme une aide, voire un substitut, à la décision et à l’action humaine, mais aussi comme l’instrument d’une plus grande “efficacité” dans la conduite des fonctions régaliennes ».
La seconde est celle développée à partir des années 1960 par des « hippies technophiles » et vise à faire « de l’informatique une machine à communiquer capable de contribuer à l’épanouissement de l’individu démocratique ». « Ces appels à la démocratisation de l’informatique » vont donner naissance à de nombreuses initiatives comme les « associations d’amateurs consacrées à la construction artisanale de micro-ordinateurs, à l’échange de pièces de programmes, au partage de connaissances et à l’entraide ».
L’Utopie déchue retrace cette histoire de la contre-culture numérique : celle des premiers « phreakers », spécialisées dans le détournement des lignes téléphoniques, des hackers qui « brandissent […] la menace du sabotage informatique, équivalent numérique des destructions de matériel prisées depuis la fin des années 1960 par les groupes d’actions directes », des cypherpunks qui voient dans la cryptographie un outil pour rétablir l’équilibre démocratique ou encore le mouvement du logiciel libre qui lutte contre la confiscation de l’informatique par les entreprises.
Pourquoi ces mouvements n’ont-ils pas réussi à transformer la société ? Tout d’abord parce que l’État n’a en réalité jamais perdu le contrôle du développement de ces nouvelles technologies. Aux États-Unis, des anciens trotskistes reconvertis à l’économie de marché vont voir dans l’informatique le moyen de mener une révolution capitaliste, The Managerial Revolution, du titre d’un livre du professeur de philosophie James Burnham publié en 1941.
Plus tard désignés sous le nom de « Cold War Left », ils vont « opérer un étrange syncrétisme entre le matérialisme historique comme moteur du progrès, une vision technocratique de la cybernétique en tant que mode de régulation de la société, et le communalisme électronique esquissé par Marshall McLuhan ». Ce rêve d’une gestion rationnelle et informatisée du pays s’exportera en France sous la forme du fameux rapport Nora-Minc sur « l’informatisation de la société » publié en 1979.
Ensuite, le numérique va être la cible, dès les années 1990, de ce que le livre qualifie de « reféodalisation », d’une reprise en main. Au nom de la lutte contre les contenus pédopornographiques, terroristes, raciste, sexistes…, la liberté d’expression est de plus en plus encadrée sur Internet. Même si l’auteur ne nie pas certaines dérives, il note qu’à « chacune de ces controverses touchant à la liberté d’expression sur Internet transparaît aussi le mépris de la classe politique pour la plèbe bruyante qui se donne ainsi à voir, et non seulement en raison de ses discours haineux, mais aussi à cause d’expressions qui remettent en cause la domination symbolique ».
La lutte contre le terrorisme va, elle, permettre de placer Internet sous « état d’urgence numérique ». Dès les années 1970, les États instaurent des dispositifs de surveillance massive des moyens de communication, comme le système ECHELON déployé par la NSA [National Security Agency – ndlr] américaine.
Le 11 septembre 2001 et le début de la « guerre contre le terrorisme » vont être l’occasion pour les services de renseignement d’obtenir des pouvoirs considérables inscrits, aux États-Unis, dans le Patriot Act. Peu à peu, la toute-puissante NSA et ses alliés ont mis un place un dispositif de surveillance mondiale grâce à de multiples programmes révélés en juin 2013 par Edward Snowden.
L’Europe n’est pas en reste. Ainsi, « la flambée terroriste qui suit les attentats de 2001 va conduire le Royaume-Uni, la France et l’Italie à imposer aux opérateurs télécoms, puis aux hébergeurs, une conservation généralisée des données de connexions, ou “métadonnées”, associées aux communications de leurs utilisateurs ».
En France, les attentats de janvier et novembre 2015 vont être le prétexte à l’adoption de plusieurs lois liberticides, à commencer par la loi relative au renseignement de juillet 2015. Celle-ci légalise toute une série de pratiques présentées comme « a-légales », mises en place dans le plus grand secret depuis les années 1990 et visant à accroître les pouvoirs et les moyens des services de renseignement.
Cette « reféodalisation » est d’autant plus efficace qu’elle se fait avec la collaboration active des grandes entreprises du Net, que ce soit pour la surveillance ou la censure, privatisées et automatisées par les plateformes. Contrairement à ce qu’affirment les gouvernements, « l’intérêt de l’État n’est pas de lutter contre le modèle toxique de ces entreprises, mais bien de faire en sorte d’incorporer les capacités inégalées qu’elles développent en matière de surveillance, de censure et de propagande », explique Félix Tréguer.
Le mouvement hacktiviste, lui, fait l’objet d’une répression féroce, conduisant aux arrestations de nombreux hackers, parfois pour de simples actions symboliques au sein de la mouvance Anonymous. Le sort réservé aux membres de WikiLeaks, à commencer par Julian Assange et Chelsea Manning, montre la volonté implacable des autorités d’écraser les rêves de révolution démocratique par la transparence des pionniers du Net.
L’Utopie déchue pourrait être un livre défaitiste et déprimant. Comme le résume Félix Tréguer en conclusion, nous sommes entrés dans la « société de contrôle » décrite en 1990 par le philosophe Gilles Deleuze. Celle-ci fait suite aux sociétés de souveraineté et disciplinaires analysées par Michel Foucault. Aux individus, elle substitue « des “dividuels” sans corps – un néologisme désignant des “individus divisés”, atomisés, réduits à des “chiffres” – tandis que les masses deviennent “des échantillons, des données, des marchés ou des banques” ».
En définitive, c’est au contraire un livre enthousiasmant, qui tente de refonder la technocritique pour trouver de nouvelles stratégies. « Face à ceux qui, découragés par l’apparente incommensurabilité de Big Brother, seraient tentés de verser dans l’apathie », écrit Félix Tréguer, Gilles Deleuze « affirmait qu’entre la souveraineté, les disciplines ou le contrôle, “il n’y a pas lieu de demander quel est le régime le plus dur, ou le plus tolérable, car c’est en chacun d’eux que s’affrontent les libérations et les asservissements”. Ce qu’il faut, expliquait-il, c’est “chercher de nouvelles armes” ».
Jusqu’à présent, les stratégies militantes ont reposé sur « des approches éthiques, juridiques, technologiques ou organisationnelles » visant à « tenter de corriger les pires aspects des technologies modernes ». Le problème est que technologie et pouvoir forment un couple marchant main dans la main. Pour être efficace, l’hacktivisme doit donc avant toute chose opérer une « disjonction » entre pouvoir et technologie.
Or, poursuit le sociologue, « à l’heure où le Big Data et l’intelligence artificielle s’accompagnent d’une recentralisation phénoménale des capacités de calcul, un tel découplage entre pouvoir et informatique paraît moins probable que jamais. Et si l’on admet qu’il n’adviendra pas dans un futur proche, alors il est urgent d’articuler les stratégies classiques à un refus plus radical opposé à l’informatisation du monde ».
En clair : « Ce qu’il nous faut d’abord et avant tout, c’est débrancher la machine. »