JE ME SUIS ARRÊTÉ DE FUMER
Je me suis arrêté de fumer plusieurs fois :
En 1916, quand c’était dangereux d’allumer trois allumettes
de suite au même endroit parce que l’ennemi avait alors le
loisir de vous repérer, de vous viser et de tirer.
En 1970, quand le cancer du poumon menaçait les
fumeurs de cigarettes.
En 1972, quand le cancer de la gorge menaçait les fumeurs
de pipes.
En 1968, quand il y avait déjà assez de la fumée ordinaire
des gaz lacrymogènes pour ne pas ajouter la fumée élégante
des cigarettes anglaises.
En 1936, quand le Front Populaire partait en vacances au
bord de la mer et qu’il fallait tenir le guidon du vélo à deux
mains.
En 1802, quand ma femme a accouché pour la première fois
et qu’on m’a appelé pour voir le bébé.
En 1980, pour participer à un grand mouvement de
générosité organisé par un poste de radio périphérique en
versant l’argent ainsi économisé aux vieillards, aux
handicapés, aux pauvres du Tiers monde et des banlieues.
En 1961, pendant mon service militaire pour obtenir la
considération de mon adjudant en échange des cigarettes du
soldat.
En 2050, pour ne pas obscurcir l’image de la première
femme qui se déshabillait devant moi.
En 2070 enfin quand je suis mort et qu’il était absolument
interdit de fumer dans les lieux publics, y compris les
cimetières et les fosses de la commune.
En 1981, au moment des grandes chasses au fumeur
pendant lesquelles celui-ci était traqué jusque dans sa
baignoire par les anciens fumeurs qui ne pardonnaient pas à
ceux qui continuaient de fumer d’éprouver un plaisir qu’ils
n’avaient plus.
En 1999, pour protester contre une loi qui imposait une
consommation minimale et obligatoire de haschich pour
relancer l’économie.
Le 6 mai 1934 et chaque année à la même date pour fêter
l’anniversaire de cet heureux événement.
Guy CHATY (in j’ai laissé mourir le soir, Éd. St-Germain-des-Prés, 1979)