Europe : les démocraties sous tension

Marc Lazar

mercredi 5 juin 2024, par bally26.

Europe : comment et pourquoi les démocraties sont-elles sous tension ?

Par : Marc Lazar - Professeur émérite d’histoire et de sociologie politique à Sciences Po et titulaire de la Chaire BNP-BNL-Paribas Relations franco-italiennes pour l’Europe à l’université Luiss Guido Carli à Rome.

Défiance politique, exaspération et colère d’une partie des populations, aspiration d’autorité et poussée des populismes… Les démocraties européennes sont actuellement déstabilisées. Les défis viennent de l’extérieur mais aussi de l’intérieur.

SOMMAIRE

  • La démocratie contestée
  • Une défiance politique bien ancrée sur fond de diverses crises
  • La montée des populismes et l’impératif de rénovation de la démocratie
  • En ce premier quart du XXIe siècle, la démocratie démontre sa fragilité qui rappelle une fois de plus qu’elle résulte toujours d’un combat. Ce fut déjà le cas au siècle dernier.

En Europe, dans les années 1920 et 1930, elle fut défiée par le communisme, le fascisme et le nazisme. Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, elle se reconstruisit, du moins en Europe occidentale car, dans l’autre Europe, celle sous domination soviétique, régnait la dictature. Dans les années 1960-1970, la grande contestation politique et culturelle partie des États-Unis déferlait en Europe, mobilisant notamment la jeunesse, cette nouvelle catégorie sociale qui ébranlait toutes les sociétés. Une partie d’elle, notamment en France, en Italie, en Allemagne, en venait à contester les démocraties libérales et représentatives considérées comme sclérosées, répressives, et uniquement au service du capitalisme, en somme pas vraiment démocratiques.

Des groupes extrémistes voulaient l’abattre, à droite, les néofascistes, à l’époque les moins nombreux, à gauche, les maoïstes et les trotskistes qui entendaient établir la dictature du prolétariat. Certains, notamment en Allemagne et davantage encore en Italie, iront jusqu’à prendre les armes. Toutefois, au milieu de la décennie des années 1970, la Grèce, le Portugal et l’Espagne en finissaient avec leurs régimes dictatoriaux, entamaient leurs transitions démocratiques et, rapidement, demandaient à rejoindre la Communauté économique européenne.

À l’Est, après le printemps de Prague interrompu par l’arrivée des troupes du Pacte de Varsovie à l’été 1968, la Pologne, confortée par l’arrivée à la tête de l’Église catholique du pape Jean-Paul II, se révoltait contre le joug communiste mais se heurtait à la répression du pouvoir. Toutefois, en 1989, le mur de Berlin tombait, entraînant dans sa chute les régimes communistes et, en 1991, celle de l’URSS. L’euphorie régnait alors, la démocratie semblait avoir triomphé une bonne fois pour toutes face à son adversaire, le totalitarisme communiste, et, un auteur américain à succès, Francis Fukuyama, pouvait évoquer la fin de l’histoire.

La démocratie contestée

Or, depuis, un renversement spectaculaire s’est produit, provoqué entre autres par l’intensification de la mondialisation et ses considérables effets politiques, économiques, sociaux et culturels. Célébrée au départ par nombre de penseurs comme porteuse de félicité, elle s’est révélée avoir aussi de redoutables effets délétères. Ainsi, de nos jours, la démocratie recule dans le monde entier. The Economist publie chaque année un indice démocratique et, l’an dernier, l’hebdomadaire britannique lançait un cri d’alarme : moins de la moitié de la population du globe vit dans une démocratie.

La Chine et la Russie s’érigent en modèles d’ordre, d’efficacité et de réussite par rapport aux démocraties honnies et méprisées. Dans le monde islamiste, le rejet de celles-ci est total et se double d’une haine des « mécréants » qui trouve des relais jusque dans nos sociétés européennes. En Afrique, la démocratie est faiblement implantée tandis que, de plus en plus violemment, l’Europe est mise au banc des accusés pour son colonialisme passé qui, selon ses critiques, dément ses principes et ses proclamations démocratiques. Ainsi, le contexte international n’œuvre pas en faveur de la démocratie.

Davantage. Nos démocraties sont elles-mêmes déstabilisées. Pas simplement par les attaques venues le plus souvent de Russie, mais également de la Chine, et qui passent par une désinformation systématique et une action d’envergure sur les réseaux sociaux, lesquels ont par ailleurs profondément transformé les rapports des citoyens à l’information et à la politique. Mais aussi parce qu’elles sont minées de l’intérieur. Et pas uniquement en Europe. Qui aurait pu imaginer voir un jour aux États-Unis, les scènes du 6 janvier 2021 avec l’assaut du Capitole par les partisans de Donald Trump, intimement convaincus que leur champion avait gagné les élections ? Et cela dans la plus grande démocratie du monde, qui prétend avoir une mission universelle en faveur de l’idéal démocratique.

Une défiance politique bien ancrée sur fond de diverses crises

En Europe, une forme de fatigue démocratique s’est installée. Après le coup d’État du général Jaruzelski en décembre 1981 qui visait à museler le vaste mouvement social de Solidarnosc, le dirigeant communiste italien, Enrico Berlinguer, avait parlé de « l’épuisement de la force propulsive de la Révolution d’Octobre ». Pour le paraphraser, on peut parler d’une forme d’épuisement de la force propulsive de la démocratie libérale et représentative apparue depuis les années 1990. À quoi est-elle due ?

Pour répondre à cette question de la manière la plus concrète possible, nous allons nous concentrer principalement sur quatre pays européens : la France, l’Allemagne, l’Italie, et la Pologne. Les trois premiers sont parmi les plus peuplés de l’Union européenne (UE) et furent des membres fondateurs de la Communauté économique européenne, tandis que le dernier est un nouveau venu dans l’Union européenne ayant expérimenté la dictature communiste. Ces pays sont différents par leurs histoires, leurs systèmes politiques, leurs modes de scrutin, l’organisation du rapport entre État et société etc. Pourtant, ils sont tous les quatre confrontés à des défis comparables qui existent également dans le reste de l’UE.

Le Baromètre de la confiance politique 2024, réalisé chaque année par le CEVIPOF, un centre de recherches de Sciences Po, porte sur ces mêmes pays. Il révèle une importante défiance politique. Le principe de la représentation en vient à être rejeté par une partie de la population.

Les Européens et la défiance politique

  • 70% des Français, 55% des Allemands, 46% des Polonais et 66% des Italiens n’ont pas confiance en la politique.
  • 70% des Français, 68% des Italiens, 63% des Allemands et 75% des Polonais se défient de leur gouvernement,
  • 69% des Français, 72% des Italiens, 58% des Allemands et 76% des Polonais de leur Parlement,
  • 60% des Français, 58% des Italiens, 56% des Allemands, 59% des Polonais de l’UE. Le Parlement européen n’inspire pas confiance à 62% des Français, 70% des Italiens, 58% des Allemands et 63% des Polonais.
  • Par ailleurs, 68% des Français, 63% des Italiens 64% des Polonais estiment que leur démocratie ne fonctionne pas bien, le pourcentage des Allemands étant plus faible (47%).
  • 68% des Français, 71% des Italiens, 72% des Polonais déclarent que leurs responsables politiques sont corrompus, sentiment partagé par un Allemand sur deux.
  • Enfin, l’écrasante majorité des habitants de ces quatre pays estiment que leurs responsables politiques sont déconnectés de la réalité et ne servent que leurs propres intérêts. Tout cela explique en partie une abstention croissante et le vote pour des partis protestataires et populistes.

Source : Cevipof, Baromètre de la confiance politique 2024.

La désaffection envers la démocratie a donc un fondement politique. Mais en rester là serait une erreur. Interviennent également des facteurs sociaux :

si le taux de chômage se situe en UE à des niveaux historiquement bas, aux alentours de 6%, le marché du travail souffre en revanche de certaines formes de précarisation, en particulier pour les jeunes ;
si l’Europe est le continent le moins inégalitaire du monde (G. Allègre, « Des inégalités européennes : inégalités sans frontière », OFCE Le Blog, 30 mars 2017) et si d’incontestables progrès ont été globalement réalisés, les inégalités de revenu, de patrimoine, de genre, de générations et de territoires persistent, quelques-unes se sont même accrues dans certains pays et sont mal vécues par les citoyens de l’UE. Français, Italiens, Allemands et Polonais considèrent massivement qu’il y a trop d’inégalités entre riches et pauvres.
Toutes les enquêtes dont nous disposons montrent que la détérioration du pouvoir d’achat est devenue l’une des priorités des Européens, comme l’accès au logement, la protection en matière de santé et la lutte contre le réchauffement climatique. Aux yeux de nombreux Européens, la démocratie ne semble plus synonyme de croissance, de prospérité, d’amélioration du niveau de vie et de protection sociale, comme de l’extrême fin des années 1940 jusqu’au tournant des années 1970-1980, avec des nuances selon les pays et, là encore, de fortes disparités sociales. D’où la préoccupation pour l’avenir que les Européens ressentent.

Enfin, une interrogation culturelle et identitaire exacerbée par certains partis secoue les démocraties européennes. Ce questionnement est double. D’une part, comment se définir aujourd’hui ? Comme un citoyen d’un village, d’une ville, d’une région, d’un pays ou de l’UE ? Ce trouble préoccupe nos sociétés de plus en plus individualisées et qui rencontrent les plus grandes difficultés à créer un vivre-ensemble. D’autre part, l’immigration et les migrations inquiètent les Européens, d’autant que, là aussi, certains partis jouent de ces craintes.

Les Européens et l’immigration

Selon le baromètre de la confiance politique de 2024, 62% des Français, 52% des Italiens, 66% des Allemands et un peu moins d’un Polonais sur deux veulent que leur pays se ferme davantage sur le plan migratoire. 61% des Français, 60% des Italiens, 65% des Allemands et plus d’un Polonais sur deux estiment qu’il y a trop d’immigrés. Cette hostilité se nourrit de la crainte de l’Islam que nombre d’Européens associent à l’islamisme radical et aux attentats qui ont frappé nombre de pays européens. 61% des Français, 59% des Polonais, 55% des Allemands et un peu moins d’un Italien sur deux considèrent que l’Islam constitue « une menace pour nos institutions ».
Source : Cevipof, Baromètre de la confiance politique 2024.

La crise des deux grands modèles d’intégration, le modèle multiculturel d’une part acceptant l’existence des communautés, et, de l’autre, le modèle républicain à la française qui repose sur l’adhésion volontaire des citoyens à des règles et valeurs communes, accroît le sentiment que l’immigration met en péril les modes de vie considérés comme traditionnels et atemporels alors qu’en vérité ceux-ci sont en perpétuelle évolution et nourris d’apports extérieurs.

Tous ces éléments politiques, socio-économiques et culturels, auxquels s’ajoute la hantise de la guerre qui se déroule en Ukraine, provoquent l’exaspération et la colère d’une large partie des populations, surtout les moins favorisées et instruites, vivant le plus souvent dans les communes rurales, les villes petites et moyennes. Exaspération et colère expliquent la progression des formations populistes qui, dans le même temps, agissent délibérément pour accroître celles-ci.

La montée des populismes et l’impératif de rénovation de la démocratie

Les populistes expliquent que la société est fondamentalement séparée en deux camps homogènes et antagoniques. D’un côté, le peuple pur, vertueux, bon, de l’autre, la classe dirigeante qui forme une élite globalisée, corrompue, complotant en permanence contre le peuple. Leurs leaders, jouant à fond la carte de la personnalisation de la politique, prétendent incarner la volonté générale du peuple dont la souveraineté ne saurait souffrir de limites. Par conséquent, ils se proclament les plus démocrates des démocrates, déclarent vouloir donner le pouvoir au peuple par la démocratie directe et immédiate, c’est-à-dire sans intermédiaire et dans l’urgence. En effet, selon eux, il n’y a pas de problèmes compliqués mais uniquement des solutions simples.

Il existe des populismes de gauche, très minoritaires en Europe, et surtout des populistes de droite radicale, comme, par exemple en France, le Rassemblement national et Reconquête. Ces derniers présentent des points communs, par exemple la critique plus ou moins prononcée de l’Europe, la « préférence nationale », l’hostilité aux immigrés et à l’Islam. Mais ils n’affichent pas tous les mêmes caractéristiques et divergent en matière de politique économique, de questions de société, de politique internationale, notamment par rapport à la guerre en Ukraine, à la Russie ou dans leur attitude par rapport à l’OTAN et aux États-Unis. Leur ascension n’a donc rien d’irrésistible.

S’ils se sont adaptés à la démocratie, en revanche ils ne se sont pas convertis au libéralisme politique. Aussi, dans certains pays à faible expérience démocratique, ils réduisent progressivement les libertés, contrôlent les médias et mettent au pas les contre-pouvoirs, instaurant de la sorte des « démocraties illibérales ». La Hongrie en fournit un exemple saisissant.

Le populisme est devenu un phénomène durable, solidement enraciné dans nos sociétés. Il n’est pas une maladie de la démocratie. Il administre la preuve irréfutable du profond malaise démocratique. Or celui-ci est ambivalent. D’un côté, il se traduit par une aspiration à l’autorité, qui ne signifie pas à l’autoritarisme.

Les Européens et l’aspiration à l’autorité

Selon le baromètre de la confiance politique, près d’un Polonais sur deux, 37% des Italiens et des Allemands et 34% des Français estiment que cela serait très bien d’avoir un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du Parlement et des élections. Dans le même temps, la demande de participation est manifeste et exigeante. 78% des Polonais, 71% des Français, 70% des Allemands, 67% des Italiens estiment que « la démocratie fonctionnerait mieux si les citoyens étaient associés de manière directe (pétitions, tirage au sort) à toutes les grandes décisions politiques ». 70% des Polonais, 67% des Italiens et des Allemands, 66% des Français considèrent que le fonctionnement de la démocratie serait amélioré « si les organisations de la société civile (associations, syndicats) étaient associées davantage » à ces mêmes décisions.
Source : Cevipof, Baromètre de la confiance politique 2024.

Le populisme représente un défi redoutable pour nos démocraties. Comment le relever ?

Plusieurs solutions peuvent être envisagées d’autant que nos démocraties et l’UE, malgré leurs défauts et leurs faiblesses, disposent d’une réelle capacité de résilience :

  • d’abord, il s’agit d’agir sur les questions économiques et sociales mais aussi environnementales en prenant soin que les politiques publiques pour lutter contre le réchauffement climatique ne pénalisent pas les plus démunis. La crise des gilets jaunes en France en 2018 et 2019 et les importants mouvements de protestation des paysans dans différents pays européens contre le Pacte vert (Green deal) de la Commission européenne démontrent, s’il en est encore besoin, la nécessité de concilier les politiques environnementales avec la justice sociale et une mise en œuvre efficace et simplifiée de la mise en œuvre des dispositions adoptées.
  • Ensuite, cela suppose de répondre aux questionnements culturels et identitaires, par exemple, en régulant les flux migratoires et en inventant de nouveaux modèles d’intégration des immigrés. Être capable aussi d’inventer un récit national ouvert à l’Europe, auxquels, malgré tout, les Européens demeurent fortement attachés. Refonder également les valeurs humanistes, de solidarité et de fraternité s’impose comme une exigence ;
  • d’un point de vue politique, il s’agit d’engager un aggiornamento des institutions pour les rendre plus efficaces, plus démocratiques et ainsi renouer de la confiance. Chaque pays a ici sa particularité. Mais partout peuvent être envisagées des expérimentations de démocratie participative. Démocratie participative et non directe, car elle ne se substitue pas à la démocratie représentative mais la complète sans remettre en cause sa prééminence. Il s’avère également nécessaire de disposer d’une classe politique exemplaire, plus diversifiée dans sa composition même s’il est impossible qu’elle soit le miroir de la société, mais ouverte aux jeunes, aux femmes et à une grande variété de professions.

Voilà de grands chantiers pour rénover nos démocraties. Cela demande du temps or la pression populiste est forte comme le défi des régimes autoritaires. C’est bien la démocratie qu’il faut sauver. Et c’est la tâche de chaque citoyen.

- voir aussi :

La démocratie directe peut-elle être une réponse à la crise de la démocratie représentative ?

Voir en ligne : Europe : les démocraties sous tension


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