A gauche et ailleurs, la planification revient au goût du jour.
Mais la planification écologique est-elle possible ?, souhaitable ?
Voici un bon article qui replace les velléités de néo-planifications dans l’histoire et dans leurs impasses structurelles.
- A gauche, les impasses de la société techno-industrielle restent en partie les angles morts de la planification écologique
- La subsistance ou la dépendance au Marché/Plan
Planification écologique : frein d’urgence ou administration de la catastrophe ?
Les plans de sauvetage ne manquent pas de surgir face à l’emballement des catastrophes et des inégalités. S’ensuit une renaissance de l’idée de « planification » pour piloter les sociétés industrielles dans un monde globalement instable. En retraçant l’histoire de cette idée, Geneviève Azam nous rappelle ici qu’aucune planification écologique ne pourra s’extraire de notre condition terrestre, de ses limites et de ses multiples interdépendances.
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« Les informations produites à flux continu par l’ensemble des acteurs économiques, recueillies par les systèmes des big data, permettraient de connaître les préférences d’un grand nombre de consommateurs quasi instantanément, sans passer par le système des prix »7, à condition, ajoutent Durand et Keucheyan, que ces informations soient « socialisées, placées sous contrôle démocratique et réorientées vers l’utilité sociale. »8 Une des failles majeures de la planification soviétique, soulignée par Hayek, serait ainsi dépassée.
Ces propositions expriment-elles une foi progressiste dans la technologie, au nom cette fois d’une écologie radicale – qui ignorerait les critiques de la neutralité de la technique – et/ou le retour du « calcul socialiste », nécessaire pour élaborer un Plan central ? Pourtant, comme l’écrit ailleurs l’un des auteurs9, les big data ne sont pas neutres. C’est justement pourquoi, socialisées ou privées, elles mettent en œuvre une raison calculante, un gouvernement par les chiffres, et la construction de citoyens-consommateurs abstraits, standardisés (malgré l’apparence de diversité) et au final « extra-terrestres ». Ces technologies annihilent ainsi la possibilité d’ingérence ou d’autonomie de la part des travailleurs, des consommateurs, des citoyens, face aux dirigeants et bureaucrates, prétendant tout prévoir, calculer et planifier en flux tendu, qui savent ce qui compte et comment le compter. Voir dans ces techniques, même socialisées, un moyen puissant pour élaborer un plan central, équilibrant l’offre et la demande globale, laisserait finalement entendre que les limites du plan central et du calcul seraient d’ordre technique, une fois l’État décentralisé et démocratisé.
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Cependant, si les planistes ont été fustigés par les néo-libéraux dans les années 1930 et après, ils se rejoignent pour préconiser un gouvernement d’experts. Pour les ordo-libéraux, l’ordre passe par une Constitution économique, approuvée par le peuple, qui régira le système économique selon des normes ayant une valeur juridique structurante et supérieure à la loi ordinaire. Pour Hayek, le marché produit du savoir, contrairement aux autres institutions, et il revient aux économistes de le diffuser et de le traduire en lois. Économistes qui connurent leur heure de gloire à l’apogée du néolibéralisme dans les années 1980-1990. À l’heure de la débâcle néo-libérale et de sa radicalisation, de la flambée des menaces et des incertitudes, les options planistes refont surface.
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Ce détour par les années 1930 inscrit l’émergence du club d’ingénieurs et gestionnaires du Shift Project, dirigé par Jean-Marc Jancovici, dans le bégaiement d’une histoire plus longue. Tout est consigné dans son plan de transformation de l’économie française16. L’électrification générale : tel est le projet féerique pour « Un monde sans fin »17. Un monde sans rapports sociaux particuliers, un mécanisme sans frottement, un monde de « nous » indifférenciés. Je ne discuterai pas ici du catalogue des propositions par secteurs, des choix et des données utilisées18. C’est l’avant-propos, rédigé par Jancovici, ainsi que son « mot de la fin » qui ont retenu mon attention et m’ont replongée dans les années 1930 et la musique du fameux « ni-ni » : « Notre plan n’est ni croissantiste, ni décroissantiste. Il se situe sur un autre terrain »19, peut-on lire dans l’avant-propos. Alors, quel est ce terrain ? La décarbonation planifiée de tous les secteurs de l’économie française. Un terrain « positif », en lieu et place d’une écologie punitive, pour « Concilier sobriété et capitalisme ».
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Le choix binaire, Plan ou Marché, met en scène une opposition irréductible entre deux fictions avec majuscules, éliminant toute autre forme d’organisation. Seront passées sous silence aussi bien le caractère illusoire d’un marché spontané et horizontal qui surgirait naturellement de la libération des forces économiques que celui d’une planification verticale et impérative, qui, dans les faits, n’a pu s’imposer durablement que par le recours à des improvisations, des relations horizontales, non déclarées, informelles, remplissant souvent des fonctions vitales pour la subsistance de la société et s’apparentant à des marchés concrets. Relations informelles qui ont aussi alimenté les réseaux structurés d’une économie souterraine et mafieuse. Ainsi seront ignorées les autres formes d’organisation, marchandes ou non marchandes, décentralisées, coopératives ou communales, tout comme celles qui ne font pas de l’accumulation le cœur de la présence au monde.
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« Des plans pour la concurrence » : la leçon est entendue au moment où le chaos écologique remet au devant de la scène la matérialité de l’économie, les infrastructures industrielles et la logistique. L’impératif de modernisation s’accélère et se déplace. Il prend la forme d’un Plan de décarbonation pour atteindre « les objectifs de neutralité carbone en 2050 » grâce à une écologie industrielle de marché. À l’heure du dépassement des limites terrestres, des incapacités humaines à prévoir et même imaginer les forces soulevées par les dérèglements écologiques, la planification écologique est une déclaration de puissance et de reprise en main. Il s’agit de se saisir du choc climatique pour « rationaliser », « moderniser », « décarbonner » le capitalisme et lui donner une nouvelle respiration.
Il s’agit aussi d’une tentative de planification et de pilotage du « système Terre », afin de le rendre compatible avec les exigences de la civilisation industrielle et du capitalisme. Pour la Terre, le « laissez-faire » est proscrit. Intervention massive, forçage, domestication, humanisation, traque du « sauvage » et du « nuisible », géo-ingénierie : la maîtrise « rationnelle » de la nature est soumission des milieux de vie terrestres, humains et autres qu’humains, aux mouvements alliés du capital et de la technique. Le « laissez-faire » écologique fut également proscrit par les planificateurs soviétiques, bravant les conceptions « bourgeoises » de la Nature et n’hésitant pas à sacrifier l’agriculture pour l’industrie lourde, à détourner des fleuves pour irriguer des terres sablonneuses, comme il l’est aujourd’hui par les planificateurs chinois qui entendent piloter la pluie avec les outils de la géo-ingénierie. Cet acharnement dominateur a produit les désastres présents, qui, loin d’être assumés comme l’échec concret et avéré de ce délire de maîtrise, produisent à la fois une honte prométhéenne27, dirait Günther Anders, et du ressentiment. Ils accélèrent la volonté de puissance et les projets virilistes d’extraction, de manipulation, de profanation de la Terre.
- A gauche, les impasses de la société techno-industrielle restent en partie les angles morts de la planification écologique
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Au regard de cette histoire, la planification est indissolublement liée à l’émergence de sociétés industrielles de masse, à la logistique étatique du temps des guerres industrielles, et à la croissance infinie. Elle est orientée vers un futur transparent et maîtrisable, selon un temps progressiste s’écoulant de manière linéaire, un temps abstrait. Elle vise l’ « amélioration ». Or, cette « amélioration » s’est retournée en désastre : alors que devait s’élargir l’horizon des possibles, il ne cesse de se rétracter. Nulle part, avec plus ou moins d’intensité, elle n’a échappé à l’affaiblissement et à la dévalorisation de la démocratie, quand ce ne fut pas sa suppression : « Les environnements étriqués et planifiés, quant à eux, engendrent des populations moins compétentes, moins innovantes et moins ingénieuses. Une fois créé, ce type de populations personnifierait ironiquement exactement le type de matériau humain qui aurait besoin d’une étroite supervision par le haut »30.
Que faire aujourd’hui alors que se déchaîne une guerre globale, menée à plus ou moins bas bruit par un monde armé d’infrastructures et de technologies meurtrières, d’appareils technocratiques, d’industries de la consolation tenant les populations tranquilles, guerre dont l’issue se dessine déjà à coup de catastrophes écologiques, de pandémies, de déchaînements de violences racistes et sexistes, de destructions irréversibles des milieux de vie et des mondes familiers, de guerres militaires ?
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S’il est un enseignement concret des catastrophes présentes, c’est à la fois notre appartenance à des milieux de vie, tissés d’interdépendances, et à des sociétés complexes, enchevêtrées, minées par le capitalisme jusqu’au niveau le plus local, voire le plus intime. Au lieu de s’en remettre exclusivement à des statistiques globales, de plus en plus sophistiquées et finalement abstraites, soumises à des évènements improbables, de se soumettre à l’ordre des masses et des quantités, faisons aussi confiance à une intelligence sensible, concrète, alliant les savoirs-experts et les savoirs pratiques33 nés de l’expérience, de luttes, d’enquêtes. Des « enquêtes », car « nous ne voulions pas partir de réponses toutes faites », écrit le collectif Reprises de terres34, qui est le nom d’un groupe d’enquête militant engagé pour répondre à la catastrophe foncière.
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C’est pourquoi je conclus en me tournant du côté du « tournant matérialiste » et des perspectives de la subsistance, réactualisées depuis les années 1970 par des féministes allemandes, et depuis, par nombre d’expériences et de réflexions38. Ces chercheuses s’inspirent de Rosa Luxembourg et de son analyse du développement du capitalisme par la destruction de la subsistance : « Ce n’est qu’après avoir détruit la capacité de survie des gens qu’ils deviennent totalement et inconditionnellement soumis au pouvoir du capital ».
Il s’agit, selon cette perspective empirique, d’une réévaluation des travaux de subsistance, celui des femmes mais aussi des paysan·nes40, des immigré·es et plus généralement de celles et ceux subissant la housewifization41 d’une grande part du travail salarié : « La perspective de la subsistance consiste à regarder le monde par en bas, depuis la vie quotidienne, et non par en haut, depuis les instances de pouvoir qui manipulent l’opinion dans le seul but de se perpétuer »42. Engagées dans le mouvement écologiste, elles font de la subsistance l’expression de la continuité entre les éléments naturels et les humains. Il ne s’agit pas d’une « économie » de la subsistance, d’un nouveau modèle économique, mais bien d’une perspective, d’un processus, engageant une vision et des pratiques, à partir du constat suivant : « Pour les hommes et les femmes qui profitent de la guerre contre la subsistance, la subsistance représente l’arriération, la pauvreté et les corvées. Pour les victimes de cette guerre, elle est synonyme de sécurité, de vie bonne, de liberté, d’autonomie, d’autodétermination, de préservation des moyens d’existence économiques et écologiques et de diversité culturelle et biologique ».
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Un tel processus, à l’échelle d’une biorégion par exemple, pourrait s’inaugurer et s’organiser à partir d’expériences concrètes, d’états des lieux, d’une connaissance partagée des multiples interdépendances au sein des milieux de vie, entre régions, entre les peuples du monde. Le soin et la réparation des blessures et dévastations, la prise en compte de la diversité des histoires et des devenirs, l’importance des communs et de leurs institutions, sont constitutifs d’un tel processus. Une perspective de la subsistance suppose de s’affranchir du Marché ou du Plan comme pourvoyeurs de la subsistance.
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