En guise de bonne année :
on devrait réaliser que le drame n’est pas que la civilisation industrielle court à la catastrophe, qu’elle risque de s’effondrer. L’effondrement de la civilisation industrielle, c’est plutôt la solution au désastre en cours, ça serait, dans l’ensemble, en tout cas pour le long terme et la vie sur Terre, une bonne nouvelle. Le drame, c’est plutôt que tout continue et qu’on ne voit toujours pas se profiler de terme à l’inexorable empirement de la situation globale
BONS BAISERS DE CAPO ROSSO
La fin de l’année et le solstice d’hiver portent l’idée de cycle ou de recommencement. Malheureusement, sous le règne de la civilisation, sous l’empire de la technologie, les principaux cycles auxquels nous assistons, dans une impuissance presque totale, sont des cycles de destructions et d’accumulations ou de diversifications des polluants épandus dans ce qu’il reste des milieux naturels.
Chaque année, la quantité de plastiques, de métaux lourds et d’une myriade de substances chimiques nocives (herbicides, pesticides, perturbateurs endocriniens, « polluants éternels », etc.) qui contamine les sols, les océans, les mers, l’atmosphère, les nuages et le sang des êtres vivants, augmente. « Arsenic, cadmium, chrome… Tous les Français sont contaminés aux métaux lourds, y compris les enfants » (Le Monde, 5 juillet 2021). Chaque année, davantage de terres sont artificialisées (déforestation, bétonisation, etc.). Chaque année, davantage de déchets en tous genres, déchets radioactifs, déchets ultimes, déchets électroniques (e-déchets), etc., s’entassent, s’amoncellent ou se concentrent ici et là, et notamment dans des décharges à ciel ouvert ou sous-terraines. Chaque année, la concentration atmosphérique en gaz à effet de serre s’accroit, parallèlement à la combustion d’hydrocarbures et à la consommation de matières premières en général, qui pourrait doubler d’ici 2060, selon un rapport de l’OCDE (sachant que l’utilisation annuelle mondiale de matériaux est aujourd’hui estimée à 90 milliards de tonnes et qu’elle était de 24 milliards de tonnes en 1970).
Le nombre de foyers possédant une télévision atteint 1,72 milliard et continue d’augmenter. Il devrait dépasser 1,8 milliard en 2026. En 2023, plus de 7,33 milliards d’êtres humains possédaient un téléphone mobile, soir 90,93 % de la population mondiale. Un chiffre qui augmente également.
Désormais, c’est même au nom de l’écologie, au nom du sauvetage de la planète et de la lutte contre le réchauffement climatique, que l’on extrait et consomme toujours plus de matières premières (non renouvelables), que l’on pollue et détruit des espaces naturels. Il faut bien produire et installer ces dizaines de milliers de panneaux solaires photovoltaïques et d’éoliennes, ces millions de véhicules électriques, ces centaines de milliers de kilomètres de câbles, ces onduleurs, ces batteries, ces pylônes, etc.
La technologie permet aux régimes autoritaires – comme aux prétendument « démocratiques » – d’accroitre leur autoritarisme, leurs capacités de surveillance et militaires. La course à la puissance, moteur du développement de la civilisation, se poursuit inexorablement. Puissance(s) contre puissance(s), superpuissance(s) contre superpuissance(s). La Corée du Nord se rapproche de la Russie, la Russie et la Chine s’allient face aux Etats-Unis et à l’Europe (ou réciproquement), mais se font concurrence par ailleurs. « Le Royaume-Uni envoie un navire de guerre au Guyana, le Venezuela dénonce une “provocation” » (Le Monde). Le gouvernement israélien ravage la Palestine. Guerre économique (« concurrence ») de tous contre tous, capitalisme oblige – guerre économique entre individus, municipalités, départements, régions, entreprises, ethnies, États et groupes d’États. Guerre économique qui éclate parfois en guerre militaire déclarée, comme on le constate.
Les « écologistes » les plus imbéciles, qui se foutent des injustices et des inégalités qu’impliquent fondamentalement le système étatique (y compris quand il se prétend « démocratique ») et le système industriel, espèrent simplement que toutes les technologies vont devenir « vertes », « propres », « renouvelables » ou « décarbonées », et que nous parviendrons ainsi à une civilisation techno-industrielle durable, verte, propre, décarbonée.
Les « écologistes » ou « décroissants » un peu moins sots fantasment néanmoins quelque chose d’assez similaire : une civilisation techno-industrielle basse-consommation, sobre et acroissante (stable, stationnaire), affranchie de la course à la puissance, démocratique et soutenable. Comme si les moyens de la puissance pouvaient exister sans la course à la puissance. Comme s’il était possible d’organiser démocratiquement ce qui existe précisément grâce à l’absence de véritable démocratie.
Comme le formulait déjà Lewis Mumford en 1961 :
« La civilisation présente n’est plus qu’un véhicule gigantesque, fonçant sur une voie à sens unique, à une vitesse sans cesse accélérée. Ce véhicule ne possède malheureusement ni volant, ni frein, et le conducteur n’a d’autres ressources que d’appuyer sans cesse sur la pédale d’accélération, tandis que, grisé par la vitesse et fasciné par la machine, il a totalement oublié quel peut être le but du voyage. Assez curieusement on appelle progrès, liberté, victoire de l’homme sur la nature, cette soumission totale et sans espoir de l’humanité aux rouages économiques et techniques dont elle s’est dotée. »
En effet, « l’organisation de la vie est devenue si complexe et les processus de production, distribution et consommation si spécialisés et subdivisés, que la personne perd toute confiance en ses capacités propres : elle est de plus en plus soumise à des ordres qu’elle ne comprend pas, à la merci de forces sur lesquelles elle n’exerce aucun contrôle effectif, en chemin vers une destination qu’elle n’a pas choisie » (Mumford, 1967).
Car comme Mumford le notait ailleurs, « la démocratie est une invention de petite société. Elle ne peut exister qu’au sein de petites communautés. Elle ne peut pas fonctionner dans une communauté de 100 millions d’individus. 100 millions d’individus ne peuvent être gouvernés selon des principes démocratiques. J’ai connu une enseignante qui avait proposé à ses élèves, au lycée, de concevoir un système basé sur une communication électrique, avec une organisation centrale, permettant de transmettre une proposition à l’ensemble des votants du pays, à laquelle ils pourraient répondre “oui” ou “non” en appuyant sur le bouton correspondant. À l’instar de ses étudiants, elle croyait qu’il s’agissait de démocratie. Pas du tout. Il s’agissait de la pire forme de tyrannie totalitaire, du genre de celle qu’impose le système dans lequel nous vivons. La démocratie requiert des relations de face-à-face, et donc des communautés de petites tailles, qui peuvent ensuite s’inscrire dans des communautés plus étendues, qui doivent alors être gouvernées selon d’autres principes. Je défendais la démocratie parce qu’il s’agit de quelque chose de fondamental. »
La démocratie est le « contraire exact des formes anonymes, dépersonnalisées, en majeure partie invisibles de l’association de masse, de la communication de masse, de l’organisation de masse » qui existent aujourd’hui, et qui dépossèdent toujours plus extensivement les êtres humains, en confiant toujours plus de pouvoir aux machines, en attendant la gestion intégrale de l’existence humaine par l’« intelligence artificielle ».
Ceci explique sans doute en partie cela. Aux antipodes de la démocratie et de la soutenabilité écologique, on se rassure comme on peut au moyen de croyances, de fantasmes d’un système technologique rendu démocratique et vert au moyen de quelque « transition ».
Personne ou presque n’estime souhaitable de renoncer entièrement aux moyens de la puissance, à l’organisation industrielle, aux technologies modernes, qui font système, qui se tiennent toutes entre elles et requièrent l’existence d’une vaste organisation sociale, d’une délégation étendue et systématique du pouvoir (en fait une dépossession) et d’une immense spécialisation et division hiérarchique du travail.
Et nous, comme les camarades de Pièces et Main d’Œuvre, face à ça, on fait ce qu’on peut :
« Non que l’on prétende “se battre”, comme tant de bavards de comités – tout au plus se débattre afin de ne pas mériter la fosse qui nous engloutit.
Qu’avons-nous donc à sauver, sinon notre deuil incurable, la mémoire à vif de ce qui fut et ne sera plus jamais. Car ce monde était beau, savez-vous ? C’était même son nom, mundus, avant que les volontés de puissance n’en fassent l’immonde où nous enfonçons.
Il est bon que le passé ne passe pas.
Il est ignoble de “faire son deuil”.
Survivant dans les restes, sans doute devons-nous sauver les restes. La sauvegarde des restes comme pratique d’un deuil irrémédiable, voilà ce qui devrait être sauvé ; et de ces restes peut-être, quelque chose pourrait renaître qui mériterait le nom de vie. Une autre vie, La vita nuova. » (Pièces et Main d’Œuvre, « La vie dans les restes »)
Et bonne année.
On n’arrête pas le progrès - Florilège du désastre : https://www.facebook.com/nicolas.casaux/posts/pfbid02N6YTBSWx5m6gsj3whF81VcLTiJ2KBU7fRerq2QbKX8D65PL2fZgi7oynBXN4QEntl
(Face à tout ça, on devrait réaliser que le drame n’est pas que la civilisation industrielle court à la catastrophe, qu’elle risque de s’effondrer. L’effondrement de la civilisation industrielle, c’est plutôt la solution au désastre en cours, ça serait, dans l’ensemble, en tout cas pour le long terme et la vie sur Terre, une bonne nouvelle. Le drame, c’est plutôt que tout continue et qu’on ne voit toujours pas se profiler de terme à l’inexorable empirement de la situation globale.)
(posté par Nicolas Casaux)
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