LE GOUVERNEMENT PAR LA PEUR AU TEMPS DES CATASTROPHES
[Conseil lecture. Livre paru en 2013, mais, comme le suggère le titre, particulièrement évocateur de notre présente condition, n’ayant rien perdu de son actualité. Extrait : ]
Si la société dite industrielle représente aujourd’hui le dernier stade de la société capitaliste, cela ne signifie pas que l’industrie y soit la source de richesse principale, mais que cette société tout entière fonctionne comme un système industriel caractérisé par la mondialisation de la production, de la distribution et de la division du travail, et par une totale dépendance à la technologie, conférant au travail abstrait, délié de toute activité sociale et dénué de tout aspect qualitatif, le rôle majeur dans le mode de vie de cette société. Alors que l’exploitation embrasse désormais tous les aspects de la vie et que le salariat n’en est plus perçu comme le signe le plus commun, la conscience de classe se dissout dans les modalités de la consommation de masse devenue dominante. Pour qualifier cette réalité, les apologistes de ces mutations parlent de « société postindustrielle », définie par la subordination des éléments matériels (matières premières et machines) à des éléments immatériels (connaissance et information) dans l’organisation de la société. Dans ce contexte, l’aliénation qui est au cœur du système se présente sous la forme la plus moderne du rapport social médiatisé par des images qu’il est convenu d’appeler « spectacle ». Elle règne sur une société du fétichisme marchand, de la valeur devenue totalement indépendante de l’usage. Rien de ce qui est humain n’étant compatible avec cette domination, elle en vient tôt ou tard à se déployer sur tout le territoire : c’est alors que le spectacle se pare des couleurs de l’écologisme.
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Dans cette société, la technologie — processus réunissant science, technique, économie et politique — est la force qui préside à tout changement. Elle est la base de tout le système de production, de circulation et de consommation. Elle est le moyen par lequel la production peut être automatisée et délocalisée, la nature colonisée, ses forces maîtrisées, ses ressources pillées, et enfin elle crée l’espace social où la marchandise devient spectacle. La technologie ne se réduit pas à un ensemble de machines et de savoirs : elle constitue en elle-même un système devenu autonome. L’économie est sous sa dépendance, et son expansion est telle qu’on peut parler de société artificialisée, ou « hors-sol ». Les hommes tendent à n être plus que des médiateurs entre les machines, le vrai sujet de l’histoire aliénée : dans le langage des commentateurs les plus obscurantistes, cela s’appelle une « société de là connaissance ». Et quand la force productive principale est représentée par les machines, elle devient, aiguillonnée par les impératifs de la croissance, la force destructive principale. La logique technicienne dépasse les cadres nationaux et s’empare de la planète : on se trouve dans une société mondialisée « développiste » dont les populations des « pays en développement » ne sont que les animaux de laboratoire.
Dans ce que l’on peut aussi désigner comme « société de masse » — par opposition aux anciennes « sociétés de classes » —, la force productive principale n’est donc plus le travail, mais la technologie. De répression en trahison, de défaite en déroute, le mouvement ouvrier s’est trouvé ainsi réduit à une représentation aliénée de plus en plus fantomatique. La classe ouvrière s’est atomisée au point que ses seuls mouvements perceptibles sont ceux d’une somme d’individualités consuméristes isolées. Massifiée et motorisée, elle a fait de la prothèse automobile le symbole de la réussite. La masse a été éduquée à puiser toute sa vie privée dans un réservoir de besoins et de désirs intégralement manipulés. Le syndicalisme et toutes les formes d’ouvriérisme sont désormais orphelins de tout objet positif. Cela ne signifie pas que les masses ne puissent plus se mobiliser, mais que cette mobilisation est devenue émotionnelle, et non plus rationnelle : appartenant à un monde unifié par la marchandise et par le spectacle, elles ne peuvent constituer que des attroupements sans liens, sans expérience et sans mémoire. Dans ce royaume de l’anomie, ce n’est plus le travail qui fonde la collectivité, mais la mise en scène qui sert à la simuler : spectacle de la peur, du terrorisme, des immigrés, des banlieusards, des violeurs, des assassins, des accidents, des épidémies, du chômage, de la pauvreté, du vieillissement, bref, de risques de plus en plus nombreux et imprévisibles. Ulrich Beck a pu parler d’une « société du risque » qui ne cesse de promouvoir la demande d’« assurabilité » contre tout et contre tous.
Cette société néo-totalitaire, hautement rationalisée du point de vue de la machine et vouée à l’écrasement de l’individu, repose sur une forme particulière de progressisme ; hors référence à la mythologie indigente qui la fonderait historiquement, la temporalité a disparu : il n’y existe plus de passé, qui n’était qu’arriération, et présent et futur sont amalgamés dans la promesse perpétuelle de la modernité inachevée. Les experts sont chargés de maintenir une mobilisation permanente des masses et de rendre invisibles les frontières de la vie privée. Ainsi la discussion entre amis sur l’art de vieillir, de ne pas s’attarder sur terre plus qu’il ne sied à soi et aux autres, se transforme en débat de société sur le suicide médicalement assisté ; il ne s’agit plus de changer la vie, même arrivée à son terme, mais de changer la mort. D’un coup ce « retournement » dit tout, et il le dit avec les mots de l’impuissance individuelle : il faudra payer un expert habilité pour suicider. La suspicion n’épargne personne, mais la technologie apporte désormais des moyens de contrôle assez perfectionnés pour que les camps de concentration soient devenus d’inutiles vestiges d’un passé regrettable, car c’est désormais la société administrée qui assume quotidiennement leur rôle : ainsi, pour les serviles volontaires de la connexion permanente, l’imposition du bracelet de surveillance électronique qui se substitue parfois à l’incarcération ne serait que redondance par rapport au port d’un téléphone portable ou au passage à un péage autoroutier. L’ordre juridique libéral évolue vers l’état d’urgence, les nouvelles législations suppriment les droits antérieurs, et l’État devient le pilier essentiel de la société : comme le rappelle en France, la reproduction par clonage des ministres de l’intérieur successifs, cet État technicien est essentiellement policier, focalisé avant tout sur l’ennemi intérieur, et l’ensemble des partis démocratiques y tient le rôle du parti unique.
(post de Nicolas Casaux)
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