Les dégâts du machinisme et de l’industrialisme, premiers constats
Les déclarations des huit accusés du massacre de Haymarket Square du 4 mai 1886, à Chicago, sont intéressantes à bien des égards. Outre celles portant sur l’iniquité du capitalisme, le caractère oppressif des gouvernements, de l’État, on y retrouve des remarques témoignant d’une croyance toujours largement dominante, à gauche, aujourd’hui. Exemple, avec August Spies :
(...)
À l’époque, et depuis quelques décennies déjà, les machines et l’industrialisation ravagent aussi bien les sociétés humaines que la nature. Les socialistes aussi bien que les anarchistes le remarquent et le dénoncent, qui déplorent la destruction de l’artisanat, de nombreux métiers, le remplacement des humains par des machines et le chômage que cela génère, la réduction des humains eux-mêmes, employés dans l’industrie à travailler sur ou avec des machines, au rang de machines, la misère dans laquelle cela plonge toute une partie des travailleurs, l’enrichissement d’une classe de possédants sur le dos de tous les autres, etc. Autant de problèmes qui n’ont pas disparu, loin s’en faut.
Mais la majorité des anarchistes et des socialistes de l’époque, envieux de l’opulence des riches capitalistes, du genre de monde dans lequel ils vivent, conquis par la notion de « progrès technique » et le discours idéologique qui l’accompagne, croient aussi que ces machines, ces industries, pourraient, à condition qu’elles deviennent propriété collective de tous, d’instruments d’oppression et de destruction, devenir instruments d’émancipation et de création. À instar des capitalistes, ils s’émerveillent devant la magie de la fée électricité, du moteur à vapeur, etc.
Extraits
Mais ces courants ou individus anti-industriels, anti-machinisme, ouvriers, anarchistes ou socialistes, resteront toujours minoritaires. Et la gauche restera donc associée, comme la droite, et plus encore que la droite, à l’industrialisme, à l’urbanisation, au machinisme et à l’idée de Progrès (notamment technologique). Ce que George Orwell déplorera
« La vague généralité de cette dernière phrase laisse sans réponse la question cruciale : comment concilier liberté et organisation ? L’anarchisme suppose, selon toute vraisemblance, un faible niveau de vie. Il n’implique pas nécessairement la famine et l’inconfort, mais il est incompatible avec l’existence vouée à l’air conditionné, aux chromes et à l’accumulation de gadgets que l’on considère aujourd’hui comme désirable et civilisée. La suite d’opérations qu’implique, par exemple, la fabrication d’un avion est si complexe qu’elle suppose nécessairement une société planifiée et centralisée, avec tout l’appareil répressif qui l’accompagne. À moins d’un soudain changement dans la nature humaine, on ne voit pas ce qui permettrait de concilier la liberté et l’efficacité. » (Aldous Huxley)
- La gauche dominante croie encore au salut par la technique et la machine
Aujourd’hui, la critique anti-industrielle, anti-machinisme, la critique du soi-disant « progrès technique », s’étant perpétuée au fil du temps, au travers de quelques individus ou de petits groupes de néoluddites, anti-industriels et autres « technocritiques », de Lewis Mumford à Bernard Charbonneau et Gunther Anders, de Jacques Ellul aux membres de l’Encyclopédie des Nuisances, en passant par le mouvement écologiste des années 1960, 1970 et même 1980 (avec, par exemple, Pierre Fournier et son journal La Gueule Ouverte, Alexandre Grothendieck et ses camarades de Survivre et vivre, etc.) continue, certes bien discrètement, au regard des courants politiques grand public, de se réinventer — notamment au travers des Grenoblois de Pièces et Main d’Œuvre, de maisons d’édition comme L’Échappée, les éditions de La Roue, La Lenteur, de la Revue Z, et de divers collectifs et auteurs.
Cela dit, au sein du mouvement écologiste de la seconde moitié du XXe siècle, la remise en question de l’industrialisme, du machinisme, du « Progrès », ne faisait pas l’unanimité. Des penseurs radicaux comme Murray Bookchin — qui soutient jusqu’à l’utilisation de la technologie nucléaire afin de produire de l’énergie, dans une optique supposément libertaire et écologique, avant de se raviser — entretiennent une profonde ambiguïté vis-à-vis du développement technologique, de l’idée de Progrès (y compris, mais pas seulement, technique). À cet égard, l’exemple d’André Gorz est assez emblématique :
« Pour Gorz, en effet, la publication de L’adieu au prolétariat en 1980 marque un tournant. Le dépassement du capitalisme ne peut venir d’une classe prolétaire reprenant le contrôle des moyens de production. Car ce sont ces moyens de production, en tant que technique industrielle, qui sont en eux-mêmes des moyens de domination et d’aliénation d’une classe ouvrière pétrie de l’idéologie de la valeur. »
Jusque-là, Gorz voit juste. Seulement :
« Pour autant, Gorz se défend d’un retour en arrière et d’un repli communautaire. Cette autosuffisance est non seulement compatible avec, mais doit s’accompagner du développement d’une technologie informatique émancipatrice capable d’optimiser la production et de réduire le temps de travail en plus de permettre une mise en réseau mondiale des économies locales[3]. »
Quoi qu’il en soit, désormais, l’essentiel des soi-disant anarchistes et des socialistes ou communistes, d’Olivier Faure à Mélenchon en passant par Fabien Roussel et Philippe Poutou, malgré des divergences sur la question de l’État, et d’autres points spécifiques, partagent une même fervente idolâtrie pour le Progrès technique, l’industrialisme, le machinisme, pour les hautes technologies conjointement développées par l’État et le capitalisme.
La société idéale promue par le programme du mouvement La France insoumise et de son candidat, Jean-Luc Mélenchon, intitulé L’avenir en commun, par exemple, ressemble comme deux gouttes d’eau à la nôtre actuelle. Il s’agit toujours d’une société techno-industrielle — dans laquelle la consommation énergétique serait certes réduite, et basée sur un mix 100 % « renouvelables ». L’Avenir en commun vante les « avancées technologiques majeures dans le domaine des matériaux, dans l’imagerie médicale », « le développement des ordinateurs modernes, de nouveaux services tels que la téléphonie mobile, les prévisions météorologiques, le guidage par GPS, etc. », le développement d’outils « garantissant la souveraineté de la France face aux menaces venant de l’espace », « la coopération internationale pour les vols habités interplanétaires », la poursuite de « notre découverte de l’univers via les observatoires terrestres et spatiaux », l’objectif consistant à « pérenniser la présence humaine dans l’espace », le développement de « la filière spatiale et ses emplois pour relever les défis scientifiques et techniques de demain », des « villes intelligentes », et ainsi de suite.
À l’instar d’un Noam Chomsky, la plupart, à gauche, estiment que « la technologie est neutre ». D’ailleurs, Chomsky encense la robotique et soutient qu’une « société libertaire voudrait utiliser les technologies les plus avancées qui soient et voudrait même continuellement faire progresser la technologie. Une technologie contemporaine comme, par exemple, la technologie informatique, elle peut être utilisée pour l’oppression, et elle peut être utilisée pour la libération ». Il affirme même que « la seule chose qui puisse éventuellement résoudre nos problèmes environnementaux, ce sont les hautes technologies[4] [les technologies de pointe] ».
Personne, au sein des tendances dominantes de la gauche, n’envisage la désindustrialisation, la sortie de la société industrielle technologique, son démantèlement au profit de petites sociétés à tailles humaines, aussi autosuffisantes et autonomes que possible, fondées sur des technologies douces, sur des basses technologies, comme horizon politique souhaitable. Un tel avenir est impensable, parfaitement indésirable. La chimère en laquelle on continue d’espérer, de croire, consiste toujours à communaliser, collectiviser, nationaliser, démocratiser ou étatiser les machines, les hautes technologies et les industries développées par le capitalisme. Le mouvement écologiste lui-même, devenu mouvement pour le climat, ou mouvement climat, ne vise plus qu’à perpétuer la civilisation techno-industrielle capitaliste en la verdissant, au moyen de hautes technologies supposément (faussement) vertes, comprenant celles visant à produire de l’énergie supposément (faussement) propre ou renouvelable.
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