Transmission - Patricia Farazzi

Pour Samuel Paty in memoriam

samedi 31 octobre 2020, par Minou.

Et tout à coup, la délation, hors de la plainte légitime pour crime ou graves sévices, est devenue charnière et moyeu de toutes les relations, de toutes les « luttes », et elle s’avère pourtant être ce qu’elle a toujours été : une abomination. Le simple mot de délation devrait immédiatement nous évoquer les pires horreurs de l’Histoire. Devrait nous mettre en état d’alerte : quiconque y a recours a déjà mis un pied dans le mensonge et la résignation.

Il ou elle se résigne au pacte avec l’immonde, la médiocrité, la manipulation. La sienne pour commencer. Il ou elle est à son insu manipulé. Il lui sera vite nécessaire de gonfler, d’amplifier sa dénonciation de lui donner l’importance qui pourrait justifier son geste à ses propres yeux. Il ou elle n’est-il pas en train de nuire volontairement à la personne qu’il ou elle dénonce, n’a-t-il pas à cela un intérêt particulier ? Bientôt, il n’y aura plus de différence entre le crime réellement perpétré et l’interprétation d’intentions par de potentielles victimes souvent auto-proclamées. L’intention fait le larron désormais. Philip K. Dick en avait fait un livre qui devrait être lu au collège, Hollywood en a fait un mauvais film. Comme ça le tour était joué. Mais à qui ?

Revenons à ce qui nous préoccupe aujourd’hui. Cet assassinat abominable. Et d’abord cette impression qui se précise, se fait bien réelle, s’énonce clairement comme quoi la culture et l’éducation ont été ravalées comme le reste au rang de « service ». Il n’y a plus de métiers, plus de maîtrise. Il n’y a plus que les « services ». Le professeur n’est plus au service du savoir et de l’éducation, il est en service pour appliquer les directives, pour pallier la déficience et les incohérences des parents, des lois, du gouvernement, de la police. Les cris d’alarme, qui furent pourtant nombreux et répétés, n’ont pas été entendus. Qui a déjà parmi les puissants entendu les cris qui viennent d’en bas, comme ils disent. Le monde d’en bas, ce cloaque où nous surnageons dans le naufrage qu’ils ont si bien préparé, ces gouvernants dont le gouvernail ne suit plus que le même point dans l’espace celui de leurs « avoirs ». Il y a eu l’être et le non-être. Et maintenant c’est : en avoir ou pas. Du flouze du fifrelin de la fraîche. Car il est désormais clair, nous l’avons vu avec les porte-parole et les ministres, que la langue de bois des grands de ce monde est vulgaire, putassière, outrancière et a depuis longtemps oublié les règles de grammaire et, avec elles, celles du savoir gouverner.

Donc, un service comme un autre l’éducation. Toujours niveler par le bas. La culture ? La lecture ? des services ? Les livres qui, dans la plupart des cas, nous sont proposés, nous proposent aussi de nous rendre ce service devenu le plus fondamental de tous : nous dispenser de penser. Nous dispenser de choisir. Nous sommes dispensés. On nous a fait un mot à présenter au montreur de marionnettes : le petit ou la petite lambda est dispensé d’exister et de réfléchir. Nous avions, aux dires des marchands de crème solaire, un capital solaire s’épuisant au gré de nos étés, maintenant les marchands de culture prête à consommer vendent aussi un capital culture tartinable mais avec beurre de palmes académiques, leurs palmes, bien sûr, c’est ce que l’on appelle la culture palmipède. Quant à nous, le menu fretin qui avons commis l’impair de lire autre chose que « les infortunes de la fortune » ou « mon cours de yoga sur le toi du grand monde », notre capital discernement est depuis longtemps enfoui sous le tartinable et avec lui le bonheur s’est depuis longtemps épuisé. Le bonheur, contrairement à la joie passagère, se construit, c’est du rationnel, le bonheur, du sérieux, du solide. Même les philosophes de l’impossible et du désastre se sont penchés sur lui. Mais comment dire : « à la bonne heure ! » sous nos masques, dans le brouillard virussé, sous les flèches empoisonnées de la délation et de la mauvaise foi.

Qu’est-ce que la vie d’un humain ? L’ombre d’un reflet sur le mur des possibles ? Un instant qui se répercute dans la musique des sphères ? Ou comme le dit le Talmud : « une ombre, mais quelle ombre ? celle immuable d’un bâtiment ? ou celle d’un arbre qui survit aux saisons ? non, la vie d’un homme se compare à l’ombre d’un oiseau en plein vol : à peine aperçue, déjà elle est effacée. »

Bien.

Avec toutes les catastrophes de rangs divers, nous avons fini par comprendre que demain n’est pas assuré et qu’hier est déjà passé. Mais maintenant ? ce tout petit maintenant résumant tous nos instants de vie. Ce château de cartes où le joker est toujours caché. Faut-il absolument y introduire le plus de mal, de malheur, de méchanceté et de lâcheté possible ? Et c’est bien ce que l’on nous vend sur des kilomètres de torchons pressés : la presse, pressée sans doute d’en finir avec nous.

Mais qui sommes-nous ? quels sont nos noms ? et pourquoi ne les connaît-on, la plupart du temps, que dans le meurtre et l’utilitaire ? Tant de vagues nous submergent que nous sommes censés éponger pour eux. Nous sommes censés passer la serpillière, avec notre langue, s’il le faut et si le matériel vient à manquer. Écrire avec nos ongles, enseigner sans moyens, éditer sans échos. Guettés par les chiennes et les chiens de garde du pouvoir qui ont, maintenant, même l’audace de se proclamer révolutionnaires. Tout ce qui pourrait encore nous prévenir, nous réveiller de notre torpeur, nous extraire du vide des écrans, des réseaux asociaux, a été dûment et, avouons-le, savamment, placé sur l’étagère la plus inaccessible qui dans leur jargon devient : l’immense savoir notamment élitaire et difficilement compréhensible pour les passeurs de serpillières. Faudrait pas confondre le grand dépoussiéreur patenté, l’aspirateur cinq étoiles et le laveur de carreaux, tout de même. Mais la culture et avec elle son corollaire (dans le meilleur des cas) l’éducation, ce n’est plus affaire que de produits ménagers, de rondup. Sauf ! car il y a toujours un sauf. Sauf donc pour l’autre gouvernement, pas le politique qui siège au château principal, non l’autre, le gouvernement du savoir. Les faux-monnayeurs au service des vrais. Les étants. Les autres que nous sommes étant les aidants. Les aidants sans droits. De quoi pourrions-nous bien nous plaindre ? de quel droit ? alors que nous avons notre pain quotidien, quelques os à ronger et les égouts à nettoyer. Le plein-emploi en quelque sorte. Qui peut encore comme Samuel Beckett répondre avec humour et honnêteté : « écrire ? bon ka ça. » Le problème avec la littérature désormais, c’est qu’ils savent faire plein de choses, sauf ça. Justement. Tout ce qui a trait à la culture est un accessoire parmi tant d’autres. On assortit le contenu à la couverture. Le contraire ? N’y songez pas. Ne songez plus d’ailleurs.

Le petit Carlo, le disait déjà en 1910, le petit Franz aussi à sa manière. Je sais, je rabâche et j’ai mes préférés. Ils le disaient à leur manière, et moi je le dis à la mienne : quoi que l’on écrive qui n’entre pas dans leur lit de Procuste tapissé de billets de banques, ils s’en feront un genre littéraire, une autre étagère, ils le mettront dans leur cabas de marque et ça ira rejoindre leur arsenal de plumes de paon. Faut bien un truc pour se caresser le nombril. Quand on n’a que ça.

Service, besoin, aide, care, soutien, encadrement, et j’en passe (de serpillière)… Et l’éducation ? La transmission du savoir ? La liberté de choisir ses matières, ses croyances, et la maïeutique, le dialogue, la bienveillance ? Il y a longtemps déjà que ceux qui avaient et ont encore l’audace ou la folie d’y croire ont été écartés, étouffés, écrasés, ridiculisés, humiliés. Longtemps que les moyens manquent.

Ce qui vient de changer ?

C’est que désormais sur une délation, sur un mensonge, sur un lynchage de réseau asocial, au nom d’une religion, sur ordre d’un supérieur, en impliquant des enfants dans l’assassinat, et sans aucune volonté de comprendre, de distinguer le vrai du faux (qui s’en donne les moyens quand même une académicienne vante la vertu du mensonge), de rencontrer l’autre, le différent. Désormais on peut tuer. Décapiter. Au sens sale du mot. Couper une tête humaine. Supprimer une vie. Fabriquer de l’innommable.

Et décapiter aussi le savoir, le courage de dire, de fustiger, de défier, mais aussi de donner les moyens de comprendre, les moyens de discerner, de se faire une opinion à soi, de secourir la sagesse en péril. Et pas comme un aidant au service des étants. Pas comme un chien de garde attendant son os. Pas comme un courtisan attendant son macaron longue durée, pas comme un fidèle prêt à tuer et mourir pour obtenir ses 72 vierges, pas comme une gamine attendant de voir sa cote monter sur les réseaux sociaux même si c’est au prix d’une complicité de meurtre. Ce nouvel ordre moral n’est que le plus immonde des chaos, le plus irrationnel : son moteur est la haine. Rien, jamais, nulle part, ne sera accompli en son nom, devrait être le premier adage inscrit au fronton de tout lieu d’éducation. Après on pourra continuer à rabâcher la fraternité, la patrie, la république. La république. Il paraît que tout français doit être prêt à mourir pour elle.

Vraiment ?

Patricia Farazzi

Voir en ligne : https://lundi.am/Transmission


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