L’avenir du monde est suspendu au sort de Taiwan. Cela aurait pu être ailleurs car cette île n’est pas par essence la clé de voûte de puissants enjeux géostratégiques, mais l’histoire en a décidé autrement, et telle est bien la situation aujourd’hui.
Comme pour l’Ukraine, toutes les prétentions nationalistes des uns et des autres à considérer un bout de planète comme authentiquement le leur en essayant de faire remonter sa généalogie d’occupation nationale au Déluge, si ce n’est encore avant, est une fumisterie qui masque des intérêts bien plus terre à terre.
Taiwan se veut indépendante et les autorités chinoises considèrent que l’île est une province de l’Empire du Milieu. Il est intéressant de se pencher sur l’histoire de Taiwan.
- Taiwan, la collision des empires
Brève histoire de Taiwan
Pendant des millénaires, Taiwan est habitée par des populations de langues austronésiennes. Elle est même à partir du IVe millénaire avant notre ère le principal foyer de diffusion de ces langues vers l’Indonésie, la Micronésie, la Mélansie, la Papouasie, jusqu’à Madagascar même vers -500. Mais ces populations austronésiennes avaient auparavant leur berceau en Chine continentale, dans le bassin du Yangzi où s’était développée vers -7000 la culture de Hemudu.
A partir du IIIe millénaire, avec des hauts et des bas, l’empire chinois commence à se développer. Celui-ci est fondamentalement continental : la Chine ne bâtira sa première flotte d’exploration qu’au XVe siècle, sous l’empereur Hongzi et sous le commandement d’un amiral turco-mongol né dans le Yunnan et capturé par les Hans, Zheng-He. Le bonhomme explore les côtes africaines, la Mer Rouge, Java mais pas Taiwan. Cela indique que l’île, à seulement 180 km des côtes chinoises, est déjà bien connue même si la Chine ne semble avoir sur elle aucune prétention.
Au XVIIe, les européens découvrent et se disputent l’île qui tombe dans l’escarcelle hollandaise. Ceux-ci encouragent la venue de Hans depuis les côtes chinoises pour mettre à leur profit Formose en culture .
Ces mouvements coloniaux finissent par accoucher des prétentions territoriales chinoises et en 1662 un général et pirate chinois, Koxinga, chasse les Hollandais, conquiert Taiwan et accélère la colonisation du territoire par les Hans. Aujourd’hui encore, les austronésiens sont largement minoritaires et la population est essentiellement han. L’idée de Koxinga est d’en faire une base arrière pour conquérir toute la Chine continentale. Ouaip, le gars à de l’ambition ! Mais il ne sera pas le dernier. Ceci dit, il perd son pari et en 1683, Taiwan tombe aux mains de la dynastie Qing qui la perd à son tour en 1895 au profit de l’empire japonais. Celui-ci, vaincus par les américains, abandonne sa souveraineté sur Taiwan en 1945, mais sans bien dire au profit de qui... Un « oubli » qui va avoir des conséquences...
Pendant ce temps en Chine, et depuis 25 ans, nationalistes du Kuomintang et communistes se livrent une terrible guerre civile pour le contrôle du pays. En 1949, Tchang-Kaï-Tchek est vaincu par Mao, et avec l’aide la flotte américaine du Pacifique, se réfugie à Taiwan d’où il continue, comme Koxinga trois siècles auparavant, à réclamer le pouvoir sur toute la Chine. Aucun doute donc, autant pour les communistes du PCC que pour les nationalistes du KMT, Taiwan est chinoise.
Sans flotte de guerre, (tradition chinoise oblige) et ayant d’autres chats à fouetter, comme la terrible et sanguinaire Longue Marche, Mao ne court pas après son ennemi.
Le KMT finit par abandonner ses idées de conquête de la Chine pour devenir « taiwanais » et en 1986 un autre parti, le Parti Démocratique du Peuple fait son apparition. Ils jouent depuis un jeu d’alternance politique entre conservateurs et progressistes.
Le rôle des Etats-Unis
Vainqueurs de la guerre du Pacifique, les USA vassalisent le Japon et, suite à la guerre de Corée qui conduit à la partition du pays, la Corée du Sud, avant de s’embourber au Viet-Nâm. Ils mettent aussi la main sur les Philippines et soutiennent en Indonésie la dictature de Suharto. Ils plantent leurs bases militaires dans toute la région et la 7e flotte américaine règne en maître sur le Pacifique.
On a vu que les USA ont aidé Tchang-Kaï-Tchek à fuir et ils ont probablement joué un rôle dans la formulation floue du traité d’abandon de souveraineté japonaise sur Taiwan qui contribue à en faire une zone grise. Taiwan est en effet au coeur de l’arc qui relie le Japon à l’Indonésie et son contrôle, et donc l’annihilation de tout fondement légal à une domination chinoise était essentiel.
Mais durant le mandat de Nixon, en raison de la guerre froide et de la nécessité d’isoler l’URSS, la diplomatie US vire de bord et plante un coin dans les relations sino-russes en faisant des mamours à Mao. Résultat, les deux géants rouges se brouillent et Taiwan perd toute reconnaissance internationale. Seuls 17 pays de faible importance lui accordent aujourd’hui le statut d’état souverain. La Chine retrouve l’appétit et fixe à 2049 au plus tard le total retour au pays de la province taiwanaise.
La fin de l’URSS, la montée en puissance de la Chine et le retour de l’ours
En 1991, dans un contexte d’une énergie à bas coûts et deux ans après son retrait d’Afghanistan, l’URSS et ses recettes s’effondrent, minée de l’intérieur et engagée dans une course aux armements intercontinetaux et spatiaux (la Guerre des Etoiles de Reagan) qui la ruine. Pendant ce temps, la Chine, qui est depuis déjà une quinzaine d’années l’atelier du monde, accroit son développement économique à la faveur d’une explosion du transport maritime via les fameux porte-containeurs qui répondent à une demande accrue de biens de toutes sortes partout sur la planète.
Le capitalisme mondialisé triomphe, la puissance des USA devient hégémonique mais les autorités chinoises ont bien l’intention de gagner la course à l’échalote.
Au début des années 2000, l’empire russe est de retour et, avec le renchérissement d’une énergie de plus en plus convoitée, il dispose à nouveau d’importants moyens financiers grâce à ses ressources en hydrocarbures. Lui aussi retrouve de l’appétit et les expéditions militaires s’enchaînent : Tchétchénie, Géorgie, Syrie et... Ukraine.
La Chine, hyper-puissance continentale, se doit, suivant la logique impérialiste, de contrer l’hyper-puissance maritime des USA et s’engage alors, à rebours de sa tradition millénaire, dans la construction d’une gigantesque flotte militaire. Aujourd’hui, le tonnage de cette flotte a dépassé celui des USA et un quatrième porte-avion est en cours de construction. L’empire chinois développe dans le Pacifique une politique agressive contre ses voisins en s’accaparant les ressources halieutiques et pétrolières : éperonnage de bateaux de pêche vietnamiens par des milices maritimes montées sur des bateaux civils, artificialisation d’îlots accueillant des infrastructures militaires, forages « pirates »...
Parallèlement, la Chine a lancé le projet des nouvelles routes de la soie par voies maritimes et terrestres et accroit sa présence en Afrique et dans tout le Pacifique, depuis la Guinée-Conakry jusqu’au îles Kiribati, de la Grèce au Kazakhstan, achetant ports et mines, construisant routes et voies ferrées.
Taiwan est triplement essentielle à la Chine :
pour briser l’étau américain sur le Pacifique et établir un relai vers le plus grand océan de la planète
pour disposer au Sud de ports en eau profonde
pour devenir le seul leader de la construction de semi-conducteurs car les 3/4 de la production mondiale sont dans les mains la société taiwanaise TSMC
La guerre d’Ukraine et les sanctions occidentales ont détourné les hydrocarbures russes de l’Europe vers la Chine, rabibochant les deux blocs et affaiblissant d’autant l’intérêt stratégique d’un éventuel blocage du détroit de Malacca par les USA, ce détroit étant indispensable à l’approvisionnement de la Chine en pétrole moyen-oriental. En courant deux lièvres à la fois, le russe et le chinois, l’empire américain s’est mis dans une position difficile. Doublement difficile puisque la fin du annoncée du pétrodollar, de nombreux contrats étant aujourd’hui libellé en roubles ou yuans ne leur permettra plus ni d’exporter leur inflation en vendant du dollar ni de financer leurs efforts de guerre aussi facilement qu’auparavant.
En recherche d’alliés, les occidentaux caressent l’ultra-nationaliste hindouiste Modi qui peut à loisir briser les populations du Cachemire et couvrir des pogroms anti-musulman en Inde. Une Inde dont la population dépassera bientôt celle de la Chine et qui attend son heure pour régler les problèmes frontaliers et d’approvisionnement en eau qu’elle a avec son voisin chinois.
Taiwan, le point de fixation
La Chine fera tout pour se réapproprier Taiwan et elle étudie attentivement l’attitude des occidentaux face à la guerre d’Ukraine. Les USA feront beaucoup pour que cela n’arrive pas. Si ils vont jusqu’à l’intervention militaire pour garantir l"indépendance sous contrôle de Taiwan, alors la guerre sera mondiale et probablement nucléaire. Si ils choisissent de ne pas bouger, alors c’en est fini de leur leadership. Leurs alliés ou vassaux refroidis, comme le Japon, l’Indonésie, le Viet-Näm, la Corée du Sud, lui retireront leurs confiance et la défense de leurs intérêts pour construire d’autres liens d’interdépendance, créant les conditions d’autres guerres. Par ailleurs, on verra peut-être aussi la Chine avaler la Sibérie russe.
Du point de vue de l’impérialisme américain, et au regard de la montée en puissance de la Chine, il est assez étonnant que les USA n’aient pas accepté la main tendue de Poutine quand celui-ci, au début du siècle, proposait de rejoindre l’OTAN et l’Union européenne. Cela leur aurait pourtant garanti l’enveloppement de la Chine par le nord et l’est. L’inertie de la guerre froide a sûrement parlé à ce moment et les USA comptaient bien savourer seuls et pleinement leur victoire sur l’URSS.
La Chine estime, malgré ses rodomontades et ses manoeuvres militaires intimidantes, ne pas encore être en mesure d’envahir l’île dans ce qui serait la plus grande opération militaire de l’histoire. Mais elle pense être prête vers 2026... Un simple répit.
Si seulement tous ces impérialistes pouvaient crever sous le poids ne nos mobilisations, mais les guerres s’enchaînent et les peuples observent ou se rallient à la volonté de domination et au nationalisme. Il faudra sûrement boire le calice jusqu’à la lie.
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