Sauver des vies en restant chez soi. Voilà un sage adage. Confiner. En Suisse, les premiers commerces à rouvrir le 27 avril sont les jardineries et les magasins de bricolage (les écoles suivront le 11 mai), afin que le citoyen puisse continuer à sauver des vies tout en plantant des courgettes et en repeignant sa cuisine.
Puis réfléchir à déconfiner. Les chiffres disent : « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ». Ceux qui meurent sont « essentiellement » les plus de 65 ans, et encore plus intensément les plus de 80 ans, chez eux ou en maison de repos (pré-éternel). Vient alors le temps de la ségrégation par l’âge : on remet les plus jeunes en circulation, puis les actifs. Les uns à l’école, les autres au travail. Par contre, les vieux « restez chez vous », pour un temps indéfini. Un éloignement radical, une barrière qui est plus qu’une mesure, un mur, quatre murs plutôt, ceux de son logement. Pas de visites, ou alors juste pour poser un sac de courses sur le paillasson – non, non, n’ouvrez pas la porte ! Pas de paroles, pas de gestes. Plus de corps hormis ceux que l’on distingue, plus ou moins verdâtres, jaunâtres, bleuâtres, sur l’écran de l’ordinateur ou du téléphone portable – pour celles et ceux qui en possèdent un, bien sûr. Pas de chaleur, pas de peau, pas de regard, pas de souffle.
Sauver des vies. Quelles vies ? La Vie, celle qui est définie comme se distinguant de la mort par l’activité physiologique de l’organisme (le critère de mesure ultime étant définie, depuis quelques décennies par l’activité cérébrale) ? Ou la vie, en termes d’unités temporelles nous séparant de la mort ? Ou encore la vie qui vaut la peine d’être vécue, conçue aujourd’hui comme la qualité de vie ? Quelle vie sauve-t-on lorsque qu’on confine pour une durée pour l’heure indéterminée une population dont la vie qui reste à vivre est courte au regard des autres catégories d’âge et dont la qualité de vie est d’ores et déjà entamée, de façon infime (les petits maux de l’âge) ou plus intensément, par des douleurs, de l’isolement, des maladies chroniques ? Les grands débats sur l’acharnement thérapeutique qui ont animés les années 1980, ces débats ayant permis de distinguer la vie physiologique et la qualité de vie, semblent oubliés. On enferme avec bienveillance, on retire de la vie pour protéger - protéger de l’autre, car l’Autre est dangereux. L’Autre, en marchant sur les trottoirs avec ses courses, l’Autre assis dans le tram pour aller à l’école ou travailler, l’Autre, membre de sa famille, qui ne vit pas sous le même toi mais qu’on aime : cet Autre peut contaminer, donc tuer le vieux. L’Autre est d’autant plus dangereux qu’il est étranger, alors on ferme les frontières.
Sauver des vies. Sauver les vies de qui ? Les autres classes d’âges commencent à s’agiter sur les réseaux sociaux. En confinant, on sauve des vieux, on sauve « majoritairement » des vieux, on ne sauve « que » des vieux. Les vieux, cette catégorie hautement problématique depuis le milieu du 19e siècle, cette catégorie dite des « travailleurs sans ressources autres que leur force physique » qui peuple misérablement les rues des villes européennes lorsque les forces physiques ne sont plus au rendez-vous dans le corps des ouvriers vieillissants. « Qu’en faut-il faire ? » se demandait un député français en 1850. Alors, du bout des lèvres, avec un âge d’accès calé sur l’espérance de vie, on a instauré l’assurance-vieillesse, ces retraites qui n’ont eu cesse, depuis, d’agiter les pays européens. Les vieux sont un fardeau, on ne cesse de le dire en brandissant les statistiques assurantielles (assurance-vieillesse, assurance maladie). Le pacte intergénérationnel, fierté des nations modernes construit autour de la tripartition de la vie humaine formation-salariat-retraite, doublé par l’émouvante valeur de la solidarité, commençait à prendre sérieusement l’eau depuis quelques années, et voici que le virus ouvre grand les vannes. On sauve les vieux alors que l’avenir est dans les mains des jeunes, lit-on ça et là. Rien de nouveau sous le soleil : depuis le 19e siècle aussi, il est question « d’investissement » lorsqu’une dépense publique concerne les moins de 20 ans, et de « charge » lorsque la dépense concerne les plus de 60 ans. Dans cette logique-là, il ne faudrait évidemment pas confiner et laisser faire …hum…la Nature. Le « que », dans celles et ceux qui s’interrogent sur le bien-fondé du coût-bénéfice de ne « sauver que des vieux », n’est pas sans rappeler d’autre « que » : on mentionnera, il n’y a pas si longtemps, « que les homosexuels », lors de l’émergence de l’épidémie VIH, ou d’autres « que » plus anciens mais ayant marqué le 20e siècle de leur noirceur. Dans le cas présent, le « que » commence à faire effet : les vieux parents commencent à téléphoner à leur enfants pour leur signaler que « au cas où, je ne veux pas être réanimé », d’autres tentent d’obtenir le suicide assisté (en vain, évidemment) parce qu’ils sont fatigués de vivre, d’autres encore cessent de se nourrir car les raisons de rester en vie sont si ténues que même l’ordre moral (ça ne se fait pas de tourner le dos à la Vie) ne suffit plus.
Résumons : les 65+ restent chez eux, les 20- vont à l’école et les 20-65 travaillent. Les 65+ restent plus ou moins en vie, avec la vie amputée qu’on leur laisse – peut-être seront-ils touchés une fois ou l’autre avec la main gantée de latex des services d’aide et de soin à domicile pendant qu’un visage masqué leur adressera des paroles qu’elles peineront à comprendre. Les autres sont assis à 2 mètres les uns des autres, car il faut rester à distance de l’Autre. Les plus jeunes apprendront cela bien vite et les personnes dites actives s’y habitueront puisque les mesures-barrières se coulent de façon si harmonieuse dans l’individualisme contemporain.
Quelle vie sauvons-nous, exactement, en ce moment ?