Sabotages et refus d’obtempérer : une histoire des révoltes animales

Par Gaspard d’Allens (article du média Reporterre)

samedi 18 mars 2023, par janek.

Nous ne sommes pas les seuls à lutter contre le capitalisme. De récents travaux montrent la capacité de résistance des animaux et du vivant face à l’industrialisation du monde. De quoi tisser de nouvelles alliances ?


Des chevaux rétifs à l’autorité, des hordes d’autruches qui s’attaquent aux grands propriétaires, des cochons qui préfèrent se tuer plutôt que vivre enfermés, des plantes gorgées d’engrais et de pesticides qui refusent de pousser… Nous ne sommes pas ici dans une énième écofiction ou dans une version revisitée de la Ferme des animaux de George Orwell mais bien dans notre monde.

Face aux rouages du capitalisme, le vivant aussi résiste et se rebiffe. À sa façon, non humaine, plus souterraine. Il refuse la mise au pas, la cadence infernale et la monoculture industrielle. À sa manière, le vivant peut, lui aussi, faire grève et fragiliser cette économie hors-sol qui malmène la planète.

Les êtres humains ont une fâcheuse tendance à se croire tout seuls sur Terre, dans leur vie mais également dans leurs luttes. Il suffirait pourtant de décaler le regard pour voir que dans nos batailles, nous avons des alliés insoupçonnés et inattendus qui agissent avec force et détermination : des essaims d’abeilles qui désertent des ruchers industriels, des vaches récalcitrantes qui s’opposent aux machines, des cachalots en furie.

Comme le dit le biologiste Nicolas Mathevon, « les animaux parlent, sachons les écouter ». Et de nos jours, leurs cris et beuglements prennent, le plus souvent, des airs de révolte. Il ne s’agit pas là d’un nouvel élan anthropomorphique mais d’une réalité de plus en plus étudiée dans les sciences sociales.

« Les animaux parlent, sachons les écouter »

La question animale, celle du vivant en général, est aujourd’hui largement repensée. Son étude déborde les frontières de l’éthologie et de la biologie pour embrasser un nouveau cadre avec des disciplines aussi variées que l’anthropologie, la philosophie, l’histoire ou la sociologie. Cette réflexion connaît un bouillonnement intellectuel inédit et stimulant.

Dans ces nouveaux travaux, le vivant et les animaux ne sont plus vus comme des choses fragiles et passives, de pures mécaniques instinctives et sans subjectivité ou de simples victimes dont il faudrait avoir pitié. Ce sont, au contraire, des acteurs à part entière. Ils contribuent à fabriquer notre monde commun et possèdent leur propre agentivité.

« La vie lutte contre l’impérialisme »

Le philosophe Baptiste Morizot insiste sur « la puissance autonome du vivant ». La chercheuse Florence Burgat montre « la complexité du psychisme des animaux et leur état d’âme ». L’anthropologue Anna Tsing révèle comment certains écosystèmes forestiers refusent l’uniformisation. Et comment, par exemple, des lianes invasives prolifèrent sur les plantations d’huile de palme et « sabotent » le projet des industriels.

Une part sauvage résiste toujours à la capture humaine, à son contrôle, à sa domestication totale. « À chaque instant, la vie lutte contre l’impérialisme », rappelle le chef autochtone amazonien Ailton Kranak dans son livre, Quelques idées pour retarder la fin du monde (Dehors, 2020).

Historiquement, plusieurs espèces animales et végétales se sont ainsi opposées à la colonisation de la planète et à l’accaparement des terres. Le spécialiste de la faune sauvage Alain Sennepin retrace la bataille épique au XIXe siècle qui opposa les cachalots aux baleiniers. Les cétacés mâles attaquaient collectivement les bateaux tandis que les plus fragiles nageaient rapidement contre le vent pour échapper aux navires, raconte-t-il dans son livre L’incroyable victoire des cachalots dans leur guerre contre les baleiniers au XIXe siècle. « Cette première guerre du Pacifique » contribua grandement à la chute de l’activité baleinière et limita la prédation qui s’industrialisait.

« Une masse de plumes incontrôlable »

En Australie, un autre épisode est entré dans les mémoires : « la guerre des émeus ». Au début du XXe siècle, les grands propriétaires terriens expulsaient les aborigènes et développaient de grosses exploitations agricoles. Mais c’était sans compter le pillage de grandes autruches à hautes pattes, qui ravageaient les fermes et se gavaient de grains. Courant à 55 kilomètres par heure, en bandes organisées composées de milliers d’individus, ces hardes d’animaux agressifs provoquaient la frayeur et la ruine des colons. Les multiples expéditions militaires n’arrivaient pas à en venir à bout. Même avec leurs mitrailleuses. Dans son journal de mission, le major Meredith s’est plaint de « cette masse de plumes incontrôlable » qui « pourrait résister à toutes les armées du monde ».

Le vivant peut, donc, participer au soulèvement général. Dans le réjouissant Révoltes animales (Divergences, 2022), l’anthropologue Fahim Amir nous invite à arrêter de penser le monde animal comme un « îlot de pureté », étranger à nos luttes. « Les bêtes renvoient l’humanité à sa part incarnée, nous reconnectent avec les sources vives de la révolte », écrit-il.

Pour lui, la prétendue pleine possession des capacités humaines n’est pas la condition sine qua non d’un être politique. Il suffit de s’opposer à la domination exercée sur soi pour s’avérer politiquement actif. Ici, évidemment, pas de pétition, de manifestation ou de blocage au sens strict mais un même refus d’être gouverné. Un « non » corporel.

Selon Fahim Amir, il existe « un continuum des formes de résistance » : « Cela ne signifie pas une mise à égalité avec les humains mais la mise en évidence de connexions partielles. »

Le philosophe s’intéresse à l’histoire des États-Unis, et plus précisément aux « émeutes des cochons » (hog riots), qui ont joué dans les années 1820 un rôle essentiel pour la prise de conscience de la nécessaire lutte des classes. Les porcs qui déambulaient librement à Manhattan se nourrissaient d’ordures et vivaient en relative harmonie avec les habitants pauvres. Or, les législations visant à interdire ces divagations ont causé des émeutes au cours desquelles des rapports de forces se sont constitués : les journalistes de l’époque évoquaient une « multitude porcine » assemblant humains et cochons.

« Le capitalisme fossile est une réponse aux contraintes inhérentes du vivant »

Pour l’historien François Jarrige, les résistances animales ont même été « un moteur de modernisation des formes de production capitalistes », assure-t-il à Reporterre. Ces rébellions animales expliquent, en partie, le passage du cheval au « cheval-vapeur » et à d’autres types de locomotions mécaniques, le remplacement des bœufs par les tracteurs ou du fumier par les engrais chimiques. « Le capitalisme fossile est une réponse aux contraintes inhérentes au monde vivant, ajoute-t-il. L’animal est récalcitrant, là ou les machines à vapeur sont dociles et permettent un travail continu comme l’exige le productivisme. »

Dans Le Capital, Karl Marx le pressentait déjà : « De toutes les grandes forces motrices issues de la période manufacturière, la force du cheval était la plus mauvaise, en partie parce qu’un cheval n’en fait qu’à sa tête », écrivait-il.

« Un cheval n’en fait qu’à sa tête »

Aujourd’hui, les technologies de marquage et de manipulation, les dispositifs de contrôle et d’enfermement, d’hormones, de compléments alimentaires au calcium, les volières et les barrières, les filets et les appâts ne traduisent pas simplement la misère des animaux d’élevage moderne mais plutôt leurs prodigieuses révoltes tout au long de l’histoire. Les industriels ont sans cesse dû innover pour les discipliner et les mettre au travail.

Dans ses études ethnographiques, Jocelyne Porcher montre que les animaux d’élevage n’ont pas pour autant perdu leur faculté à se rebeller. Ils trouvent des ruses, des esquives. Dans un de ses articles, elle raconte par exemple comment une vache bloque consciemment le robot de traite pour stopper la monotonie de l’organisation industrielle ou comment des truies écrasent leurs petits, se mutilent ou se donnent la mort pour échapper à l’enfer concentrationnaire.

Une cavalière allemande en pleurs lors des Jeux olympiques de Tokyo en 2021 : le cheval, tiré au sort, refusait de lui obéir. Capture d’écran Eurosport

Certains des éleveurs industriels avec qui elle s’est entretenue reconnaissent que ces animaux « sabordent la machine » ou la « sabotent ». « Les animaux d’élevage sont un sous-prolétariat ultraflexible, corvéable et destructible à merci », explique Jocelyne Porcher à Reporterre.

« Des espèces compagnes aux espèces camarades »

Au bout d’un moment, même ce prolétariat se révolte. Le vivant s’essouffle, tombe malade, s’arrête. Il ne peut pas produire à marche forcée indéfiniment. C’est peut-être là sa « grève » la plus intéressante. En refusant de se plier au productivisme, il crée un temps suspendu et force les humains à s’interroger eux aussi. Sur France Culture, un agriculteur raconte comment le fait que ses plantes pleines de pesticides se soient arrêtées de pousser l’a décidé de se convertir au bio. Il a « ouvert les yeux » et voulu prendre soin de sa terre. Les plantes se sont alors remises à pousser.

Le vivant peut nous aider ainsi à déserter, via ses effets de miroirs. « Il y a une continuité de la violence exercée à l’encontre des animaux, de la terre et des hommes », affirme Jocelyne Porcher. La sociologue parle aussi « de contagion des souffrances en milieu industriel » qui se transmet d’animaux à humains et inversement. Et pousse, par exemple, les travailleurs humains à démissionner des porcheries intensives.


Jocelyne Porcher parle de « contagion des souffrances en milieu industriel ». L214

« Il n’existe pas seulement des espèces compagnes mais aussi des espèces camarades » qui luttent dans un même élan contre l’emprise capitaliste, soulignent Antoine Chopot et Léna Balaud, les auteurs du livre Nous ne sommes pas seul (Seuil, 2021). Pour intensifier ces alliances interespèces, plusieurs auteurs et militants invitent à lier culture des luttes et culture du vivant, et à nourrir une attention nouvelle vis-à-vis des autres existences qui peuplent la Terre. Il faut sortir de notre vision paternaliste. Et pourquoi pas s’inspirer des méthodes de résistance de certaines espèces. Comme le disait Baptiste Morizot, dans Socialter, « Soyons des mites ! Mitons le tapis de l’extractivisme productiviste qui recouvre le monde ! »

Voir en ligne : https://reporterre.net/Sabotages-et...


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