S’éloigner ou s’embrasser ?

Alessandro Stella

lundi 11 mai 2020, par janek.

Ainsi, après deux mois de confinement, nous serons encore et toujours tenus de garder nos distances vis-à-vis des autres. La distanciation sociale nous y oblige, en vertu du principe épidémiologique que si on ne se fréquente pas, si on se touche pas, on se protège soi-même et on protège les autres. Prendre ses distances serait être humainement responsable.


Je suis un « petit bâtard » de latino, ayant vécu la première partie de ma vie en Italie, ensuite en France, avec des étapes au Mexique et en Espagne. J’ai été élevé dans les câlins et les embrassades, j’ai découvert les deux bises à la française et les quatre à la bourguignonne, et apprécié les accolades espagnoles et latines. J’ai roulé mes premières pelles à quatorze ans, qui m’amenaient presque à l’orgasme, et j’ai toujours le plus grand plaisir à embrasser les copines et les copains.

Dans mes fréquentations, je n’ai jamais compris pourquoi les anglo-saxons mettaient autant de distances dans les salutations, et je me suis fait parfois un malin plaisir à faire la bise à des collègues américains qui me tendaient une main rigide à bonne distance. Depuis une vingtaine d’années, je regardais d’un air incrédule les images des Chinois et des Japonais qui se promenaient avec un masque sur le visage. Je savais que les coutumes orientales n’étaient pas les mêmes que le méditerranéennes, mais malgré la pollution et les virus je trouvais que c’était beaucoup trop et que ça me donnait aucune envie de vivre dans des civilisations pareilles.

Pour l’anecdote personnelle, j’ai vu toute ma vie mon père se balader avec un petit flacon d’alcool et des lingettes pour désinfecter toutes les poignées de porte qu’il était amené à toucher. Il disait que dans sa jeunesse il avait vu mourir des copains de tuberculose, mais sa phobie me semblait saugrenue et je me moquais de sa parano.

Ce putain de Covid-19 m’est tombé dessus et, comme tout-le-monde, je ne sais plus quoi penser et faire. La rationalité strictement scientifique nous dit que mettre des distances avec les autres va éviter des morts qui pourraient être infectés par le virus. Indéniable. En termes de survie de l’espèce, si l’on attend que la plus grande partie de la population soit immunisée, beaucoup de personnes seront mortes entre-temps. Ainsi en a été des épidémies virales avant les découvertes de vaccins. Mais si l’on raisonne en termes de vie désirable, que devons-nous faire ?

Parmi les innombrables mesures répressives prises par l’Etat, soi-disant pour protéger la vie humaine, il y en a qui sont très parlantes de l’idéologie qui les sous-tend. L’interdiction policière de ne pas se balader dans les parcs, surtout accompagné de quelqu’un d’autre, de se promener sur les plages ou sur des sentiers de montagne, outre être inepte et ridicule, vise à interdire le moindre et plus simple plaisir que la vie peut nous donner. Respirer du bon air, décompresser, faire du sport, serait devenu synonyme de mise en danger de la vie d’autrui. Alors qu’en même temps on fait circuler les bus, les trains, les métros, et qu’on ouvre grand les supermarchés, tous milieux confinés et potentiellement insalubres par définition, même avant le coronavirus.

« C’est pour votre bien ! », qu’ils nous disent les Gouvernants. Qu’est-ce que les différentes civilisations et idéologies n’ont pas fait de génocides, des massacres, de meurtres des vivants (humains, animaux, plantes) au nom de notre santé, de notre sécurité, de notre avenir ! Et qu’est-ce que la santé ? Ne pas mourir, survivre péniblement en attendant un subside de l’Etat, faire une vie de con confiné ? Une vie d’impuissance, de souffrance, dans laquelle celles et ceux qui veulent échapper à la mort virale s’en remettent à l’Etat protecteur, comme autrefois on s’en remettait au bon Dieu ?

Voulons-nous seulement et tout seul simplement échapper à la mort ou essayer de vivre une vie désirable ? Bien de générations avant nous, depuis qu’on connait l’histoire, ont été confrontées à la déferlante imprévue de virus de toute sorte, sans parler du « déluge universel » et d’autres catastrophes naturelles. Devons-nous pour autant succomber au virus de la peur, de la peur de tout, de tout-un-chacun ? Cela serait probablement plus mortel que le virus auquel nous sommes actuellement confrontés.

Qu’est-ce qui nous donne envie de vivre sinon le contact humain, corporel, sensuel ? De la bise à la baise, en passant par les embrassades et accolades, je n’arrive pas à concevoir une vie sociale et affective qui ne comporte pas des effusions charnelles, sensorielles, olfactives. Peut-on imaginer de vivre en se méfiant constamment des autres, en évitant tout contact physique, en limitant les conversations et tout rapprochement à moins d’un mètre ?

Sans remonter aux grandes épidémies de l’histoire, la génération d’homosexuels et de consommateurs de drogues touchée par le Sida dans les années 1980-90, a été confrontée aux mêmes dilemmes. Comment se protéger du virus tout en continuant d’avoir une vie affective et désirable ? Comment s’approcher de quelqu’un qu’on aime sans exhiber au préalable le test sérologique ? La réduction des risques chez les gays et les consommateurs de drogues a pris vingt ans, de souffrances, de peurs, de retenues, avant qu’une certaine confiance dans les antiviraux permette aux personnes concernées de se libérer de la peur de la contamination et de la mort et retrouvent les plaisirs libérés des contacts amicaux et amoureux.

Combien de temps nous faudra-t-il pour retrouver le goût d’embrasser les copines et les copains, sans crainte d’exposer les autres et de se mettre en danger soi-même ? Car non seulement les distances barrières et autres formes de distanciation sociale resteront règlementées par l’Etat, mais elles resteront gravées consciemment ou inconsciemment dans nos comportements quotidiens. Dès lors le biopouvoir aura réalisé sa trajectoire et sa perfide stratégie : pas besoin de fouet, de chaînes ni d’espace concentrationnaire, du moment que tout-un-chacun se fait le maton de soi-même et de son entourage.

Malheureusement, le jour d’après apparaît des plus sombre et destiné à durer des semaines, des mois, des années. Comment imaginer, en effet, une autre organisation sociale, des relations entre les personnes fondées sur la solidarité, le partage, la vie en commun, si celles-ci doivent se tenir à distance raisonnable, sans se toucher et en se parlant avec un masque sur la bouche, par WhatsApp ou en visioconférence ? Quelle serait cette nouvelle société désirable si tous nos sens seraient mis en sourdine ? Peut-on faire l’amour sans se fondre charnellement, cultiver les amitiés sans des gestes physiques qui les expriment ? Car le touché, la proximité corporelle est notre source de vie. Il m’est impossible de rêver à une vie sociale autre sans qu’on puisse s’embrasser pour la fêter.

Alessandro Stella

Voir en ligne : https://lundi.am/999-S-eloigner-ou-...


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